TOUR DU MONDE SOUS MARIN
(Premier partie)
I. UN ÉCUEIL FUYANT
L’année 1866 fut marquée par un événement bizarre, un phénomène inexpliqué et inexplicable que personne n’a sans doute oublié. Sans parler des rumeurs qui agitaient les populations des ports et surexcitaient l’esprit public à l’intérieur des continents les gens de mer furent particulièrement émus. Les négociants, armateurs, capitaines de navires, skippers et masters de l’Europe et de l’Amérique, officiers des marines militaires de tous pays, et, après eux, les gouvernements des divers États des deux continents, se préoccupèrent de ce fait au plus haut point.
En effet, depuis quelque temps, plusieurs navires s’étaient rencontrés sur mer avec « une chose énorme” un objet long, fusiforme, parfois phosphorescent, infiniment plus vaste et plus rapide qu’une baleine.
Les faits relatifs à cette apparition, consignés aux divers livres de bord, s’accordaient assez exactement sur la structure de l’objet ou de l’être en question, la vitesse inouïe de ses mouvements, la puissance surprenante de sa locomotion, la vie particulière dont il semblait doué. Si c’était un cétacé, il surpassait en volume tous ceux que la science avait classés jusqu’alors. Ni Cuvier, ni Lacépède, ni M. Dumeril, ni M. de Quatrefages n’eussent admis l’existence d’un tel monstre — à moins de l’avoir vu, ce qui s’appelle vu de leurs propres yeux de savants.
A prendre la moyenne des observations faites à diverses reprises — en rejetant les évaluations timides qui assignaient à cet objet une longueur de deux cents pieds et en repoussant les opinions exagérées qui le disaient large d’un mille et long de trois — on pouvait affirmer, cependant, que cet être phénoménal dépassait de beaucoup toutes les dimensions admises jusqu’à ce jour par les ichtyologistes — s’il existait toutefois.
Or, il existait, le fait en lui-même n’était plus niable, et, avec ce penchant qui pousse au merveilleux la cervelle humaine, on comprendra l’émotion produite dans le monde entier par cette surnaturelle apparition. Quant à la rejeter au rang des fables, il fallait y renoncer.
En effet, le 20 juillet 1866, le steamer Governor-Higginson, de Calcutta and Burnach steam navigation Company, avait rencontré cette masse mouvante à cinq milles dans l’est des côtes de l’Australie. Le capitaine Baker se crut, tout d’abord, en présence d’un écueil inconnu; il se disposait même à en déterminer la situation exacte, quand deux colonnes d’eau, projetées par l’inexplicable objet, s’élancèrent en sifflant à cent cinquante pieds dans l’air. Donc, à moins que cet écueil ne fût soumis aux expansions intermittentes d’un geyser, le Governor-Higginson avait affaire bel et bien à quelque mammifère aquatique, inconnu jusque-là, qui rejetait par ses évents des colonnes d’eau, mélangées d’air et de vapeur.
Pareil fait fut également observé le 23 juillet de la même année, dans les mers du Pacifique, par le Cristobal-Colon, de West India and Pacific steam navigation Company. Donc, ce cétacé extraordinaire pouvait se transporter d’un endroit à un autre avec une vélocité surprenante, puisque à trois jours d’intervalle, le Governor-Higginson et le Cristobal-Colon l’avaient observé en deux points de la carte séparés par une distance de plus de sept cents lieues marines. Quinze jours plus tard, à deux mille lieues de là l’Helvetia, de la Compagnie Nationale, et le Shannon, du Royal-Mail, marchant à contrebord dans cette portion de l’Atlantique comprise entre les États-Unis et l’Europe, se signalèrent respectivement le monstre par 42°15” de latitude nord, et 60°35” de longitude à l’ouest du méridien de Greenwich. Dans cette observation simultanée, on crut pouvoir évaluer la longueur minimum du mammifère à plus de trois cent cinquante pieds anglais, puisque le Shannon et l’Helvetia étaient de dimension inférieure à lui, bien qu’ils mesurassent cent mètres de l’étrave à l’étambot. Or, les plus vastes baleines, celles qui fréquentent les parages des îles Aléoutiennes, le Kulammak et l’Umgullick, n’ont jamais dépassé la longueur de cinquante-six mètres, — si même elles l’atteignent.
Ces rapports arrivés coup sur coup, de nouvelles observations faites à bord du transatlantique le Pereire, un abordage entre l’Etna, de la ligne Inman, et le monstre, un procès-verbal dressé par les officiers de la frégate française la Normandie, un très sérieux relèvement obtenu par l’état-major du commodore Fitz-James à bord du Lord-Clyde, émurent profondément l’opinion publique. Dans les pays d’humeur légère, on plaisanta le phénomène, mais les pays graves et pratiques, l’Angleterre, l’Amérique, l’Allemagne, s’en préoccupèrent vivement.
Partout dans les grands centres, le monstre devint à la mode; on le chanta dans les cafés, on le bafoua dans les journaux, on le joua sur les théâtres. Les canards eurent là une belle occasion de pondre des œufs de toute couleur. On vit réapparaître dans les journaux — à court de copie — tous les êtres imaginaires et gigantesques, depuis la baleine blanche, le terrible « Moby Dick” des régions hyperboréennes, jusqu’au Kraken démesuré, dont les tentacules peuvent enlacer un bâtiment de cinq cents tonneaux et l’entraîner dans les abîmes de l’Océan. On reproduisit même les procès-verbaux des temps anciens les opinions d’Aristote et de Pline, qui admettaient l’existence de ces monstres, puis les récits norvégiens de l’évêque Pontoppidan, les relations de Paul Heggede, et enfin les rapports de M. Harrington, dont la bonne foi ne peut être soupçonnée, quand il affirme avoir vu, étant à bord du Castillan, en 1857, cet énorme serpent qui n’avait jamais fréquenté jusqu’alors que les mers de l’ancien Constitutionnel.
Alors éclata l’interminable polémique des crédules et des incrédules dans les sociétés savantes et les journaux scientifiques. La « question du monstre” enflamma les esprits. Les journalistes, qui font profession de science en lutte avec ceux qui font profession d’esprit, versèrent des flots d’encre pendant cette mémorable campagne; quelques-uns même, deux ou trois gouttes de sang, car du serpent de mer, ils en vinrent aux personnalités les plus offensantes.
Six mois durant, la guerre se poursuivit avec des chances diverses. Aux articles de fond de l’Institut géographique du Brésil, de l’Académie royale des sciences de Berlin, de l’Association Britannique, de l’Institution Smithsonnienne de Washington, aux discussions du The Indian Archipelago, du Cosmos de l’abbé Moigno, des Mittheilungen de Petermann, aux chroniques scientifiques des grands journaux de la France et de l’étranger, la petite presse ripostait avec une verve intarissable. Ses spirituels écrivains parodiant un mot de Linné, cité par les adversaires du monstre, soutinrent en effet que « la nature ne faisait pas de sots”, et ils adjurèrent leurs contemporains de ne point donner un démenti à la nature, en admettant l’existence des Krakens, des serpents de mer, des « Moby Dick”, et autres élucubrations de marins en délire. Enfin, dans un article d’un journal satirique très redouté, le plus aimé de ses rédacteurs, brochant sur le tout, poussa au monstre, comme Hippolyte, lui porta un dernier coup et l’acheva au milieu d’un éclat de rire universel. L’esprit avait vaincu la science.
Pendant les premiers mois de l’année 1867, la question parut être enterrée, et elle ne semblait pas devoir renaître, quand de nouveaux faits furent portés à la connaissance du public. Il ne s’agit plus alors d’un problème scientifique à résoudre, mais bien d’un danger réel sérieux à éviter. La question prit une tout autre face. Le monstre redevint îlot, rocher, écueil, mais écueil fuyant, indéterminable, insaisissable.
Le 5 mars 1867, le Moravian, de Montréal Océan Company, se trouvant pendant la nuit par 27°30” de latitude et 72°15” de longitude, heurta de sa hanche de tribord un roc qu’aucune carte ne marquait dans ces parages. Sous l’effort combiné du vent et de ses quatre cents chevaux-vapeur, il marchait à la vitesse de treize nœuds. Nul doute que sans la qualité supérieure de sa coque, le Moravian, ouvert au choc, ne se fût englouti avec les deux cent trente-sept passagers qu’il ramenait du Canada.
L’accident était arrivé vers cinq heures du matin, lorsque le jour commençait à poindre. Les officiers de quart se précipitèrent à l’arrière du bâtiment. Ils examinèrent l’Océan avec la plus scrupuleuse attention. Ils ne virent rien, si ce n’est un fort remous qui brisait à trois encablures, comme si les nappes liquides eussent été violemment battues. Le relèvement du lieu fut exactement pris, et le Moravian continua sa route sans avaries apparentes. Avait-il heurté une roche sous-marine, ou quelque énorme épave d’un naufrage? On ne put le savoir; mais, examen fait de sa carène dans les bassins de radoub, il fut reconnu qu’une partie de la quille avait été brisée.
Ce fait, extrêmement grave en lui-même, eût peut-être été oublié comme tant d’autres, si, trois semaines après, il ne se fût reproduit dans des conditions identiques. Seulement, grâce à la nationalité du navire victime de ce nouvel abordage, grâce à la réputation de la Compagnie à laquelle ce navire appartenait, l’événement eut un retentissement immense.
Personne n’ignore le nom du célèbre armateur anglais Cunard. Cet intelligent industriel fonda, en 1840, un service postal entre Liverpool et Halifax, avec trois navires en bois et à roues d’une force de quatre cents chevaux, et d’une jauge de onze cent soixante-deux tonneaux. Huit ans après, le matériel de la Compagnie s’accroissait de quatre navires de six cent cinquante chevaux et de dix-huit cent vingt tonnes, et, deux ans plus tard, de deux autres bâtiments supérieurs en puissance et en tonnage. En 1853, la compagnie Cunard, dont le privilège pour le transport des dépêches venait d’être renouvelé, ajouta successivement à son matériel l’Arabia, le Persia, le China, le Scotia, le Java, le Russia, tous navires de première marche, et les plus vastes qui, après le Great-Eastern, eussent jamais sillonné les mers. Ainsi donc, en 1867, la Compagnie possédait douze navires, dont huit à roues et quatre à hélices.
Si je donne ces détails très succincts, c’est afin que chacun sache bien quelle est l’importance de cette compagnie de transports maritimes, connue du monde entier pour son intelligente gestion. Nulle entreprise de navigation transocéanienne n’a été conduite avec plus d’habileté; nulle affaire n’a été couronnée de plus de succès. Depuis vingt-six ans, les navires Cunard ont traversé deux mille fois l’Atlantique, et jamais un voyage n’a été manqué, jamais un retard n’a eu lieu, jamais ni une lettre, ni un homme, ni un bâtiment n’ont été perdus. Aussi, les passagers choisissent-ils encore, malgré la concurrence puissante que lui fait la France, la ligne Cunard de préférence à toute autre, ainsi qu’il appert d’un relevé fait sur les documents officiels des dernières années. Ceci dit, personne ne s’étonnera du retentissement que provoqua l’accident arrivé à l’un de ses plus beaux steamers.
Le 13 avril 1867, la mer étant belle, la brise maniable, le Scotia se trouvait par 15°12” de longitude et 45°37” de latitude. Il marchait avec une vitesse de treize nœuds quarante-trois centièmes sous la poussée de ses mille chevaux-vapeur. Ses roues battaient la mer avec une régularité parfaite. Son tirant d’eau était alors de six mètres soixante-dix centimètres, et son déplacement de six mille six cent vingt-quatre mètres cubes.
A quatre heures dix-sept minutes du soir, pendant le lunch des passagers réunis dans le grand salon, un choc, peu sensible, en somme, se produisit sur la coque du Scotia, par sa hanche et un peu en arrière de la roue de bâbord.
Le Scotia n’avait pas heurté, il avait été heurté, et plutôt par un instrument tranchant ou perforant que contondant. L’abordage avait semblé si léger que personne ne s’en fût inquiété à bord, sans le cri des caliers qui remontèrent sur le pont en s’écriant :
“Nous coulons! nous coulons!”
Tout d’abord, les passagers furent très effrayés; mais le capitaine Anderson se hâta de les rassurer. En effet, le danger ne pouvait être imminent. Le Scotia, divisé en sept compartiments par des cloisons étanches, devait braver impunément une voie d’eau.
Le capitaine Anderson se rendit immédiatement dans la cale. Il reconnut que le cinquième compartiment avait été envahi par la mer, et la rapidité de l’envahissement prouvait que la voie d’eau était considérable. Fort heureusement, ce compartiment ne renfermait pas les chaudières, car les feux se fussent subitement éteints.
Le capitaine Anderson fit stopper immédiatement, et l’un des matelots plongea pour reconnaître l’avarie. Quelques instants après, on constatait l’existence d’un trou large de deux mètres dans la carène du steamer. Une telle voie d’eau ne pouvait être aveuglée, et le Scotia, ses roues à demi noyées, dut continuer ainsi son voyage. Il se trouvait alors à trois cent mille du cap Clear, et après trois jours d’un retard qui inquiéta vivement Liverpool, il entra dans les bassins de la Compagnie.
Les ingénieurs procédèrent alors à la visite du Scotia, qui fut mis en cale sèche. Ils ne purent en croire leurs yeux. A deux mètres et demi au-dessous de la flottaison s’ouvrait une déchirure régulière, en forme de triangle isocèle. La cassure de la tôle était d’une netteté parfaite, et elle n’eût pas été frappée plus sûrement à l’emporte-pièce. Il fallait donc que l’outil perforant qui l’avait produite fût d’une trempe peu commune — et après avoir été lancé avec une force prodigieuse, ayant ainsi perce une tôle de quatre centimètres, il avait dû se retirer de lui-même par un mouvement rétrograde et vraiment inexplicable.
Tel était ce dernier fait, qui eut pour résultat de passionner à nouveau l’opinion publique. Depuis ce moment, en effet, les sinistres maritimes qui n’avaient pas de cause déterminée furent mis sur le compte du monstre. Ce fantastique animal endossa la responsabilité de tous ces naufrages, dont le nombre est malheureusement considérable; car sur trois mille navires dont la perte est annuellement relevée au Bureau-Veritas, le chiffre des navires à vapeur ou à voiles, supposés perdus corps et biens par suite d’absence de nouvelles, ne s’élève pas à moins de deux cents!
Or, ce fut le « monstre” qui, justement ou injustement, fut accusé de leur disparition, et, grâce à lui, les communications entre les divers continents devenant de plus en plus dangereuses, le public se déclara et demanda catégoriquement que les mers fussent enfin débarrassées et à tout prix de ce formidable cétacé.
II. LE POUR ET LE CONTRE
A l’époque où ces événements se produisirent, je revenais d’une exploration scientifique entreprise dans les mauvaises terres du Nebraska, aux États-Unis. En ma qualité de professeur-suppléant au Muséum d’histoire naturelle de Paris, le gouvernement français m’avait joint à cette expédition. Après six mois passés dans le Nebraska, chargé de précieuses collections, j’arrivai à New York vers la fin de mars. Mon départ pour la France était fixé aux premiers jours de mai. Je m’occupais donc, en attendant, de classer mes richesses minéralogiques, botaniques et zoologiques, quand arriva l’incident du Scotia.
J“étais parfaitement au courant de la question à l’ordre du jour, et comment ne l’aurais-je pas été? J’avais lu et relu tous les journaux américains et européens sans être plus avancé. Ce mystère m’intriguait. Dans l’impossibilité de me former une opinion, je flottais d’un extrême à l’autre. Qu’il y eut quelque chose, cela ne pouvait être douteux, et les incrédules étaient invités à mettre le doigt sur la plaie du Scotia.
A mon arrivée à New York, la question brûlait. L’hypothèse de l’îlot flottant, de l’écueil insaisissable, soutenue par quelques esprits peu compétents, était absolument abandonnée. Et, en effet, à moins que cet écueil n’eût une machine dans le ventre, comment pouvait-il se déplacer avec une rapidité si prodigieuse?
De même fut repoussée l’existence d’une coque flottante, d’une énorme épave, et toujours à cause de la rapidité du déplacement.
Restaient donc deux solutions possibles de la question, qui créaient deux clans très distincts de partisans: d’un côté, ceux qui tenaient pour un monstre d’une force colossale; de l’autre, ceux qui tenaient pour un bateau « sous-marin” d’une extrême puissance motrice.
Or, cette dernière hypothèse, admissible après tout, ne put résister aux enquêtes qui furent poursuivies dans les deux mondes. Qu’un simple particulier eût à sa disposition un tel engin mécanique, c’était peu probable. Où et quand l’eut-il fait construire, et comment aurait-il tenu cette construction secrète?
Seul, un gouvernement pouvait posséder une pareille machine destructive, et, en ces temps désastreux où l’homme s’ingénie à multiplier la puissance des armes de guerre, il était possible qu’un État essayât à l’insu des autres ce formidable engin. Après les chassepots, les torpilles, après les torpilles, les béliers sous-marins, puis la réaction. Du moins, je l’espère.
Mais l’hypothèse d’une machine de guerre tomba encore devant la déclaration des gouvernements. Comme il s’agissait là d’un intérêt public, puisque les communications transocéaniennes en souffraient, la franchise des gouvernements ne pouvait être mise en doute. D’ailleurs, comment admettre que la construction de ce bateau sous-marin eût échappé aux yeux du public? Garder le secret dans ces circonstances est très difficile pour un particulier, et certainement impossible pour un Etat dont tous les actes sont obstinément surveillés par les puissances rivales.
Donc, après enquêtes faites en Angleterre, en France, en Russie, en Prusse, en Espagne, en Italie, en Amérique, voire même en Turquie, l’hypothèse d’un Monitor sous-marin fut définitivement rejetée.
A mon arrivée à New York, plusieurs personnes m’avaient fait l’honneur de me consulter sur le phénomène en question. J’avais publié en France un ouvrage in-quarto en deux volumes intitulé: Les Mystères des grands fonds sous-marins. Ce livre, particulièrement goûté du monde savant, faisait de moi un spécialiste dans cette partie assez obscure de l’histoire naturelle. Mon avis me fut demandé. Tant que je pus nier du fait, je me renfermai dans une absolue négation. Mais bientôt, collé au mur, je dus m’expliquer catégoriquement. Et même, « l’honorable Pierre Aronnax, professeur au Muséum de Paris”, fut mis en demeure par le New York-Herald de formuler une opinion quelconque.
Je m’exécutai. Je parlai faute de pouvoir me taire. Je discutai la question sous toutes ses faces, politiquement et scientifiquement, et je donne ici un extrait d’un article très nourri que je publiai dans le numéro du 30 avril.
“Ainsi donc, disais-je, après avoir examiné une à une les diverses hypothèses, toute autre supposition étant rejetée, il faut nécessairement admettre l’existence d’un animal marin d’une puissance excessive.
“Les grandes profondeurs de l’Océan nous sont totalement inconnues. La sonde n’a su les atteindre. Que se passe-t-il dans ces abîmes reculés? Quels êtres habitent et peuvent habiter à douze ou quinze milles au-dessous de la surface des eaux? Quel est l’organisme de ces animaux? On saurait à peine le conjecturer.
“Cependant, la solution du problème qui m’est soumis peut affecter la forme du dilemme.
“Ou nous connaissons toutes les variétés d’êtres qui peuplent notre planète, ou nous ne les connaissons pas.
“Si nous ne les connaissons pas toutes, si la nature a encore des secrets pour nous en ichtyologie, rien de plus acceptable que d’admettre l’existence de poissons ou de cétacés, d’espèces ou même de genres nouveaux, d’une organisation essentiellement « fondrière”, qui habitent les couches inaccessibles à la sonde, et qu’un événement quelconque, une fantaisie, un caprice, si l’on veut, ramène à de longs intervalles vers le niveau supérieur de l’Océan.
“Si, au contraire, nous connaissons toutes les espèces vivantes, il faut nécessairement chercher l’animal en question parmi les êtres marins déjà catalogués, et dans ce cas, je serai disposé à admettre l’existence d’un Narwal géant.
“Le narwal vulgaire ou licorne de mer atteint souvent une longueur de soixante pieds. Quintuplez, décuplez même cette dimension, donnez à ce cétacé une force proportionnelle à sa taille, accroissez ses armes offensives, et vous obtenez l’animal voulu. Il aura les proportions déterminées par les Officiers du Shannon, l’instrument exigé par la perforation du Scotia, et la puissance nécessaire pour entamer la coque d’un steamer.
“En effet, le narwal est armé d’une sorte d’épée d’ivoire, d’une hallebarde, suivant l’expression de certains naturalistes. C’est une dent principale qui a la dureté de l’acier. On a trouvé quelques-unes de ces dents implantées dans le corps des baleines que le narwal attaque toujours avec succès. D’autres ont été arrachées, non sans peine, de carènes de vaisseaux qu’elles avaient percées d’outre en outre, comme un foret perce un tonneau. Le musée de la Faculté de médecine de Paris possède une de ces défenses longue de deux mètres vingt-cinq centimètres, et large de quarante-huit centimètres à sa base!
“Eh bien! supposez l’arme dix fois plus forte, et l’animal dix fois plus puissant, lancez-le avec une rapidité de vingt milles à l’heure, multipliez sa masse par sa vitesse, et vous obtenez un choc capable de produire la catastrophe demandée.
“Donc, jusqu’à plus amples informations, j’opinerais pour une licorne de mer, de dimensions colossales, armée, non plus d’une hallebarde, mais d’un véritable éperon comme les frégates cuirassées ou les « rams” de guerre, dont elle aurait à la fois la masse et la puissance motrice.
“Ainsi s’expliquerait ce phénomène inexplicable — à moins qu’il n’y ait rien, en dépit de ce qu’on a entrevu, vu, senti et ressenti — ce qui est encore possible!”
Ces derniers mots étaient une lâcheté de ma part; mais je voulais jusqu’à un certain point couvrir ma dignité de professeur, et ne pas trop prêter à rire aux Américains, qui rient bien, quand ils rient. Je me réservais une échappatoire. Au fond, j’admettais l’existence du « monstre”.
Mon article fut chaudement discuté, ce qui lui valut un grand retentissement. Il rallia un certain nombre de partisans. La solution qu’il proposait, d’ailleurs, laissait libre carrière à l’imagination. L’esprit humain se plaît à ces conceptions grandioses d’êtres surnaturels. Or la mer est précisément leur meilleur véhicule, le seul milieu où ces géants près desquels les animaux terrestres, éléphants ou rhinocéros, ne sont que des nains — puissent se produire et se développer. Les masses liquides transportent les plus grandes espèces connues de mammifères, et peut-être recèlent-elles des mollusques d’une incomparable taille, des crustacés effrayants à contempler, tels que seraient des homards de cent mètres ou des crabes pesant deux cents tonnes! Pourquoi nous? Autrefois, les animaux terrestres, contemporains des époques géologiques, les quadrupèdes, les quadrumanes, les reptiles, les oiseaux étaient construits sur des gabarits gigantesques. Le Créateur les avait jetés dans un moule colossal que le temps a réduit peu à peu. Pourquoi la mer, dans ses profondeurs ignorées, n’aurait-elle pas gardé ces vastes échantillons de la vie d’un autre âge, elle qui ne se modifie jamais, alors que le noyau terrestre change presque incessamment? Pourquoi ne cacherait-elle pas dans son sein les dernières variétés de ces espèces titanesques, dont les années sont des siècles, et les siècles des millénaires?
Mais je me laisse entraîner à des rêveries qu’il ne m’appartient plus d’entretenir! Trêve à ces chimères que le temps a changées pour moi en réalités terribles. Je le répète, l’opinion se fit alors sur la nature du phénomène, et le public admit sans conteste l’existence d’un être prodigieux qui n’avait rien de commun avec les fabuleux serpents de mer.
Mais si les uns ne virent là qu’un problème purement scientifique à résoudre, les autres, plus positifs, surtout en Amérique et en Angleterre, furent d’avis de purger l’Océan de ce redoutable monstre, afin de rassurer les communications transocéaniennes. Les journaux industriels et commerciaux traitèrent la question principalement à ce point de vue. La Shipping and Mercantile Gazette, le Lloyd, le Paquebot, la Revue maritime et coloniale, toutes les feuilles dévouées aux Compagnies d’assurances qui menaçaient d’élever le taux de leurs primes, furent unanimes sur ce point.
L’opinion publique s’étant prononcée, les États de l’Union se déclarèrent les premiers. On fit à New York les préparatifs d’une expédition destinée à poursuivre le narwal. Une frégate de grande marche l’Abraham-Lincoln, se mit en mesure de prendre la mer au plus tôt. Les arsenaux furent ouverts au commandant Farragut, qui pressa activement l’armement de sa frégate.
Précisément, et ainsi que cela arrive toujours, du moment que l’on se fut décidé à poursuivre le monstre, le monstre ne reparut plus. Pendant deux mois, personne n’en entendit parler. Aucun navire ne le rencontra. Il semblait que cette Licorne eût connaissance des complots qui se tramaient contre elle. On en avait tant causé, et même par le câble transatlantique! Aussi les plaisants prétendaient-ils que cette fine mouche avait arrêté au passage quelque télégramme dont elle faisait maintenant son profit.
Donc, la frégate armée pour une campagne lointaine et pourvue de formidables engins de pêche, on ne savait plus où la diriger. Et l’impatience allait croissant, quand, le 2 juillet, on apprit qu’un steamer de la ligne de San Francisco de Californie à Shangaï avait revu l’animal, trois semaines auparavant, dans les mers septentrionales du Pacifique.
L“émotion causée par cette nouvelle fut extrême. On n’accorda pas vingt-quatre heures de répit au commandant Farragut. Ses vivres étaient embarques. Ses soutes regorgeaient de charbon. Pas un homme ne manquait à son rôle d’équipage. Il n’avait qu’à allumer ses fourneaux, à chauffer, à démarrer! On ne lui eût pas pardonné une demi-journée de retard! D’ailleurs, le commandant Farragut ne demandait qu’à partir.
Trois heures avant que l’Abraham-Lincoln ne quittât la pier de Brooklyn, je reçus une lettre libellée en ces termes :
Monsieur Aronnax, professeur au Muséum de Paris, Fifth Avenue hotel.
New York.
“Monsieur, Si vous voulez vous joindre à l’expédition de l’Abraham-Lincoln, le gouvernement de l’Union verra avec plaisir que la France soit représentée par vous dans cette entreprise. Le commandant Farragut tient une cabine à votre disposition.
Très cordialement, votre J.-B. HOBSON, Secrétaire de la marine.”
III. COMME IL PLAIRA À MONSIEUR
Trois secondes avant l’arrivée de la lettre de J.-B. Hobson, je ne songeais pas plus a poursuivre la Licorne qu’à tenter le passage du nord-ouest. Trois secondes après avoir lu la lettre de l’honorable secrétaire de la marine, je comprenais enfin que ma véritable vocation, l’unique but de ma vie, était de chasser ce monstre inquiétant et d’en purger le monde.
Cependant, je revenais d’un pénible voyage, fatigué, avide de repos. Je n’aspirais plus qu’à revoir mon pays, mes amis, mon petit logement du Jardin des Plantes, mes chères et précieuses collections! Mais rien ne put me retenir. J’oubliai tout, fatigues, amis, collections, et j’acceptai sans plus de réflexions l’offre du gouvernement américain.
“D’ailleurs, pensai-je, tout chemin ramène en Europe, et la Licorne sera assez aimable pour m’entraîner vers les côtes de France! Ce digne animal se laissera prendre dans les mers d’Europe — pour mon agrément personnel — et je ne veux pas rapporter moins d’un demi mètre de sa hallebarde d’ivoire au Muséum d’histoire naturelle.”
Mais, en attendant, il me fallait chercher ce narwal dans le nord de l’océan Pacifique; ce qui, pour revenir en France, était prendre le chemin des antipodes.
“Conseil!” criai-je d’une voix impatiente.
Conseil était mon domestique. Un garçon dévoué qui m’accompagnait dans tous mes voyages; un brave Flamand que j’aimais et qui me le rendait bien, un être phlegmatique par nature, régulier par principe, zélé par habitude, s’étonnant peu des surprises de la vie, très adroit de ses mains, apte à tout service, et, en dépit de son nom, ne donnant jamais de conseils — même quand on ne lui en demandait pas.
A se frotter aux savants de notre petit monde du Jardin des Plantes, Conseil en était venu à savoir quelque chose. J’avais en lui un spécialiste, très ferré sur la classification en histoire naturelle, parcourant avec une agilité d’acrobate toute l’échelle des embranchements des groupes, des classes, des sous-classes, des ordres, des familles, des genres, des sous-genres, des espèces et des variétés. Mais sa science s’arrêtait là. Classer, c’était sa vie, et il n’en savait pas davantage. Très versé dans la théorie de la classification, peu dans la pratique, il n’eût pas distingué, je crois, un cachalot d’une baleine! Et cependant, quel brave et digne garçon!
Conseil, jusqu’ici et depuis dix ans, m’avait suivi partout où m’entraînait la science. Jamais une réflexion de lui sur la longueur ou la fatigue d’un voyage. Nulle objection à boucler sa valise pour un pays quelconque, Chine ou Congo, si éloigné qu’il fût. Il allait là comme ici, sans en demander davantage. D’ailleurs d’une belle santé qui défiait toutes les maladies; des muscles solides, mais pas de nerfs, pas l’apparence de nerfs au moral, s’entend.
Ce garçon avait trente ans, et son âge était à celui de son maître comme quinze est à vingt. Qu’on m’excuse de dire ainsi que j’avais quarante ans.
Seulement, Conseil avait un défaut. Formaliste enragé il ne me parlait jamais qu’à la troisième personne — au point d’en être agaçant.
“Conseil!” répétai-je, tout en commençant d’une main fébrile mes préparatifs de départ.
Certainement, j’étais sûr de ce garçon si dévoué. D’ordinaire, je ne lui demandais jamais s’il lui convenait ou non de me suivre dans mes voyages, mais cette fois, il s’agissait d’une expédition qui pouvait indéfiniment se prolonger, d’une entreprise hasardeuse, à la poursuite d’un animal capable de couler une frégate comme une coque de noix! Il y avait là matière à réflexion, même pour l’homme le plus impassible du monde! Qu’allait dire Conseil?
“Conseil!” criai-je une troisième fois.
Conseil parut.
“Monsieur m’appelle? dit-il en entrant.
— Oui, mon garçon. Prépare-moi, prépare-toi. Nous partons dans deux heures.
— Comme il plaira à monsieur, répondit tranquillement Conseil.
— Pas un instant à perdre. Serre dans ma malle tous mes ustensiles de voyage, des habits, des chemises, des chaussettes, sans compter, mais le plus que tu pourras, et hâte-toi!
— Et les collections de monsieur? fit observer Conseil.
— On s’en occupera plus tard.
— Quoi! les archiotherium, les hyracotherium, les oréodons, les chéropotamus et autres carcasses de monsieur?
— On les gardera à l’hôtel.
— Et le babiroussa vivant de monsieur?
— On le nourrira pendant notre absence. D’ailleurs, je donnerai l’ordre de nous expédier en France notre ménagerie.
— Nous ne retournons donc pas à Paris? demanda Conseil.
— Si… certainement… répondis-je évasivement, mais en faisant un crochet.
— Le crochet qui plaira à monsieur.
— Oh! ce sera peu de chose! Un chemin un peu moins direct, voilà tout. Nous prenons passage sur l’Abraham-Lincoln…
— Comme il conviendra à monsieur, répondit paisiblement Conseil.
— Tu sais, mon ami, il s’agit du monstre… du fameux narwal… Nous allons en purger les mers!… L’auteur d’un ouvrage in-quarto en deux volumes sur les Mystères des grands fonds sous-marins ne peut se dispenser de s’embarquer avec le commandant Farragut. Mission glorieuse, mais… dangereuse aussi! On ne sait pas où l’on va! Ces bêtes-là peuvent être très capricieuses! Mais nous irons quand même! Nous avons un commandant qui n’a pas froid aux yeux!…
— Comme fera monsieur, je ferai, répondit Conseil.
— Et songes-y bien! car je ne veux rien te cacher. C’est là un de ces voyages dont on ne revient pas toujours!
— Comme il plaira à monsieur.”
Un quart d’heure après, nos malles étaient prêtes. Conseil avait fait en un tour de main, et j’étais sûr que rien ne manquait, car ce garçon classait les chemises et les habits aussi bien que les oiseaux ou les mammifères.
L’ascenseur de l’hôtel nous déposa au grand vestibule de l’entresol. Je descendis les quelques marches qui conduisaient au rez-de-chaussée. Je réglai ma note à ce vaste comptoir toujours assiégé par une foule considérable. Je donnai l’ordre d’expédier pour Paris (France) mes ballots d’animaux empaillés et de plantes desséchées. Je fis ouvrir un crédit suffisant au babiroussa, et, Conseil me suivant, je sautai dans une voiture.
Le véhicule à vingt francs la course descendit Broadway jusqu’à Union-square, suivit Fourth-avenue jusqu’à sa jonction avec Bowery-street, prit Katrin-street et s’arrêta à la trente-quatrième pier. Là, le Katrinferryboat nous transporta, hommes, chevaux et voiture, à Brooklyn, la grande annexe de New York, située sur la rive gauche de la rivière de l’Est, et en quelques minutes, nous arrivions au quai près duquel l’Abraham-Lincoln vomissait par ses deux cheminées des torrents de fumée noire.
Nos bagages furent immédiatement transbordés sur le pont de la frégate. Je me précipitai à bord. Je demandai le commandant Farragut. Un des matelots me conduisit sur la dunette, où je me trouvai en présence d’un officier de bonne mine qui me tendit la main.
“Monsieur Pierre Aronnax? me dit-il.
— Lui-même, répondis-je. Le commandant Farragut?
— En personne. Soyez le bienvenu, monsieur le professeur. Votre cabine vous attend.”
Je saluai, et laissant le commandant aux soins de son appareillage, je me fis conduire à la cabine qui m’était destinée.
L’Abraham-Lincoln avait été parfaitement choisi et aménagé pour sa destination nouvelle. C'était une frégate de grande marche, munie d’appareils surchauffeurs, qui permettaient de porter à sept atmosphères la tension de sa vapeur. Sous cette pression, l’Abraham-Lincoln atteignait une vitesse moyenne de dix-huit milles et trois dixièmes à l’heure, vitesse considérable, mais cependant insuffisante pour lutter avec le gigantesque cétacé.
Les aménagements intérieurs de la frégate répondaient à ses qualités nautiques. Je fus très satisfait de ma cabine, située à l’arrière, qui s’ouvrait sur le carré des officiers.
“Nous serons bien ici, dis-je à Conseil.
— Aussi bien, n’en déplaise à monsieur, répondit Conseil, qu’un bernard-l’ermite dans la coquille d’un buccin.”
Je laissai Conseil arrimer convenablement nos malles, et je remontai sur le pont afin de suivre les préparatifs de l’appareillage.
A ce moment, le commandant Farragut faisait larguer les dernières amarres qui retenaient l’Abraham-Lincoln à la pier de Brooklyn. Ainsi donc, un quart d’heure de retard, moins même, et la frégate partait sans moi, et je manquais cette expédition extraordinaire, surnaturelle, invraisemblable, dont le récit véridique pourra bien trouver cependant quelques incrédules.
Mais le commandant Farragut ne voulait perdre ni un jour, ni une heure pour rallier les mers dans lesquelles l’animal venait d’être signalé. Il fit venir son ingénieur.
“Sommes-nous en pression? lui demanda-t-il.
— Oui, monsieur, répondit l’ingénieur.
— Go ahead”, cria le commandant Farragut.
A cet ordre, qui fut transmis à la machine au moyen d’appareils à air comprimé, les mécaniciens firent agir la roue de la mise en train. La vapeur siffla en se précipitant dans les tiroirs entr’ouverts. Les longs pistons horizontaux gémirent et poussèrent les bielles de l’arbre. Les branches de l’hélice battirent les flots avec une rapidité croissante, et l’Abraham-lincoln s’avança majestueusement au milieu d’une centaine de ferry-boats et de tenders chargés de spectateurs, qui lui faisaient cortège.
Les quais de Brooklyn et toute la partie de New York qui borde la rivière de l’Est étaient couverts de curieux. Trois hurrahs, partis de cinq cent mille poitrines. éclatèrent successivement. Des milliers de mouchoirs s’agitèrent au-dessus de la masse compacte et saluèrent l’Abraham-Lincoln jusqu’à son arrivée dans les eaux de l’Hudson, à la pointe de cette presqu’île allongée qui forme la ville de New York.
Alors, la frégate, suivant du côté de New-Jersey l’admirable rive droite du fleuve toute chargée de villas, passa entre les forts qui la saluèrent de leurs plus gros canons. L’Abraham-Lincoln répondit en amenant et en hissant trois fois le pavillon américain, dont les trente-neuf étoiles resplendissaient à sa corne d’artimon; puis, modifiant sa marche pour prendre le chenal balisé qui s’arrondit dans la baie intérieure formée par la pointe de Sandy-Hook, il rasa cette langue sablonneuse où quelques milliers de spectateurs l’acclamèrent encore une fois.
Le cortège des boats et des tenders suivait toujours la frégate, et il ne la quitta qu’à la hauteur du light-boat dont les deux feux marquent l’entrée des passes de New York.
Trois heures sonnaient alors. Le pilote descendit dans son canot, et rejoignit la petite goélette qui l’attendait sous le vent. Les feux furent poussés; l’hélice battit plus rapidement les flots; la frégate longea la côte jaune et basse de Long-lsland, et, à huit heures du soir, après avoir perdu dans le nord-ouest les feux de Fire-lsland, elle courut à toute vapeur sur les sombres eaux de l’Atlantique.
IV. NED LAND
Le commandant Farragut était un bon marin, digne de la frégate qu’il commandait. Son navire et lui ne faisaient qu’un. Il en était l’âme. Sur la question du cétacé, aucun doute ne s’élevait dans son esprit, et il ne permettait pas que l’existence de l’animal fût discutée à son bord. Il y croyait comme certaines bonnes femmes croient au Léviathan par foi, non par raison. Le monstre existait, il en délivrerait les mers, il l’avait juré. C'était une sorte de chevalier de Rhodes, un Dieudonné de Gozon, marchant à la rencontre du serpent qui désolait son île. Ou le commandant Farragut tuerait le narwal, ou le narwal tuerait le commandant Farragut. Pas de milieu.
Les officiers du bord partageaient l’opinion de leur chef. Il fallait les entendre causer, discuter, disputer, calculer les diverses chances d’une rencontre, et observer la vaste étendue de l’Océan. Plus d’un s’imposait un quart volontaire dans les barres de perroquet, qui eût maudit une telle corvée en toute autre circonstance. Tant que le soleil décrivait son arc diurne, la mâture était peuplée de matelots auxquels les planches du pont brûlaient les pieds, et qui n’y pouvaient tenir en place! Et cependant. L’Abraham-Lincoln ne tranchait pas encore de son étrave les eaux suspectes du Pacifique.
Quant à l’équipage, il ne demandait qu’à rencontrer la licorne, à la harponner, et à la hisser à bord, à la dépecer. Il surveillait la mer avec une scrupuleuse attention. D’ailleurs, le commandant Farragut parlait d’une certaine somme de deux mille dollars, réservée à quiconque, mousse ou matelot, maître ou officier, signalerait l’animal. Je laisse à penser si les yeux s’exerçaient à bord de l’Abraham-Lincoln.
Pour mon compte, je n’étais pas en reste avec les autres, et je ne laissais à personne ma part d’observations quotidiennes. La frégate aurait eu cent fois raison de s’appeler l’Argus. Seul entre tous, Conseil protestait par son indifférence touchant la question qui nous passionnait, et détonnait sur l’enthousiasme général du bord.
J’ai dit que le commandant Farragut avait soigneusement pourvu son navire d’appareils propres à pêcher le gigantesque cétacé. Un baleinier n’eût pas été mieux armé. Nous possédions tous les engins connus, depuis le harpon qui se lance à la main, jusqu’aux flèches barbelées des espingoles et aux balles explosibles des canardières. Sur le gaillard d’avant s’allongeait un canon perfectionné, se chargeant par la culasse, très épais de parois, très étroit d’âme, et dont le modèle doit figurer à l’Exposition universelle de 1867. Ce précieux instrument, d’origine américaine, envoyait sans se gêner, un projectile conique de quatre kilogrammes à une distance moyenne de seize kilomètres.
Donc, l’Abraham-Lincoln ne manquait d’aucun moyen de destruction. Mais il avait mieux encore. Il avait Ned Land, le roi des harponneurs.
Ned Land était un Canadien, d’une habileté de main peu commune, et qui ne connaissait pas d’égal dans son périlleux métier. Adresse et sang-froid, audace et ruse, il possédait ces qualités à un degré supérieur, et il fallait être une baleine bien maligne, ou un cachalot singulièrement astucieux pour échapper à son coup de harpon.
Ned Land avait environ quarante ans. C'était un homme de grande taille — plus de six pieds anglais — vigoureusement bâti, l’air grave, peu communicatif, violent parfois, et très rageur quand on le contrariait. Sa personne provoquait l’attention, et surtout la puissance de son regard qui accentuait singulièrement sa physionomie.
Je crois que le commandant Farragut avait sagement fait d’engager cet homme à son bord. Il valait tout l’équipage, à lui seul, pour l’œil et le bras. Je ne saurais le mieux comparer qu’à un télescope puissant qui serait en même temps un canon toujours prêt à partir.
Qui dit Canadien, dit Français, et, si peu communicatif que fût Ned Land, je dois avouer qu’il se prit d’une certaine affection pour moi. Ma nationalité l’attirait sans doute. C'était une occasion pour lui de parler, et pour moi d’entendre cette vieille langue de Rabelais qui est encore en usage dans quelques provinces canadiennes. La famille du harponneur était originaire de Québec, et formait déjà un tribu de hardis pêcheurs à l’époque où cette ville appartenait à la France.
Peu à peu, Ned prit goût à causer, et j’aimais à entendre le récit de ses aventures dans les mers polaires. Il racontait ses pêches et ses combats avec une grande poésie naturelle. Son récit prenait une forme épique, et je croyais écouter quelque Homère canadien, chantant l’Iliade des régions hyperboréennes.
Je dépeins maintenant ce hardi compagnon, tel que je le connais actuellement. C’est que nous sommes devenus de vieux amis, unis de cette inaltérable amitié qui naît et se cimente dans les plus effrayantes conjonctures! Ah! brave Ned! je ne demande qu’à vivre cent ans encore, pour me souvenir plus longtemps de toi!
Et maintenant, quelle était l’opinion de Ned Land sur la question du monstre marin? Je dois avouer qu’il ne croyait guère à la licorne, et que, seul à bord, il ne partageait pas la conviction générale. Il évitait même de traiter ce sujet, sur lequel je crus devoir l’entreprendre un jour.
Par une magnifique soirée du 30 juillet, c’est-à-dire trois semaines après notre départ, la frégate se trouvait à la hauteur du cap Blanc, à trente milles sous le vent des côtes patagonnes. Nous avions dépassé le tropique du Capricorne, et le détroit de Magellan s’ouvrait à moins de sept cent milles dans le sud. Avant huit jours, l’Abraham-Lincoln sillonnerait les flots du Pacifique.
Assis sur la dunette, Ned Land et moi, nous causions de choses et d’autres, regardant cette mystérieuse mer dont les profondeurs sont restées jusqu’ici inaccessibles aux regards de l’homme. J’amenai tout naturellement la conversation sur la licorne géante, et j’examinai les diverses chances de succès ou d’insuccès de notre expédition. Puis, voyant que Ned me laissait parler sans trop rien dire, je le poussai plus directement.
“Comment, Ned, lui demandai-je, comment pouvez-vous ne pas être convaincu de l’existence du cétacé que nous poursuivons? Avez-vous donc des raisons particulières de vous montrer si incrédule?”
Le harponneur me regarda pendant quelques instants avant de répondre, frappa de sa main son large front par un geste qui lui était habituel, ferma les yeux comme pour se recueillir, et dit enfin :
“Peut-être bien, monsieur Aronnax.
— Cependant, Ned, vous, un baleinier de profession, vous qui êtes familiarisé avec les grands mammifères marins, vous dont l’imagination doit aisément accepter l’hypothèse de cétacés énormes, vous devriez être le dernier à douter en de pareilles circonstances!
— C’est ce qui vous trompe, monsieur le professeur, répondit Ned. Que le vulgaire croie à des comètes extraordinaires qui traversent l’espace, ou à l’existence de monstres antédiluviens qui peuplent l’intérieur du globe, passe encore, mais ni l’astronome, ni le géologue n’admettent de telles chimères. De même, le baleinier. J’ai poursuivi beaucoup de cétacés, j’en ai harponné un grand nombre, j’en ai tué plusieurs, mais si puissants et si bien armés qu’ils fussent, ni leurs queues, ni leurs défenses n’auraient pu entamer les plaques de tôle d’un steamer.
— Cependant, Ned, on cite des bâtiments que la dent du narwal a traversés de part en part.
— Des navires en bois, c’est possible, répondit le Canadien, et encore, je ne les ai jamais vus. Donc, jusqu’à preuve contraire, je nie que baleines, cachalots ou licornes puissent produire un pareil effet.
— Écoutez-moi, Ned…
— Non, monsieur le professeur, non. Tout ce que vous voudrez excepté cela. Un poulpe gigantesque, peut-être?…
— Encore moins, Ned. Le poulpe n’est qu’un mollusque, et ce nom même indique le peu de consistance de ses chairs. Eût-il cinq cents pieds de longueur, le poulpe, qui n’appartient point à l’embranchement des vertébrés, est tout à fait inoffensif pour des navires tels que le Scotia ou l’Abraham-Lincoln. Il faut donc rejeter au rang des fables les prouesses des Krakens ou autres monstres de cette espèce.
— Alors, monsieur le naturaliste, reprit Ned Land d’un ton assez narquois, vous persistez à admettre l’existence d’un énorme cétacé…?
— Oui, Ned, je vous le répète avec une conviction qui s’appuie sur la logique des faits. Je crois à l’existence d’un mammifère, puissamment organisé, appartenant à l’embranchement des vertébrés, comme les baleines, les cachalots ou les dauphins, et muni d’une défense cornée dont la force de pénétration est extrême.
— Hum! fit le harponneur, en secouant la tête de l’air d’un homme qui ne veut pas se laisser convaincre.
— Remarquez, mon digne Canadien, repris-je, que si un tel animal existe, s’il habite les profondeurs de l’Océan, s’il fréquente les couches liquides situées à quelques milles au-dessous de la surface des eaux, il possède nécessairement un organisme dont la solidité défie toute comparaison.
— Et pourquoi cet organisme si puissant? demanda Ned.
— Parce qu’il faut une force incalculable pour se maintenir dans les couches profondes et résister à leur pression.
— Vraiment? dit Ned qui me regardait en clignant de l’œil.
— Vraiment, et quelques chiffres vous le prouveront sans peine.
— Oh! les chiffres! répliqua Ned. On fait ce qu’on veut avec les chiffres!
— En affaires, Ned, mais non en mathématiques. Écoutez-moi. Admettons que la pression d’une atmosphère soit représentée par la pression d’une colonne d’eau haute de trente-deux pieds. En réalité, la colonne d’eau serait d’une moindre hauteur, puisqu’il s’agit de l’eau de mer dont la densité est supérieure à celle de l’eau douce. Eh bien, quand vous plongez, Ned, autant de fois trente-deux pieds d’eau au-dessus de vous, autant de fois votre corps supporte une pression égale à celle de l’atmosphère, c’est-à-dire de kilogrammes par chaque centimètre carré de sa surface. Il suit de là qu’à trois cent vingt pieds cette pression est de dix atmosphères, de cent atmosphères à trois mille deux cents pieds, et de mille atmosphères à trente-deux mille pieds, soit deux lieues et demie environ. Ce qui équivaut à dire que si vous pouviez atteindre cette profondeur dans l’Océan, chaque centimètre carré de la surface de votre corps subirait une pression de mille kilogrammes. Or, mon brave Ned, savez-vous ce que vous avez de centimètres carrés en surface?
— Je ne m’en doute pas, monsieur Aronnax.
— Environ dix-sept mille.
— Tant que cela?
— Et comme en réalité la pression atmosphérique est un peu supérieure au poids d’un kilogramme par centimètre carré, vos dix-sept mille centimètres carrés supportent en ce moment une pression de dix-sept mille cinq cent soixante-huit kilogrammes.
— Sans que je m’en aperçoive?
— Sans que vous vous en aperceviez. Et si vous n’êtes pas écrasé par une telle pression, c’est que l’air pénètre à l’intérieur de votre corps avec une pression égale. De là un équilibre parfait entre la poussée intérieure et la poussée extérieure, qui se neutralisent, ce qui vous permet de les supporter sans peine. Mais dans l’eau, c’est autre chose.
— Oui, je comprends, répondit Ned, devenu plus attentif, parce que l’eau m’entoure et ne me pénètre pas.
— Précisément, Ned. Ainsi donc, à trente-deux pieds au-dessous de la surface de la mer, vous subiriez une pression de dix-sept mille cinq cent soixante-huit kilogrammes; à trois cent vingt pieds, dix fois cette pression, soit cent soixante-quinze mille six cent quatre-vingt kilogrammes; à trois mille deux cents pieds, cent fois cette pression, soit dix-sept cent cinquante-six mille huit cent kilogrammes; à trente-deux mille pieds, enfin, mille fois cette pression, soit dix-sept millions cinq cent soixante-huit mille kilogrammes; c’est-à-dire que vous seriez aplati comme si l’on vous retirait des plateaux d’une machine hydraulique!
— Diable! fit Ned.
— Eh bien, mon digne harponneur, si des vertébrés, longs de plusieurs centaines de mètres et gros à proportion, se maintiennent à de pareilles profondeurs, eux dont la surface est représentée par des millions de centimètres carrés, c’est par milliards de kilogrammes qu’il faut estimer la poussée qu’ils subissent. Calculez alors quelle doit être la résistance de leur charpente osseuse et la puissance de leur organisme pour résister à de telles pressions!
— Il faut, répondit Ned Land, qu’ils soient fabriqués en plaques de tôle de huit pouces, comme les frégates cuirassées.
— Comme vous dites, Ned, et songez alors aux ravages que peut produire une pareille masse lancée avec la vitesse d’un express contre la coque d’un navire.
— Oui… en effet… peut-être, répondit le Canadien, ébranlé par ces chiffres, mais qui ne voulait pas se rendre.
— Eh bien, vous ai-je convaincu?
— Vous m’avez convaincu d’une chose, monsieur le naturaliste, c’est que si de tels animaux existent au fond des mers, il faut nécessairement qu’ils soient aussi forts que vous le dites.
— Mais s’ils n’existent pas, entêté harponneur, comment expliquez-vous l’accident arrivé au Scotia?
— C’est peut-être…, dit Ned hésitant.
— Allez donc!
— Parce que… ça n’est pas vrai!” répondit le Canadien, en reproduisant sans le savoir une célèbre réponse d’Arago.
Mais cette réponse prouvait l’obstination du harponneur et pas autre chose. Ce jour-là, je ne le poussai pas davantage. L’accident du Scotia n’était pas niable. Le trou existait si bien qu’il avait fallu le boucher, et je ne pense pas que l’existence du trou puisse se démontrer plus catégoriquement. Or, ce trou ne s’était pas fait tout seul, et puisqu’il n’avait pas été produit par des roches sous-marines ou des engins sous-marins, il était nécessairement dû à l’outil perforant d’un animal.
Or, suivant moi, et toutes les raisons précédemment déduites, cet animal appartenait à l’embranchement des vertébrés, à la classe des mammifères, au groupe des pisciformes, et finalement à l’ordre des cétacés. Quant à la famille dans laquelle il prenait rang, baleine, cachalot ou dauphin, quant au genre dont il faisait partie, quant à l’espèce dans laquelle il convenait de le ranger, c’était une question à élucider ultérieurement. Pour la résoudre, il fallait disséquer ce monstre inconnu, pour le disséquer le prendre, pour le prendre le harponner — ce qui était l’affaire de Ned Land — pour le harponner le voir ce qui était l’affaire de l’équipage — et pour le voir le rencontrer — ce qui était l’affaire du hasard.
V. À L’AVENTURE!
Le voyage de l’Abraham-Lincoln, pendant quelque temps, ne fut marqué par aucun incident. Cependant une circonstance se présenta, qui mit en relief la merveilleuse habileté de Ned Land, et montra quelle confiance on devait avoir en lui.
Au large des Malouines, le 30 juin, la frégate communiqua avec des baleiniers américains, et nous apprîmes qu’ils n’avaient eu aucune connaissance du narwal. Mais l’un d’eux, le capitaine du Monroe, sachant que Ned Land était embarqué à bord de l’Abraham-Lincoln, demanda son aide pour chasser une baleine qui était en vue. Le commandant Farragut, désireux de voir Ned Land à l’œuvre, l’autorisa à se rendre à bord du Monroe. Et le hasard servit si bien notre Canadien, qu’au lieu d’une baleine, il en harponna deux d’un coup double, frappant l’une droit au cœur, et s’emparant de l’autre après une poursuite de quelques minutes!
Décidément, si le monstre a jamais affaire au harpon de Ned Land, je ne parierai pas pour le monstre.
La frégate prolongea la côte sud-est de l’Amérique avec une rapidité prodigieuse. Le 3 juillet, nous étions à l’ouvert du détroit de Magellan, à la hauteur du cap des Vierges. Mais le commandant Farragut ne voulut pas prendre ce sinueux passage, et manœuvra de manière à doubler le cap Horn.
L“équipage lui donna raison à l’unanimité. Et en effet, était-il probable que l’on pût rencontrer le narwal dans ce détroit resserré? Bon nombre de matelots affirmaient que le monstre n’y pouvait passer, « qu’il était trop gros pour cela!”
Le 6 juillet, vers trois heures du soir, I’Abraham Lincoln, à quinze milles dans le sud, doubla cet îlot solitaire, ce roc perdu à l’extrémité du continent américain, auquel des marins hollandais imposèrent le nom de leur villa natale, le cap Horn. La route fut donnée vers le nord-ouest, et le lendemain, l’hélice de la frégate battit enfin les eaux du Pacifique.
“Ouvre l’œil! ouvre l’œil!” répétaient les matelots de l “Abraham Lincoln.
Et ils l’ouvraient démesurément. Les yeux et les lunettes, un peu éblouis, il est vrai, par la perspective de deux mille dollars, ne restèrent pas un instant au repos. Jour et nuit, on observait la surface de l’Océan, et les nyctalopes, dont la faculté de voir dans l’obscurité accroissait les chances de cinquante pour cent, avaient beau jeu pour gagner la prime.
Moi, que l’appât de l’argent n’attirait guère, je n’étais pourtant pas le moins attentif du bord. Ne donnant que quelques minutes au repas, quelques heures au sommeil, indifférent au soleil ou à la pluie, je ne quittais plus le pont du navire. Tantôt penché sur les bastingages du gaillard d’avant, tantôt appuyé à la lisse de l’arrière, je dévorais d’un œil avide le cotonneux sillage qui blanchissait la mer jusqu’à perte de vue! Et que de fois j’ai partagé l’émotion de l’état-major, de l’équipage, lorsque quelque capricieuse baleine élevait son dos noirâtre au-dessus des flots. Le pont de la frégate se peuplait en un instant. Les capots vomissaient un torrent de matelots et d’officiers. Chacun, la poitrine haletante, l’œil trouble, observait la marche du cétacé. Je regardais, je regardais à en user ma rétine, à en devenir aveugle, tandis que Conseil, toujours phlegmatique, me répétait d’un ton calme :
“Si monsieur voulait avoir la bonté de moins écarquiller ses yeux, monsieur verrait bien davantage!”
Mais, vaine émotion! L’Abraham-Lincoln modifiait sa route, courait sur l’animal signalé, simple baleine ou cachalot vulgaire, qui disparaissait bientôt au milieu d’un concert d’imprécations!
Cependant, le temps restait favorable. Le voyage s’accomplissait dans les meilleures conditions. C'était alors la mauvaise saison australe, car le juillet de cette zone correspond à notre janvier d’Europe; mais la mer se maintenait belle, et se laissait facilement observer dans un vaste périmètre.
Ned Land montrait toujours la plus tenace incrédulité; il affectait même de ne point examiner la surface des flots en dehors de son temps de bordée — du moins quand aucune baleine n’était en vue. Et pourtant sa merveilleuse puissance de vision aurait rendu de grands services. Mais, huit heures sur douze, cet entêté Canadien lisait ou dormait dans sa cabine. Cent fois, je lui reprochai son indifférence.
“Bah! répondait-il, il n’y a rien, monsieur Aronnax, et y eût-il quelque animal, quelle chance avons-nous de l’apercevoir? Est-ce que nous ne courons pas à l’aventure? On a revu, dit-on, cette bête introuvable dans les hautes mers du Pacifique, je veux bien l’admettre, mais deux mois déjà se sont écoulés depuis cette rencontre, et à s’en rapporter au tempérament de votre narwal, il n’aime point à moisir longtemps dans les mêmes parages! Il est doué d’une prodigieuse facilité de déplacement. Or, vous le savez mieux que moi, monsieur le professeur, la nature ne fait rien à contre sens, et elle ne donnerait pas à un animal lent de sa nature la faculté de se mouvoir rapidement, s’il n’avait pas besoin de s’en servir. Donc, si la bête existe, elle est déjà loin!”
A cela, je ne savais que répondre. Évidemment, nous marchions en aveugles. Mais le moyen de procéder autrement? Aussi, nos chances étaient-elles fort limitées. Cependant, personne ne doutait encore du succès, et pas un matelot du bord n’eût parié contre le narwal et contre sa prochaine apparition.
Le 20 juillet, le tropique du Capricorne fut coupé par 105° de longitude, et le 27 du même mois, nous franchissions l’équateur sur le cent dixième méridien. Ce relèvement fait, la frégate prit une direction plus décidée vers l’ouest, et s’engagea dans les mers centrales du Pacifique.
Le commandant Farragut pensait, avec raison, qu’il valait mieux fréquenter les eaux profondes, et s’éloigner des continents ou des îles dont l’animal avait toujours paru éviter l’approche, « sans doute parce qu’il n’y avait pas assez d’eau pour lui!” disait le maître d’équipage. La frégate passa donc au large des Pomotou, des Marquises, des Sandwich, coupa le tropique du Cancer par 132° de longitude, et se dirigea vers les mers de Chine.
Nous étions enfin sur le théâtre des derniers ébats du monstre! Et, pour tout dire, on ne vivait plus à bord. Les cœurs palpitaient effroyablement, et se préparaient pour l’avenir d’incurables anévrismes. L'équipage entier subissait une surexcitation nerveuse, dont je ne saurais donner l’idée. On ne mangeait pas, on ne dormait plus. Vingt fois par jour, une erreur d’appréciation, une illusion d’optique de quelque matelot perché sur les barres, causaient d’intolérables douleurs, et ces émotions, vingt fois répétées, nous maintenaient dans un état d’éréthisme trop violent pour ne pas amener une réaction prochaine.
Et en effet, la réaction ne tarda pas à se produire. Pendant trois mois, trois mois dont chaque jour durait un siècle! l’Abraham-Lincoln sillonna toutes les mers septentrionales du Pacifique, courant aux baleines signalées, faisant de brusques écarts de route, virant subitement d’un bord sur l’autre, s’arrêtant soudain, forçant ou renversant sa vapeur, coup sur coup, au risque de déniveler sa machine, et il ne laissa pas un point inexploré des rivages du Japon à la côte américaine. Et rien! rien que l’immensité des flots déserts! Rien qui ressemblât à un narwal gigantesque, ni à un îlot sous-marin, ni à une épave de naufrage, ni à un écueil fuyant, ni à quoi que ce fût de surnaturel!
La réaction se fit donc. Le découragement s’empara d’abord des esprits, et ouvrit une brèche à l’incrédulité. Un nouveau sentiment se produisit à bord, qui se composait de trois dixièmes de honte contre sept dixièmes de fureur. On était « tout bête” de s’être laissé prendre à une chimère, mais encore plus furieux! Les montagnes d’arguments entassés depuis un an s’écroulèrent à la fois, et chacun ne songea plus qu’à se rattraper aux heures de repas ou de sommeil du temps qu’il avait si sottement sacrifié.
Avec la mobilité naturelle à l’esprit humain, d’un excès on se jeta dans un autre. Les plus chauds partisans de l’entreprise devinrent fatalement ses plus ardents détracteurs. La réaction monta des fonds du navire, du poste des soutiers jusqu’au carré de l’état-major, et certainement, sans un entêtement très particulier du commandant Farragut, la frégate eût définitivement remis le cap au sud.
Cependant, cette recherche inutile ne pouvait se prolonger plus longtemps. L’Abraham-Lincoln n’avait rien à se reprocher, ayant tout fait pour réussir. Jamais équipage d’un bâtiment de la marine américaine ne montra plus de patience et plus de zèle; son insuccès ne saurait lui être imputé; il ne restait plus qu’à revenir.
Une représentation dans ce sens fut faite au commandant. Le commandant tint bon. Les matelots ne cachèrent point leur mécontentement, et le service en souffrit. Je ne veux pas dire qu’il y eut révolte à bord, mais après une raisonnable période d’obstination, le commandant Farragut comme autrefois Colomb, demanda trois jours de patience. Si dans le délai de trois jours, le monstre n’avait pas paru, l’homme de barre donnerait trois tours de roue, et l’Abraham-Lincoln ferait route vers les mers européennes.
Cette promesse fut faite le 2 novembre. Elle eut tout d’abord pour résultat de ranimer les défaillances de l’équipage. L’Océan fut observé avec une nouvelle attention. Chacun voulait lui jeter ce dernier coup d’œil dans lequel se résume tout le souvenir. Les lunettes fonctionnèrent avec une activité fiévreuse. C'était un suprême défi porté au narwal géant, et celui-ci ne pouvait raisonnablement se dispenser de répondre à cette sommation « à comparaître!”
Deux jours se passèrent. L’Abraham-Lincoln se tenait sous petite vapeur. On employait mille moyens pour éveiller l’attention ou stimuler l’apathie de l’animal, au cas où il se fût rencontré dans ces parages. D'énormes quartiers de lard furent mis à la traîne pour la plus grande satisfaction des requins, je dois le dire. Les embarcations rayonnèrent dans toutes les directions autour de l’Abraham-Lincoln, pendant qu’il mettait en panne, et ne laissèrent pas un point de mer inexploré. Mais le soir du 4 novembre arriva sans que se fût dévoilé ce mystère sous-marin.
Le lendemain, 5 novembre, à midi, expirait le délai de rigueur. Après le point, le commandant Farragut, fidèle à sa promesse, devait donner la route au sud-est, et abandonner définitivement les régions septentrionales du Pacifique.
La frégate se trouvait alors par 31°15” de latitude nord et par 136°42” de longitude est. Les terres du Japon nous restaient à moins de deux cents milles sous le vent. La nuit approchait. On venait de piquer huit heures. De gros nuages voilaient le disque de la lune, alors dans son premier quartier. La mer ondulait paisiblement sous l’étrave de la frégate.
En ce moment, j’étais appuyé à l’avant, sur le bastingage de tribord. Conseil, posté près de moi, regardait devant lui. L'équipage, juché dans les haubans, examinait l’horizon qui se rétrécissait et s’obscurcissait peu à peu. Les officiers, armes de leur lorgnette de nuit, fouillaient l’obscurité croissante. Parfois le sombre Océan étincelait sous un rayon que la lune dardait entre la frange de deux nuages. Puis, toute trace lumineuse s’évanouissait dans les ténèbres.
En observant Conseil, je constatai que ce brave garçon subissait tant soit peu l’influence générale. Du moins, je le crus ainsi. Peut-être, et pour la première fois, ses nerfs vibraient-ils sous l’action d’un sentiment de curiosité.
“Allons, Conseil, lui dis-je, voilà une dernière occasion d’empocher deux mille dollars.
— Que monsieur me permette de le lui dire, répondit Conseil, je n’ai jamais compté sur cette prime, et le gouvernement de l’Union pouvait promettre cent mille dollars, il n’en aurait pas été plus pauvre.
— Tu as raison, Conseil. C’est une sotte affaire, après tout, et dans laquelle nous nous sommes lancés trop légèrement. Que de temps perdu, que d’émotions inutiles! Depuis six mois déjà, nous serions rentrés en France…
— Dans le petit appartement de monsieur, répliqua Conseil, dans le Muséum de monsieur! Et j’aurais déjà classé les fossiles de monsieur! Et le babiroussa de monsieur serait installé dans sa cage du Jardin des Plantes, et il attirerait tous les curieux de la capitale!
— Comme tu dis, Conseil, et sans compter, j’imagine, que l’on se moquera de nous!
— Effectivement, répondit tranquillement Conseil, je pense que l’on se moquera de monsieur. Et, faut-il le dire…?
— Il faut le dire, Conseil.
— Eh bien, monsieur n’aura que ce qu’il mérite!
— Vraiment!
— Quand on a l’honneur d’être un savant comme monsieur, on ne s’expose pas…”
Conseil ne put achever son compliment. Au milieu du silence général, une voix venait de se faire entendre. C'était la voix de Ned Land, et Ned Land s’écriait :
“Ohé! la chose en question, sous le vent, par le travers à nous!”
VI. À TOUTE VAPEUR
A ce cri, l’équipage entier se précipita vers le harponneur, commandant, officiers, maîtres, matelots, mousses, jusqu’aux ingénieurs qui quittèrent leur machine, jusqu’aux chauffeurs qui abandonnèrent leurs fourneaux. L’ordre de stopper avait été donné, et la frégate ne courait plus que sur son erre.
L’obscurité était profonde alors, et quelques bons que fussent les yeux du Canadien, je me demandais comment il avait vu et ce qu’il avait pu voir. Mon cœur battait à se rompre.
Mais Ned Land ne s’était pas trompé, et tous, nous aperçûmes l’objet qu’il indiquait de la main.
A deux encablures de l’Abraham-Lincoln et de sa hanche de tribord, la mer semblait être illuminée par dessus. Ce n’était point un simple phénomène de phosphorescence, et l’on ne pouvait s’y tromper. Le monstre, immergé à quelques toises de la surface des eaux, projetait cet éclat très intense, mais inexplicable, que mentionnaient les rapports de plusieurs capitaines. Cette magnifique irradiation devait être produite par un agent d’une grande puissance éclairante. La partie lumineuse décrivait sur la mer un immense ovale très allongé, au centre duquel se condensait un foyer ardent dont l’insoutenable éclat s’éteignait par dégradations successives.
“Ce n’est qu’une agglomération de molécules phosphorescentes, s’écria l’un des officiers.
— Non, monsieur, répliquai-je avec conviction. Jamais les pholades ou les salpes ne produisent une si puissante lumière. Cet éclat est de nature essentiellement électrique… D’ailleurs, voyez, voyez! il se déplace! il se meut en avant, en arrière! il s’élance sur nous!”
Un cri général s’éleva de la frégate.
“Silence! dit le commandant Farragut. La barre au vent, toute! Machine en arrière!”
Les matelots se précipitèrent à la barre, les ingénieurs à leur machine. La vapeur fut immédiatement renversée et l’Abraham-Lincoln, abattant sur bâbord, décrivit un demi-cercle.
“La barre droite! Machine en avant!” cria le commandant Farragut.
Ces ordres furent exécutés, et la frégate s’éloigna rapidement du foyer lumineux.
Je me trompe. Elle voulut s’éloigner, mais le surnaturel animal se rapprocha avec une vitesse double de la sienne.
Nous étions haletants. La stupéfaction, bien plus que la crainte nous tenait muets et immobiles. L’animal nous gagnait en se jouant. Il fit le tour de la frégate qui filait alors quatorze nœuds, et l’enveloppa de ses nappes électriques comme d’une poussière lumineuse. Puis il s’éloigna de deux ou trois milles, laissant une traînée phosphorescente comparable aux tourbillons de vapeur que jette en arrière la locomotive d’un express. Tout d’un coup, des obscures limites de l’horizon, où il alla prendre son élan, le monstre fonça subitement vers l’Abraham-Lincoln avec une effrayante rapidité, s’arrêta brusquement à vingt pieds de ses précintes, s’éteignit non pas en s’abîmant sous les eaux, puisque son éclat ne subit aucune dégradation mais soudainement et comme si la source de ce brillant effluve se fût subitement tarie! Puis, il reparut de l’autre côté du navire, soit qu’il l’eût tourné, soit qu’il eût glissé sous sa coque. A chaque instant une collision pouvait se produire, qui nous eût été fatale.
Cependant, je m’étonnais des manœuvres de la frégate. Elle fuyait et n’attaquait pas. Elle était poursuivie, elle qui devait poursuivre, et j’en fis l’observation au commandant Farragut. Sa figure, d’ordinaire si impassible, était empreinte d’un indéfinissable étonnement.
“Monsieur Aronnax, me répondit-il, je ne sais à quel être formidable j’ai affaire, et je ne veux pas risquer imprudemment ma frégate au milieu de cette obscurité. D’ailleurs, comment attaquer l’inconnu, comment s’en défendre? Attendons le jour et les rôles changeront.
— Vous n’avez plus de doute, commandant, sur la nature de l’animal?
— Non, monsieur, c’est évidemment un narwal gigantesque, mais aussi un narwal électrique.
— Peut-être, ajoutai-je, ne peut-on pas plus l’approcher qu’une gymnote ou une torpille!
— En effet, répondit le commandant, et s’il possède en lui une puissance foudroyante, c’est à coup sûr le plus terrible animal qui soit jamais sorti de la main du Créateur. C’est pourquoi, monsieur, je me tiendrai sur mes gardes.”
Tout l’équipage resta sur pied pendant la nuit. Personne ne songea à dormir. L’Abraham-Lincoln, ne pouvant lutter de vitesse, avait modéré sa marche et se tenait sous petite vapeur. De son côté, le narwal, imitant la frégate, se laissait bercer au gré des lames, et semblait décidé à ne point abandonner le théâtre de la lutte.
Vers minuit, cependant, il disparut, ou, pour employer une expression plus juste, il « s’éteignit” comme un gros ver luisant. Avait-il fui? Il fallait le craindre, non pas l’espérer. Mais à une heure moins sept minutes du matin, un sifflement assourdissant se fit entendre, semblable à celui que produit une colonne d’eau, chassée avec une extrême violence.
Le commandant Farragut, Ned Land et moi, nous étions alors sur la dunette, jetant d’avides regards à travers les profondes ténèbres.
“Ned Land, demanda le commandant, vous avez souvent entendu rugir des baleines?
— Souvent, monsieur, mais jamais de pareilles baleines dont la vue m’ait rapporté deux mille dollars.
— En effet, vous avez droit à la prime. Mais, dites-moi, ce bruit n’est-il pas celui que font les cétacés rejetant l’eau par leurs évents?
— Le même bruit, monsieur, mais celui-ci est incomparablement plus fort. Aussi, ne peut-on s’y tromper. C’est bien un cétacé qui se tient là dans nos eaux. Avec votre permission, monsieur, ajouta le harponneur, nous lui dirons deux mots demain au lever du jour.
— S’il est d’humeur à vous entendre, maître Land, répondis-je d’un ton peu convaincu.
— Que je l’approche à quatre longueurs de harpon, riposta le Canadien, et il faudra bien qu’il m’écoute!
— Mais pour l’approcher, reprit le commandant, je devrai mettre une baleinière à votre disposition?
— Sans doute, monsieur.
— Ce sera jouer la vie de mes hommes?
— Et la mienne!” répondit simplement le harponneur.
Vers deux heures du matin le foyer lumineux reparut, non moins intense, à cinq milles au vent de l’Abraham-Lincoln. Malgré la distance, malgré le bruit du vent et de la mer, on entendait distinctement les formidables battements de queue de l’animal et jusqu’à sa respiration haletante. Il semblait qu’au moment où l’énorme narwal venait respirer à la surface de l’océan, l’air s’engouffrait dans ses poumons, comme fait la vapeur dans les vastes cylindres d’une machine de deux mille chevaux.
“Hum! pensai-je, une baleine qui aurait la force d’un régiment de cavalerie, ce serait une jolie baleine!”
On resta sur le qui-vive jusqu’au jour, et l’on se prépara au combat. Les engins de pêche furent disposés le long des bastingages. Le second fit charger ces espingoles qui lancent un harpon à une distance d’un mille, et de longues canardières à balles explosives dont la blessure est mortelle, même aux plus puissants animaux. Ned Land s’était contenté d’affûter son harpon, arme terrible dans sa main.
A six heures, l’aube commença à poindre, et avec les premières lueurs de l’aurore disparut l’éclat électrique du narwal. A sept heures, le jour était suffisamment fait, mais une brume matinale très épaisse rétrécissait l’horizon, et les meilleures lorgnettes ne pouvaient la percer. De là, désappointement et colère.
Je me hissai jusqu’aux barres d’artimon. Quelques officiers s’étaient déjà perchés à la tête des mâts.
A huit heures, la brume roula lourdement sur les flots, et ses grosses volutes se levèrent peu à peu. L’horizon s’élargissait et se purifiait à la fois.
Soudain, et comme la veille, la voix de Ned Land se fit entendre.
“La chose en question, par bâbord derrière!” cria le harponneur.
Tous les regards se dirigèrent vers le point indiqué.
Là, à un mille et demi de la frégate, un long corps noirâtre émergeait d’un mètre au-dessus des flots. Sa queue, violemment agitée, produisait un remous considérable. Jamais appareil caudal ne battit la mer avec une telle puissance. Un immense sillage, d’une blancheur éclatante, marquait le passage de l’animal et décrivait une courbe allongée.
La frégate s’approcha du cétacé. Je l’examinai en toute liberté d’esprit. Les rapports du Shannon et de l’Helvetia avaient un peu exagéré ses dimensions, et j’estimai sa longueur à deux cent cinquante pieds seulement. Quant à sa grosseur, je ne pouvais que difficilement l’apprécier; mais, en somme, l’animal me parut être admirablement proportionné dans ses trois dimensions.
Pendant que j’observais cet être phénoménal, deux jets de vapeur et d’eau s’élancèrent de ses évents, et montèrent à une hauteur de quarante mètres, ce qui me fixa sur son mode de respiration. J’en conclus définitivement qu’il appartenait à l’embranchement des vertébrés, classe des mammifères, sous-classe des monodelphiens, groupe des pisciformes, ordre des cétacés, famille… Ici, je ne pouvais encore me prononcer. L’ordre des cétacés comprend trois familles: les baleines, les cachalots et les dauphins, et c’est dans cette dernière que sont rangés les narwals. Chacune de ces famille se divise en plusieurs genres, chaque genre en espèces, chaque espèce en variétés. Variété, espèce, genre et famille me manquaient encore, mais je ne doutais pas de compléter ma classification avec l’aide du ciel et du commandant Farragut.
L“équipage attendait impatiemment les ordres de son chef. Celui-ci, après avoir attentivement observé l’animal, fit appeler l’ingénieur. L’ingénieur accourut.
“Monsieur, dit le commandant, vous avez de la pression?
— Oui, monsieur, répondit l’ingénieur.
— Bien. Forcez vos feux, et à toute vapeur!”
Trois hurrahs accueillirent cet ordre. L’heure de la lutte avait sonné. Quelques instants après, les deux cheminées de la frégate vomissaient des torrents de fumée noire, et le pont frémissait sous le tremblotement des chaudières.
L’Abraham-Lincoln, chassé en avant par sa puissante hélice, se dirigea droit sur l’animal. Celui-ci le laissa indifféremment s’approcher à une demi-encablure; puis dédaignant de plonger, il prit une petite allure de fuite, et se contenta de maintenir sa distance.
Cette poursuite se prolongea pendant trois quarts d’heure environ, sans que la frégate gagnât deux toises sur le cétacé Il était donc évident qu’à marcher ainsi, on ne l’atteindrait jamais
Le commandant Farragut tordait avec rage l’épaisse touffe de poils qui foisonnait sous son menton.
“Ned Land?” cria-t-il.
Le Canadien vint à l’ordre.
“Eh bien, maître Land, demanda le commandant, me conseillez-vous encore de mettre mes embarcations à la mer?
— Non, monsieur, répondit Ned Land, car cette bête-là ne se laissera prendre que si elle le veut bien.
— Que faire alors?
— Forcer de vapeur si vous le pouvez, monsieur. Pour moi, avec votre permission, s’entend, je vais m’installer sous les sous-barbes de beaupré, et si nous arrivons à longueur de harpon, je harponne.
— Allez, Ned, répondit le commandant Farragut. Ingénieur, cria-t-il, faites monter la pression.”
Ned Land se rendit à son poste. Les feux furent plus activement poussés; l’hélice donna quarante-trois tours à la minute, et la vapeur fusa par les soupapes. Le loch jeté, on constata que l’Abraham-Lincoln marchait à raison de dix-huit milles cinq dixièmes à l’heure.
Mais le maudit animal filait aussi avec une vitesse de dix-huit milles cinq dixièmes.
Pendant une heure encore, la frégate se maintint sous cette allure, sans gagner une toise! C'était humiliant pour l’un des plus rapides marcheurs de la marine américaine. Une sourde colère courait parmi l’équipage. Les matelots injuriaient le monstre, qui, d’ailleurs, dédaignait de leur répondre. Le commandant Farragut ne se contentait plus de tordre sa barbiche, il la mordait.
L’ingénieur fut encore une fois appelé.
“Vous avez atteint votre maximum de pression? Lui demanda le commandant.
— Oui, monsieur, répondit l’ingénieur.
— Et vos soupapes sont chargées?…
— A six atmosphères et demie.
— Chargez-les à dix atmosphères.”
Voilà un ordre américain s’il en fut. On n’eût pas mieux fait sur le Mississippi pour distancer une « concurrence”!
“Conseil, dis-je à mon brave serviteur qui se trouvait près de moi, sais-tu bien que nous allons probablement sauter?
— Comme il plaira à monsieur!” répondit Conseil.
Eh bien! je l’avouerai, cette chance, il ne me déplaisait pas de la risquer.
Les soupapes furent chargées. Le charbon s’engouffra dans les fourneaux. Les ventilateurs envoyèrent des torrents d’air sur les brasiers. La rapidité de l’Abraham Lincoln s’accrut. Ses mâts tremblaient jusque dans leurs emplantures, et les tourbillons de fumée pouvaient à peine trouver passage par les cheminées trop étroites.
On jeta le loch une seconde fois.
“Eh bien! timonier? demanda le commandant Farragut.
— Dix neuf milles trois dixièmes, monsieur.
— Forcez les feux.”
L’ingénieur obéit. Le manomètre marqua dix atmosphères. Mais le cétacé « chauffa” lui aussi, sans doute, car, sans se gêner, il fila ses dix-neuf milles et trois dixièmes.
Quelle poursuite! Non, je ne puis décrire l’émotion qui faisait vibrer tout mon être. Ned Land se tenait à son poste, le harpon à la main. Plusieurs fois, l’animal se laissa approcher.
“Nous le gagnons! nous le gagnons!” s’écria le Canadien.
Puis, au moment où il se disposait à frapper, le cétacé se dérobait avec une rapidité que je ne puis estimer à moins de trente milles à l’heure. Et même, pendant notre maximum de vitesse, ne se permit-il pas de narguer la frégate en en faisant le tour! Un cri de fureur s’échappa de toutes les poitrines!
A midi, nous n’étions pas plus avancés qu’à huit heures du matin.
Le commandant Farragut se décida alors à employer des moyens plus directs.
“Ah! dit-il, cet animal-là va plus vite que l’Abraham-Lincoln! Eh bien: nous allons voir s’il distancera ses boulets coniques. Maître, des hommes à la pièce de l’avant.”
Le canon de gaillard fut immédiatement chargé et braqué. Le coup partit, mais le boulet passa à quelques pieds au-dessus du cétacé, qui se tenait à un demi-mille.
“A un autre plus adroit! cria le commandant, et cinq cents dollars à qui percera cette infernale bête!”
Un vieux canonnier à barbe grise — que je vois encore -, l’œil calme, la physionomie froide, s’approcha de sa pièce, la mit en position et visa longtemps. Une forte détonation éclata, à laquelle se mêlèrent les hurrahs de l’équipage.
Le boulet atteignit son but, il frappa l’animal, mais non pas normalement, et glissant sur sa surface arrondie, il alla se perdre à deux milles en mer.
“Ah ça! dit le vieux canonnier, rageant, ce gueux-là est donc blindé avec des plaques de six pouces!
— Malédiction!” s’écria le commandant Farragut.
La chasse recommença, et le commandant Farragut se penchant vers moi, me dit :
“Je poursuivrai l’animal jusqu’à ce que ma frégate éclate!
— Oui, répondis-je, et vous aurez raison!”
On pouvait espérer que l’animal s’épuiserait, et qu’il ne serait pas indifférent à la fatigue comme une machine à vapeur. Mais il n’en fut rien. Les heures s’écoulèrent, sans qu’il donnât aucun signe d’épuisement.
Cependant, il faut dire à la louange de l’Abraham-Lincoln qu’il lutta avec une infatigable ténacité. Je n’estime pas à moins de cinq cents kilomètres la distance qu’il parcourut pendant cette malencontreuse journée du 6 novembre! Mais la nuit vint et enveloppa de ses ombres le houleux océan.
En ce moment, je crus que notre expédition était terminée, et que nous ne reverrions plus jamais le fantastique animal. Je me trompais.
A dix heures cinquante minutes du soir, la clarté électrique réapparut, à trois milles au vent de la frégate, aussi pure, aussi intense que pendant la nuit dernière.
Le narwal semblait immobile. Peut-être, fatigué de sa journée, dormait-il, se laissant aller à l’ondulation des lames? Il y avait là une chance dont le commandant Farragut résolut de profiter.
Il donna ses ordres. L’Abraham-Lincoln fut tenu sous petite vapeur, et s’avança prudemment pour ne pas éveiller son adversaire. Il n’est pas rare de rencontrer en plein océan des baleines profondément endormies que l’on attaque alors avec succès, et Ned Land en avait harponné plus d’une pendant son sommeil. Le Canadien alla reprendre son poste dans les sous-barbes du beaupré.
La frégate s’approcha sans bruit, stoppa à deux encablures de l’animal, et courut sur son erre. On ne respirait plus à bord. Un silence profond régnait sur le pont. Nous n’étions pas à cent pieds du foyer ardent, dont l’éclat grandissait et éblouissait nos yeux.
En ce moment, penché sur la lisse du gaillard d’avant je voyais au-dessous de moi Ned Land, accroché d’une main à la martingale, de l’autre brandissant son terrible harpon Vingt pieds à peine le séparaient de l’animal immobile.
Tout d’un coup, son bras se détendit violemment, et le harpon fut lancé. J’entendis le choc sonore de l’arme, qui semblait avoir heurté un corps dur.
La clarté électrique s’éteignit soudain, et deux énormes trombes d’eau s’abattirent sur le pont de la frégate, courant comme un torrent de l’avant à l’arrière, renversant les hommes, brisant les saisines des dromes.
Un choc effroyable se produisit, et, lancé par-dessus la lisse, sans avoir le temps de me retenir, je fus précipité à la mer.
VII. UNE BALEINE D’ESPÈCE INCONNUE
Bien que j’eusse été surpris par cette chute inattendue, je n’en conservai pas moins une impression très nette de mes sensations.
Je fus d’abord entraîné à une profondeur de vingt pieds environ. Je suis bon nageur, sans prétendre égaler Byron et Edgar Poe, qui sont des maîtres, et ce plongeon ne me fit point perdre la tête. Deux vigoureux coups de talons me ramenèrent à la surface de la mer.
Mon premier soin fut de chercher des yeux la frégate. L'équipage s’était-il aperçu de ma disparition? L’Abraham-Lincoln avait-il viré de bord? Le commandant Farragut mettait-il une embarcation à la mer? Devais-je espérer d’être sauvé?
Les ténèbres étaient profondes. J’entrevis une masse noire qui disparaissait vers l’est, et dont les feux de position s’éteignirent dans l’éloignement. C'était la frégate. Je me sentis perdu.
“A moi! à moi!” criai-je, en nageant vers l’Abraham-Lincoln d’un bras désespéré.
Mes vêtements m’embarrassaient. L’eau les collait à mon corps, ils paralysaient mes mouvements. Je coulais! je suffoquais!…
“A moi!”
Ce fut le dernier cri que je jetai. Ma bouche s’emplit d’eau. Je me débattis, entraîné dans l’abîme…
Soudain, mes habits furent saisis par une main vigoureuse, je me sentis violemment ramené à la surface de lamer, et j’entendis, oui, j’entendis ces paroles prononcées à mon oreille :
“Si monsieur veut avoir l’extrême obligeance de s’appuyer sur mon épaule, monsieur nagera beaucoup plus à son aise.”
Je saisis d’une main le bras de mon fidèle Conseil.
“Toi! dis-je, toi!
— Moi-même, répondit Conseil, et aux ordres de monsieur.
— Et ce choc t’a précipité en même temps que moi à la mer?
— Nullement. Mais étant au service de monsieur, j’ai suivi monsieur!”
Le digne garçon trouvait cela tout naturel!
“Et la frégate? demandai-je.
— La frégate! répondit Conseil en se retournant sur le dos, je crois que monsieur fera bien de ne pas trop compter sur elle!
— Tu dis?
— Je dis qu’au moment où je me précipitai à la mer, j’entendis les hommes de barre s’écrier: « L’hélice et le gouvernail sont brisés…”
— Brisés?
— Oui! brisés par la dent du monstre. C’est la seule avarie, je pense, que l’Abraham-Lincoln ait éprouvée. Mais, circonstance fâcheuse pour nous, il ne gouverne plus.
— Alors, nous sommes perdus!
— Peut-être, répondit tranquillement Conseil. Cependant, nous avons encore quelques heures devant nous, et en quelques heures, on fait bien des choses!”
L’imperturbable sang-froid de Conseil me remonta. Je nageai plus vigoureusement; mais, gêné par mes vêtements qui me serraient comme un chape de plomb, j’éprouvais une extrême difficulté à me soutenir. Conseil s’en aperçut.
“Que monsieur me permette de lui faire une incision”, dit-il.
Et glissant un couteau ouvert sous mes habits, il les fendit de haut en bas d’un coup rapide. Puis, il m’en débarrassa lestement, tandis que je nageais pour tous deux.
A mon tour, je rendis le même service à Conseil, et nous continuâmes de « naviguer” l’un près de l’autre.
Cependant, la situation n’en était pas moins terrible. Peut-être notre disparition n’avait-elle pas été remarquée, et l’eût-elle été, la frégate ne pouvait revenir sous le vent à nous, étant démontée de son gouvernail. Il ne fallait donc compter que sur ses embarcations.
Conseil raisonna froidement dans cette hypothèse et fit son plan en conséquence. Étonnante nature! Ce phlegmatique garçon était là comme chez lui!
Il fut donc décidé que notre seule chance de salut étant d’être recueillis par les embarcations de l’Abraham-Lincoln, nous devions nous organiser de manière a les attendre le plus longtemps possible. Je résolus alors de diviser nos forces afin de ne pas les épuiser simultanément, et voici ce qui fut convenu: pendant que l’un de nous, étendu sur le dos, se tiendrait, immobile, les bras croisés, les jambes allongées, l’autre nagerait et le pousserait en avant. Ce rôle de remorqueur ne devait pas durer plus de dix minutes, et nous relayant ainsi, nous pouvions surnager pendant quelques heures, et peut-être jusqu’au lever du jour.
Faible chance! mais l’espoir est si fortement enraciné au cœur de l’homme! Puis, nous étions deux. Enfin je l’affirme bien que cela paraisse improbable -, si je cherchais à détruire en moi toute illusion, si je voulais « désespérer”, je ne le pouvais pas!
La collision de la frégate et du cétacé s’était produite vers onze heures du soir environ. Je comptais donc sur huit heures de nage jusqu’au lever du soleil. Opération rigoureusement praticable, en nous relayant. La mer assez belle, nous fatiguait peu. Parfois, je cherchais à percer du regard ces épaisses ténèbres que rompait seule la phosphorescence provoquée par nos mouvements. Je regardais ces ondes lumineuses qui se brisaient sur ma main et dont la nappe miroitante se tachait de plaques livides. On eût dit que nous étions plongés dans un bain de mercure.
Vers une heure du matin, je fus pris d’une extrême fatigue. Mes membres se raidirent sous l’étreinte de crampes violentes. Conseil dut me soutenir, et le soin de notre conservation reposa sur lui seul. J’entendis bientôt haleter le pauvre garçon; sa respiration devint courte et pressée. Je compris qu’il ne pouvait résister longtemps.
“Laisse-moi! laisse-moi! lui dis-je.
— Abandonner monsieur! jamais! répondit-il. Je compte bien me noyer avant lui!”
En ce moment, la lune apparut à travers les franges d’un gros nuage que le vent entraînait dans l’est. La surface de la mer étincela sous ses rayons. Cette bienfaisante lumière ranima nos forces. Ma tête se redressa. Mes regards se portèrent à tous les points de l’horizon. J’aperçus la frégate. Elle était à cinq mille de nous, et ne formait plus qu’une masse sombre, à peine appréciable! Mais d’embarcations, point!
Je voulus crier. A quoi bon, à pareille distance! Mes lèvres gonflées ne laissèrent passer aucun son. Conseil put articuler quelques mots, et je l’entendis répéter à plusieurs reprises :
“A nous! à nous!”
Nos mouvements un instant suspendus, nous écoutâmes. Et, fût-ce un de ces bourdonnements dont le sang oppressé emplit l’oreille, mais il me sembla qu’un cri répondait au cri de Conseil.
“As-tu entendu? murmurai-je.
— Oui! oui!”
Et Conseil jeta dans l’espace un nouvel appel désespéré.
Cette fois, pas d’erreur possible! Une voix humaine répondait à la nôtre! Était-ce la voix de quelque infortuné, abandonné au milieu de l’Océan, quelque autre victime du choc éprouvé par le navire? Ou plutôt une embarcation de la frégate ne nous hélait-elle pas dans l’ombre?
Conseil fit un suprême effort, et, s’appuyant sur mon épaule, tandis que je résistais dans une dernière convulsion, il se dressa à demi hors de l’eau et retomba épuisé.
“Qu’as-tu vu?
— J’ai vu… murmura-t-il, j’ai vu… mais ne parlons pas… gardons toutes nos forces!…”
Qu’avait-il vu? Alors, je ne sais pourquoi, la pensée du monstre me vint pour la première fois à l’esprit!… Mais cette voix cependant?… Les temps ne sont plus où les Jonas se réfugient dans le ventre des baleines!
Pourtant, Conseil me remorquait encore. Il relevait parfois la tête, regardait devant lui, et jetait un cri de reconnaissance auquel répondait une voix de plus en plus rapprochée. Je l’entendais à peine. Mes forces étaient à bout; mes doigts s’écartaient; ma main ne me fournissait plus un point d’appui; ma bouche, convulsivement ouverte, s’emplissait d’eau salée; le froid m’envahissait. Je relevai la tête une dernière fois, puis, je m’abîmai…
En cet instant, un corps dur me heurta. Je m’y cramponnai. Puis, je sentis qu’on me retirait, qu’on me ramenait à la surface de l’eau, que ma poitrine se dégonflait, et je m’évanouis…
Il est certain que je revins promptement à moi, grâce à de vigoureuses frictions qui me sillonnèrent le corps. J’entr’ouvris les yeux…
“Conseil! murmurai-je.
— Monsieur m’a sonné?” répondit Conseil.
En ce moment, aux dernières clartés de la lune qui s’abaissait vers l’horizon, j’aperçus une figure qui n’était pas celle de Conseil, et que je reconnus aussitôt.
“Ned! m’écriai-je
— En personne, monsieur, et qui court après sa prime! répondit le Canadien.
— Vous avez été précipité à la mer au choc de la frégate?
— Oui, monsieur le professeur, mais plus favorisé que vous, j’ai pu prendre pied presque immédiatement sur un îlot flottant.
— Un îlot?
— Ou, pour mieux dire, sur notre narwal gigantesque.
— Expliquez-vous, Ned.
— Seulement, j’ai bientôt compris pourquoi mon harpon n’avait pu l’entamer et s’était émoussé sur sa peau.
— Pourquoi, Ned, pourquoi?
— C’est que cette bête-là, monsieur le professeur, est faite en tôle d’acier!”
Il faut que je reprenne mes esprits, que je revivifie mes souvenirs, que je contrôle moi-même mes assertions.
Les dernières paroles du Canadien avaient produit un revirement subit dans mon cerveau. Je me hissai rapidement au sommet de l’être ou de l’objet à demi immergé qui nous servait de refuge. Je l’éprouvai du pied. C'était évidemment un corps dur, impénétrable, et non pas cette substance molle qui forme la masse des grands mammifères marins.
Mais ce corps dur pouvait être une carapace osseuse, semblable à celle des animaux antédiluviens, et j’en serais quitte pour classer le monstre parmi les reptiles amphibies, tels que les tortues ou les alligators.
Eh bien! non! Le dos noirâtre qui me supportait était lisse, poli, non imbriqué. Il rendait au choc une sonorité métallique, et, si incroyable que cela fût, il semblait que, dis-je, il était fait de plaques boulonnées.
Le doute n’était pas possible! L’animal, le monstre, le phénomène naturel qui avait intrigué le monde savant tout entier, bouleversé et fourvoyé l’imagination des marins des deux hémisphères, il fallait bien le reconnaître, c’était un phénomène plus étonnant encore, un phénomène de main d’homme.
La découverte de l’existence de l’être le plus fabuleux, le plus mythologique, n’eût pas, au même degré, surpris ma raison. Que ce qui est prodigieux vienne du Créateur, c’est tout simple. Mais trouver tout à coup, sous ses yeux, l’impossible mystérieusement et humainement réalisé, c’était à confondre l’esprit!
Il n’y avait pas à hésiter cependant. Nous étions étendus sur le dos d’une sorte de bateau sous-marin, qui présentait, autant que j’en pouvais juger, la forme d’un immense poisson d’acier. L’opinion de Ned Land était faite sur ce point. Conseil et moi, nous ne pûmes que nous y ranger.
“Mais alors, dis-je, cet appareil renferme en lui un mécanisme de locomotion et un équipage pour le manœuvrer?
— Évidemment, répondit le harponneur, et néanmoins, depuis trois heures que j’habite cette île flottante, elle n’a pas donné signé de vie.
— Ce bateau n’a pas marché?
— Non, monsieur Aronnax. Il se laisse bercer au gré des lames, mais il ne bouge pas.
— Nous savons, à n’en pas douter, cependant, qu’il est doué d’une grande vitesse. Or, comme il faut une machine pour produire cette vitesse et un mécanicien pour conduire cette machine, j’en conclus… que nous sommes sauvés.
— Hum!” fit Ned Land d’un ton réservé.
En ce moment, et comme pour donner raison à mon argumentation, un bouillonnement se fit à l’arrière de cet étrange appareil, dont le propulseur était évidemment une hélice, et il se mit en mouvement. Nous n’eûmes que le temps de nous accrocher à sa partie supérieure qui émergeait de quatre-vingts centimètres environ. Très heureusement sa vitesse n’était pas excessive.
“Tant qu’il navigue horizontalement, murmura Ned Land, je n’ai rien à dire. Mais s’il lui prend la fantaisie de plonger, je ne donnerais pas deux dollars de ma peau!”
Moins encore, aurait pu dire le Canadien. Il devenait donc urgent de communiquer avec les êtres quelconques renfermés dans les flancs de cette machine. Je cherchai à sa surface une ouverture, un panneau, « un trou d’homme”, pour employer l’expression technique; mais les lignes de boulons, solidement rabattues sur la jointure des tôles, étaient nettes et uniformes.
D’ailleurs, la lune disparut alors, et nous laissa dans une obscurité profonde. Il fallut attendre le jour pour aviser aux moyens de pénétrer à l’intérieur de ce bateau sous-marin.
Ainsi donc, notre salut dépendait uniquement du caprice des mystérieux timoniers qui dirigeaient cet appareil, et, s’ils plongeaient, nous étions perdus! Ce cas excepté, je ne doutais pas de la possibilité d’entrer en relations avec eux. Et, en effet, s’ils ne faisaient pas eux-mêmes leur air, il fallait nécessairement qu’ils revinssent de temps en temps à la surface de l’Océan pour renouveler leur provision de molécules respirables. Donc, nécessité d’une ouverture qui mettait l’intérieur du bateau en communication avec l’atmosphère.
Quant à l’espoir d’être sauvé par le commandant Farragut, il fallait y renoncer complètement. Nous étions entraînés vers l’ouest, et j’estimai que notre vitesse, relativement modérée, atteignait douze milles à l’heure. L’hélice battait les flots avec une régularité mathématique, émergeant quelquefois et faisant jaillir l’eau phosphorescente à une grande hauteur.
Vers quatre heures du matin, la rapidité de l’appareil s’accrut. Nous résistions difficilement à ce vertigineux entraînement, lorsque les lames nous battaient de plein fouet. Heureusement, Ned rencontra sous sa main un large organeau fixé à la partie supérieure du dos de tôle, et nous parvînmes à nous y accrocher solidement.
Enfin cette longue nuit s’écoula. Mon souvenir incomplet ne permet pas d’en retracer toutes les impressions. Un seul détail me revient à l’esprit. Pendant certaines accalmies de la mer et du vent, je crus entendre plusieurs fois des sons vagues, une sorte d’harmonie fugitive produite par des accords lointains. Quel était donc le mystère de cette navigation sous-marine dont le monde entier cherchait vainement l’explication? Quels êtres vivaient dans cet étrange bateau? Quel agent mécanique lui permettait de se déplacer avec une si prodigieuse vitesse?
Le jour parut. Les brumes du matin nous enveloppaient, mais elles ne tardèrent pas à se déchirer. J’allais procéder à un examen attentif de la coque qui formait à sa partie supérieure une sorte de plate-forme horizontale, quand je la sentis s’enfoncer peu à peu.
“Eh! mille diables! s’écria Ned Land, frappant du pied la tôle sonore, ouvrez donc, navigateurs peu hospitaliers!”
Mais il était difficile de se faire entendre au milieu des battements assourdissants de l’hélice. Heureusement, le mouvement d’immersion s’arrêta.
Soudain, un bruit de ferrures violemment poussées se produisit à l’intérieur du bateau. Une plaque se souleva, un homme parut, jeta un cri bizarre et disparut
aussitôt.
Quelques instants après, huit solides gaillards, le visage voilé, apparaissaient silencieusement, et nous entraînaient dans leur formidable machine.
VIII. MOBILIS IN MOBILE
Cet enlèvement, si brutalement exécuté, s’était accompli avec la rapidité de l’éclair. Mes compagnons et moi, nous n’avions pas eu le temps de nous reconnaître. Je ne sais ce qu’ils éprouvèrent en se sentant introduits dans cette prison flottante; mais, pour mon compte, un rapide frisson me glaça l’épiderme. A qui avions-nous affaire? Sans doute à quelques pirates d’une nouvelle espèce qui exploitaient la mer à leur façon.
A peine l’étroit panneau fut-il refermé sur moi, qu’une obscurité profonde m’enveloppa. Mes yeux, imprégnés de la lumière extérieure, ne purent rien percevoir. Je sentis mes pieds nus se cramponner aux échelons d’une échelle de fer. Ned Land et Conseil, vigoureusement saisis, me suivaient. Au bas de l’échelle, une porte s’ouvrit et se referma immédiatement sur nous avec un retentissement sonore.
Nous étions seuls. Où? Je ne pouvais le dire, à peine l’imaginer. Tout était noir, mais d’un noir si absolu, qu’après quelques minutes, mes yeux n’avaient encore pu saisir une de ces lueurs indéterminées qui flottent dans les plus profondes nuits.
Cependant, Ned Land, furieux de ces façons de procéder, donnait un libre cours à son indignation.
“Mille diables! s’écriait-il, voilà des gens qui en remonteraient aux Calédoniens pour l’hospitalité! Il ne leur manque plus que d’être anthropophages! Je n’en serais pas surpris, mais je déclare que l’on ne me mangera pas sans que je proteste!
— Calmez-vous, ami Ned, calmez-vous, répondit tranquillement Conseil. Ne vous emportez pas avant l’heure. Nous ne sommes pas encore dans la rôtissoire!
— Dans la rôtissoire, non, riposta le Canadien, mais dans le four, à coup sûr! Il y fait assez noir. Heureusement, mon bowie-kniff ne m’a pas quitté, et j’y vois toujours assez clair pour m’en servir. Le premier de ces bandits qui met la main sur moi…
— Ne vous irritez pas, Ned, dis-je alors au harponneur, et ne nous compromettez point par d’inutiles violences. Qui sait si on ne nous écoute pas! Tâchons plutôt de savoir où nous sommes!”
Je marchai en tâtonnant. Après cinq pas, je rencontrai une muraille de fer, faite de tôles boulonnées. Puis, me retournant, je heurtai une table de bois, près de laquelle étaient rangés plusieurs escabeaux. Le plancher de cette prison se dissimulait sous une épaisse natte de phormium qui assourdissait le bruit des pas. Les murs nus ne révélaient aucune trace de porte ni de fenêtre. Conseil, faisant un tour en sens inverse, me rejoignit, et nous revînmes au milieu de cette cabine, qui devait avoir vingt pieds de long sur dix pieds de large. Quant à sa hauteur, Ned Land, malgré sa grande taille, ne put la mesurer.
Une demi-heure s’était déjà écoulée sans que la situation se fût modifiée, quand, d’une extrême obscurité, nos yeux passèrent subitement à la plus violente lumière. Notre prison s’éclaira soudain, c’est-à-dire qu’elle s’emplit d’une matière lumineuse tellement vive que je ne pus d’abord en supporter l’éclat. A sa blancheur, à son intensité, je reconnus cet éclairage électrique, qui produisait autour du bateau sous-marin comme un magnifique phénomène de phosphorescence. Après avoir involontairement fermé les yeux, je les rouvris, et je vis que l’agent lumineux s’échappait d’un demi-globe dépoli qui s’arrondissait à la partie supérieure de la cabine.
“Enfin! on y voit clair! s’écria Ned Land, qui, son couteau à la main, se tenait sur la défensive.
— Oui, répondis-je, risquant l’antithèse, mais la situation n’en est pas moins obscure.
— Que monsieur prenne patience”, dit l’impassible Conseil.
Le soudain éclairage de la cabine m’avait permis d’en examiner les moindres détails. Elle ne contenait que la table et les cinq escabeaux. La porte invisible devait être hermétiquement fermée. Aucun bruit n’arrivait à notre oreille. Tout semblait mort à l’intérieur de ce bateau. Marchait-il, se maintenait-il à la surface de l’Océan, s’enfonçait-il dans ses profondeurs? Je ne pouvais le deviner.
Cependant, le globe lumineux ne s’était pas allumé sans raison, j’espérais donc que les hommes de l’équipage ne tarderaient pas à se montrer. Quand on veut oublier les gens, on n’éclaire pas les oubliettes.
Je ne me trompais pas. Un bruit de verrou se fit entendre, la porte s’ouvrit, deux hommes parurent.
L’un était de petite taille, vigoureusement musclé, large d’épaules, robuste de membres, la tête forte, la chevelure abondante et noire, la moustache épaisse, le regard vif et pénétrant, et toute sa personne empreinte de cette vivacité méridionale qui caractérise en France les populations provençales. Diderot a très justement prétendu que le geste de l’homme est métaphorique, et ce petit homme en était certainement la preuve vivante. On sentait que dans son langage habituel, il devait prodiguer les prosopopées, les métonymies et les hypallages. Ce que, d’ailleurs, je ne fus jamais à même de vérifier, car il employa toujours devant moi un idiome singulier et absolument incompréhensible.
Le second inconnu mérite une description plus détaillée. Un disciple de Gratiolet ou d’Engel eût lu sur sa physionomie à livre ouvert. Je reconnus sans hésiter ses qualités dominantes — la confiance en lui, car sa tête se dégageait noblement sur l’arc formé par la ligne de ses épaules, et ses yeux noirs regardaient avec une froide assurance: — le calme, car sa peau, pâle plutôt que colorée, annonçait la tranquillité du sang; — l’énergie, que démontrait la rapide contraction de ses muscles sourciliers; le courage enfin, car sa vaste respiration dénotait une grande expansion vitale.
J’ajouterai que cet homme était fier, que son regard ferme et calme semblait refléter de hautes pensées, et que de tout cet ensemble, de l’homogénéité des expressions dans les gestes du corps et du visage, suivant l’observation des physionomistes, résultait une indiscutable franchise.
Je me sentis « involontairement” rassuré en sa présence, et j’augurai bien de notre entrevue.
Ce personnage avait-il trente-cinq ou cinquante ans, je n’aurais pu le préciser. Sa taille était haute, son front large, son nez droit, sa bouche nettement dessinée, ses dents magnifiques, ses mains fines, allongées, éminemment « psychiques” pour employer un mot de la chirognomonie, c’est-à-dire dignes de servir une âme haute et passionnée. Cet homme formait certainement le plus admirable type que j’eusse jamais rencontré. Détail particulier, ses yeux, un peu écartés l’un de l’autre, pouvaient embrasser simultanément près d’un quart de l’horizon. Cette faculté je l’ai vérifié plus tard se doublait d’une puissance de vision encore supérieure à celle de Ned Land. Lorsque cet inconnu fixait un objet, la ligne de ses sourcils se fronçait, ses larges paupières se rapprochaient de manière à circonscrire la pupille des yeux et à rétrécir ainsi l’étendue du champ visuel, et il regardait! Quel regard! comme il grossissait les objets rapetissés par l’éloignement! comme il vous pénétrait jusqu’à l’âme! comme il perçait ces nappes liquides, si opaques à nos yeux, et comme il lisait au plus profond des mers!…
Les deux inconnus, coiffés de bérets faits d’une fourrure de loutre marine, et chaussés de bottes de mer en peau de phoque, portaient des vêtements d’un tissu particulier, qui dégageaient la taille et laissaient une grande liberté de mouvements.
Le plus grand des deux évidemment le chef du bord — nous examina avec une extrême attention, sans prononcer une parole. Puis, se retournant vers son compagnon, il s’entretint avec lui dans une langue que je ne pus reconnaître. C'était un idiome sonore, harmonieux, flexible, dont les voyelles semblaient soumises à une accentuation très variée.
L’autre répondit par un hochement de tête, et ajouta deux ou trois mots parfaitement incompréhensibles. Puis du regard il parut m’interroger directement.
Je répondis, en bon français, que je n’entendais point son langage; mais il ne sembla pas me comprendre, et la situation devint assez embarrassante.
“Que monsieur raconte toujours notre histoire, me dit Conseil. Ces messieurs en saisiront peut-être quelques mots!”
Je recommençai le récit de nos aventures, articulant nettement toutes mes syllabes, et sans omettre un seul détail. Je déclinai nos noms et qualités; puis, je présentai dans les formes le professeur Aronnax, son domestique Conseil, et maître Ned Land, le harponneur.
L’homme aux yeux doux et calmes m’écouta tranquillement, poliment même, et avec une attention remarquable. Mais rien dans sa physionomie n’indiqua qu’il eût compris mon histoire. Quand j’eus fini, il ne prononça pas un seul mot.
Restait encore la ressource de parler anglais. Peut-être se ferait-on entendre dans cette langue qui est à peu près universelle. Je la connaissais, ainsi que la langue allemande, d’une manière suffisante pour la lire couramment, mais non pour la parler correctement. Or, ici, il fallait surtout se faire comprendre.
“Allons, à votre tour, dis-je au harponneur. A vous, maître Land, tirez de votre sac le meilleur anglais qu’ait jamais parlé un Anglo-Saxon, et tâchez d’être plus heureux que moi.”
Ned ne se fit pas prier et recommença mon récit que je compris à peu près. Le fond fut le même, mais la forme différa. Le Canadien, emporté par son caractère, y mit beaucoup d’animation. Il se plaignit violemment d’être emprisonné au mépris du droit des gens, demanda en vertu de quelle loi on le retenait ainsi, invoqua l’habeas corpus, menaça de poursuivre ceux qui le séquestraient indûment, se démena, gesticula, cria, et finalement, il fit comprendre par un geste expressif que nous mourions de faim.
Ce qui était parfaitement vrai, mais nous l’avions à peu près oublié.
A sa grande stupéfaction, le harponneur ne parut pas avoir été plus intelligible que moi. Nos visiteurs ne sourcillèrent pas. Il était évident qu’ils ne comprenaient ni la langue d’Arago ni celle de Faraday.
Fort embarrassé, après avoir épuisé vainement nos ressources philologiques, je ne savais plus quel parti prendre, quand Conseil me dit :
“Si monsieur m’y autorise, je raconterai la chose en allemand.
— Comment! tu sais l’allemand? m’écriai-je.
— Comme un Flamand, n’en déplaise à monsieur.
— Cela me plaît, au contraire. Va, mon garçon.”
Et Conseil, de sa voix tranquille, raconta pour la troisième fois les diverses péripéties de notre histoire. Mais, malgré les élégantes tournures et la belle accentuation du narrateur, la langue allemande n’eut aucun succès.
Enfin, poussé à bout, je rassemblai tout ce qui me restait de mes premières études, et j’entrepris de narrer nos aventures en latin. Cicéron se fût bouché les oreilles et m’eût renvoyé à la cuisine, mais cependant, je parvins à m’en tirer. Même résultat négatif.
Cette dernière tentative définitivement avortée, les deux inconnus échangèrent quelques mots dans leur incompréhensible langage, et se retirèrent, sans même nous avoir adresse un de ces gestes rassurants qui ont cours dans tous les pays du monde. La porte se referma.
“C’est une infamie! s’écria Ned Land, qui éclata pour la vingtième fois. Comment! on leur parle français, anglais, allemand, latin, à ces coquins-là, et il n’en est pas un qui ait la civilité de répondre!
Calmez-vous, Ned, dis-je au bouillant harponneur, la colère ne mènerait à rien.
— Mais savez-vous, monsieur le professeur, reprit notre irascible compagnon, que l’on mourrait parfaitement de faim dans cette cage de fer?
— Bah! fit Conseil, avec de la philosophie, on peut encore tenir longtemps!
— Mes amis, dis-je, il ne faut pas se désespérer. Nous nous sommes trouvés dans de plus mauvaises passes. Faites-moi donc le plaisir d’attendre pour vous former une opinion sur le commandant et l’équipage de ce bateau.
— Mon opinion est toute faite, riposta Ned Land. Ce sont des coquins…
— Bon! et de quel pays?
— Du pays des coquins!
— Mon brave Ned, ce pays-là n’est pas encore suffisamment indiqué sur la mappemonde, et j’avoue que la nationalité de ces deux inconnus est difficile à déterminer! Ni Anglais, ni Français, ni Allemands, voilà tout ce que l’on peut affirmer. Cependant, je serais tenté d’admettre que ce commandant et son second sont nés sous de basses latitudes. Il y a du méridional en eux. Mais sont-ils espagnols, turcs, arabes ou indiens, c’est ce que leur type physique ne me permet pas de décider. Quant à leur langage, il est absolument incompréhensible.
Voilà le désagrément de ne pas savoir toutes les langues, répondit Conseil, ou le désavantage de ne pas avoir une langue unique!
— Ce qui ne servirait à rien! répondit Ned Land. Ne voyez-vous pas que ces gens-là ont un langage à eux, un langage inventé pour désespérer les braves gens qui demandent à dîner! Mais, dans tous les pays de la terre ouvrir la bouche, remuer les mâchoires, happer des dents et des lèvres, est-ce que cela ne se comprend pas de reste? Est-ce que cela ne veut pas dire à Québec comme aux Pomotou, à Paris comme aux antipodes: J’ai faim! donnez-moi à manger!…
— Oh! fit Conseil, il y a des natures si inintelligentes!…”
Comme il disait ces mots, la porte s’ouvrit. Un stewart entra. Il nous apportait des vêtements, vestes et culottes de mer, faites d’une étoffe dont je ne reconnus pas la nature. Je me hâtai de les revêtir, et mes compagnons m’imitèrent.
Pendant ce temps, le stewart muet, sourd peut-être avait disposé la table et placé trois couverts.
“Voilà quelque chose de sérieux, dit Conseil, et cela s’annonce bien.
— Bah! répondit le rancunier harponneur, que diable voulez-vous qu’on mange ici? du foie de tortue, du filet de requin, du beefsteak de chien de mer!
— Nous verrons bien!” dit Conseil.
Les plats, recouverts de leur cloche d’argent, furent symétriquement posés sur la nappe, et nous prîmes place à table. Décidément, nous avions affaire à des gens civilisés, et sans la lumière électrique qui nous inondait, je me serais cru dans la salle à manger de l’hôtel Adelphi, à Liverpool, ou du Grand-Hôtel, à Paris. Je dois dire toutefois que le pain et le vin manquaient totalement. L’eau était fraîche et limpide, mais c’était de l’eau — ce qui ne fut pas du goût de Ned Land. Parmi les mets qui nous furent servis, je reconnus divers poissons délicatement apprêtés; mais, sur certains plats, excellents d’ailleurs, je ne pus me prononcer, et je n’aurais même su dire à quel règne, végétal ou animal, leur contenu appartenait. Quant au service de table, il était élégant et d’un goût parfait. Chaque ustensile, cuiller, fourchette, couteau, assiette, portait une lettre entourée d’une devise en exergue, et dont voici le fac-similé exact :
Mobile dans l’élément mobile! Cette devise s’appliquait justement à cet appareil sous-marin, à la condition de traduire la préposition in par dans et non par sur. La lettre N formait sans doute l’initiale du nom de l’énigmatique personnage qui commandait au fond des mers!
Ned et Conseil ne faisaient pas tant de réflexions. Ils dévoraient, et je ne tardai pas à les imiter. J'étais, d’ailleurs, rassuré sur notre sort, et il me paraissait évident que nos hôtes ne voulaient pas nous laisser mourir d’inanition.
Cependant, tout finit ici-bas, tout passe, même la faim de gens qui n’ont pas mangé depuis quinze heures. Notre appétit satisfait, le besoin de sommeil se fit impérieusement sentir. Réaction bien naturelle, après l’interminable nuit pendant laquelle nous avions lutté contre la mort.
“Ma foi, je dormirais bien, dit Conseil.
— Et moi, je dors!” répondit Ned Land.
Mes deux compagnons s’étendirent sur le tapis de la cabine, et furent bientôt plongés dans un profond sommeil.
Pour mon compte, je cédai moins facilement à ce violent besoin de dormir. Trop de pensées s’accumulaient dans mon esprit, trop de questions insolubles s’y pressaient, trop d’images tenaient mes paupières entr’ouvertes! Où étions-nous? Quelle étrange puissance nous emportait? Je sentais — ou plutôt je croyais sentir — l’appareil s’enfoncer vers les couches les plus reculées de la mer. De violents cauchemars m’obsédaient. J’entrevoyais dans ces mystérieux asiles tout un monde d’animaux inconnus, dont ce bateau sous-marin semblait être le congénère, vivant, se mouvant, formidable comme eux!… Puis, mon cerveau se calma, mon imagination se fondit en une vague somnolence, et je tombai bientôt dans un morne sommeil.
IX. LES COLÈRES DE NED LAND
Quelle fut la durée de ce sommeil, je l’ignore; mais il dut être long, car il nous reposa complètement de nos fatigues. Je me réveillai le premier. Mes compagnons n’avaient pas encore bougé, et demeuraient étendus dans leur coin comme des masses inertes.
A peine relevé de cette couche passablement dure, je sentis mon cerveau dégagé, mon esprit net. Je recommençai alors un examen attentif de notre cellule.
Rien n’était changé à ses dispositions intérieures. La prison était restée prison, et les prisonniers, prisonniers. Cependant le stewart, profitant de notre sommeil, avait desservi la table. Rien n’indiquait donc une modification prochaine dans cette situation, et je me demandai sérieusement si nous étions destinés à vivre indéfiniment dans cette cage.
Cette perspective me sembla d’autant plus pénible que, si mon cerveau était libre de ses obsessions de la veille, je me sentais la poitrine singulièrement oppressée. Ma respiration se faisait difficilement. L’air lourd ne suffisait plus au jeu de mes poumons. Bien que la cellule fût vaste, il était évident que nous avions consommé en grande partie l’oxygène qu’elle contenait. En effet, chaque homme dépense en une heure, l’oxygène renfermé dans cent litres d’air et cet air, chargé alors d’une quantité presque égale d’acide carbonique, devient irrespirable.
Il était donc urgent de renouveler l’atmosphère de notre prison, et, sans doute aussi, L’atmosphère du bateau sous-marin.
Là se posait une question à mon esprit. Comment procédait le commandant de cette demeure flottante? Obtenait-il de l’air par des moyens chimiques, en dégageant par la chaleur l’oxygène contenu dans du chlorate de potasse, et en absorbant l’acide carbonique par la potasse caustique? Dans ce cas, il devait avoir conservé quelques relations avec les continents, afin de se procurer les matières nécessaires à cette opération. Se bornait-il seulement à emmagasiner l’air sous de hautes pressions dans des réservoirs, puis à le répandre suivant les besoins de son équipage? Peut-être. Ou, procédé plus commode, plus économique, et par conséquent plus probable, se contentait-il de revenir respirer à la surface des eaux, comme un cétacé, et de renouveler pour vingt-quatre heures sa provision d’atmosphère? Quoi qu’il en soit, et quelle que fût la méthode, il me paraissait prudent de l’employer sans retard.
En effet, j’étais déjà réduit à multiplier mes inspirations pour extraire de cette cellule le peu d’oxygène qu’elle renfermait, quand, soudain, je fus rafraîchi par un courant d’air pur et tout parfumé d’émanations salines. C'était bien la brise de mer, vivifiante et chargée d’iode! J’ouvris largement la bouche, et mes poumons se saturèrent de fraîches molécules. En même temps, je sentis un balancement, un roulis de médiocre amplitude, mais parfaitement déterminable. Le bateau, le monstre de tôle venait évidemment de remonter à la surface de l’Océan pour y respirer à la façon des baleines. Le mode de ventilation du navire était donc parfaitement reconnu.
Lorsque j’eus absorbé cet air pur à pleine poitrine, je cherchai le conduit, l’” aérifère”, si l’on veut, qui laissait arriver jusqu’à nous ce bienfaisant effluve, et je ne tardai pas à le trouver. Au-dessus de la porte s’ouvrait un trou d’aérage laissant passer une fraîche colonne d’air, qui renouvelait ainsi l’atmosphère appauvrie de la cellule.
J’en étais là de mes observations, quand Ned et Conseil s’éveillèrent presque en même temps, sous l’influence de cette aération revivifiante. Ils se frottèrent les yeux, se détirèrent les bras et furent sur pied en un instant.
“Monsieur a bien dormi? me demanda Conseil avec sa politesse quotidienne.
— Fort bien, mon brave garçon, répondis-je. Et, vous, maître Ned Land?
— Profondément, monsieur le professeur. Mais, je ne sais si je me trompe, il me semble que je respire comme une brise de mer?”
Un marin ne pouvait s’y méprendre, et je racontai au Canadien ce qui s’était passé pendant son sommeil.
“Bon! dit-il, cela explique parfaitement ces mugissements que nous entendions, lorsque le prétendu narwal se trouvait en vue de l’Abraham-Lincoln.
— Parfaitement, maître Land, c’était sa respiration!
— Seulement, monsieur Aronnax, je n’ai aucune idée de l’heure qu’il est, à moins que ce ne soit l’heure du dîner?
— L’heure du dîner, mon digne harponneur? Dites, au moins, l’heure du déjeuner, car nous sommes certainement au lendemain d’hier.
— Ce qui démontre, répondit Conseil, que nous avons pris vingt-quatre heures de sommeil.
— C’est mon avis, répondis-je.
— Je ne vous contredis point, répliqua Ned Land. Mais dîner ou déjeuner, le stewart sera le bienvenu, qu’il apporte l’un ou l’autre.
— L’un et l’autre, dit Conseil
— Juste, répondit le Canadien, nous avons droit à deux repas, et pour mon compte, je ferai honneur à tous les deux.
— Eh bien! Ned, attendons, répondis-je. Il est évident que ces inconnus n’ont pas l’intention de nous laisser mourir de faim, car, dans ce cas, le dîner d’hier soir n’aurait aucun sens.
— A moins qu’on ne nous engraisse! riposta Ned.
— Je proteste, répondis-je. Nous ne sommes point tombés entre les mains de cannibales!
— Une fois n’est pas coutume, répondit sérieusement le Canadien. Qui sait si ces gens-là ne sont pas privés depuis longtemps de chair fraîche, et dans ce cas, trois particuliers sains et bien constitués comme monsieur le professeur, son domestique et moi…
— Chassez ces idées, maître Land, répondis-je au harponneur, et surtout, ne partez pas de là pour vous emporter contre nos hôtes, ce qui ne pourrait qu’aggraver la situation.
— En tout cas, dit le harponneur, j’ai une faim de tous les diables, et dîner ou déjeuner, le repas n’arrive guère!
— Maître Land, répliquai-je, il faut se conformer au règlement du bord, et je suppose que notre estomac avance sur la cloche du maître-coq.
— Eh bien! on le mettra à l’heure, répondit tranquillement Conseil.
— Je vous reconnais là, ami Conseil, riposta l’impatient Canadien. Vous usez peu votre bile et vos nerfs! Toujours calme! Vous seriez capable de dire vos grâces avant votre bénédicité, et de mourir de faim plutôt que de vous plaindre!
— A quoi cela servirait-il? demanda Conseil.
— Mais cela servirait à se plaindre! C’est déjà quelque chose. Et si ces pirates — je dis pirates par respect, et pour ne pas contrarier monsieur le professeur qui défend de les appeler cannibales —, si ces pirates se figurent qu’ils vont me garder dans cette cage où j’étouffe, sans apprendre de quels jurons j’assaisonne mes emportements, ils se trompent! Voyons, monsieur Aronnax, parlez franchement. Croyez-vous qu’ils nous tiennent longtemps dans cette boîte de fer?
— A dire vrai, je n’en sais pas plus long que vous, ami Land.
— Mais enfin, que supposez-vous?
— Je suppose que le hasard nous a rendus maîtres d’un secret important. Or, l’équipage de ce bateau sous-marin a intérêt à le garder, et si cet intérêt est plus grave que la vie de trois hommes, je crois notre existence très compromise. Dans le cas contraire, à la première occasion, le monstre qui nous a engloutis nous rendra au monde habité par nos semblables.
— A moins qu’il ne nous enrôle parmi son équipage, dit Conseil, et qu’il nous garde ainsi…
— Jusqu’au moment, répliqua Ned Land, où quelque frégate, plus rapide ou plus adroite que l’Abraham-Lincoln, s’emparera de ce nid de forbans, et enverra son équipage et nous respirer une dernière fois au bout de sa grand’vergue.
— Bien raisonné, maître Land, répliquai-je. Mais on ne nous a pas encore fait, que je sache, de proposition à cet égard. Inutile donc de discuter le parti que nous devrons prendre, le cas échéant. Je vous le répète, attendons, prenons conseil des circonstances, et ne faisons rien, puisqu’il n’y a rien à faire.
— Au contraire! monsieur le professeur, répondit le harponneur, qui n’en voulait pas démordre, il faut faire quelque chose.
— Eh! quoi donc, maître Land?
— Nous sauver.
— Se sauver d’une prison « terrestre” est souvent difficile, mais d’une prison sous-marine, cela me paraît absolument impraticable.
— Allons, ami Ned, demanda Conseil, que répondez-vous à l’objection de monsieur? Je ne puis croire qu’un Américain soit jamais à bout de ressources!”
Le harponneur, visiblement embarrassé, se taisait. Une fuite, dans les conditions où le hasard nous avait jetés, était absolument impossible. Mais un Canadien est à demi français, et maître Ned Land le fit bien voir par sa réponse.
“Ainsi, monsieur Aronnax, reprit-il après quelques instants de réflexion, vous ne devinez pas ce que doivent faire des gens qui ne peuvent s’échapper de leur prison?
— Non, mon ami.
— C’est bien simple, il faut qu’ils s’arrangent de manière à y rester.
— Parbleu! fit Conseil, vaut encore mieux être dedans que dessus ou dessous!
— Mais après avoir jeté dehors geôliers, porte-clefs et gardiens, ajouta Ned Land.
— Quoi, Ned? vous songeriez sérieusement à vous emparer de ce bâtiment?
— Très sérieusement, répondit le Canadien.
— C’est impossible.
— Pourquoi donc, monsieur? Il peut se présenter quelque chance favorable, et je ne vois pas ce qui pourrait nous empêcher d’en profiter. S’ils ne sont qu’une vingtaine d’hommes à bord de cette machine, ils ne feront pas reculer deux Français et un Canadien, je suppose!”
Mieux valait admettre la proposition du harponneur que de la discuter. Aussi, me contentai-je de répondre :
“Laissons venir les circonstances, maître Land, et nous verrons. Mais, jusque-là, je vous en prie, contenez votre impatience. On ne peut agir que par ruse, et ce n’est pas en vous emportant que vous ferez naître des chances favorables. Promettez-moi donc que vous accepterez la situation sans trop de colère.
— Je vous le promets, monsieur le professeur, répondit Ned Land d’un ton peu rassurant. Pas un mot violent ne sortira de ma bouche, pas un geste brutal ne me trahira, quand bien même le service de la table ne se ferait pas avec toute la régularité désirable.
— J’ai votre parole, Ned”, répondis-je au Canadien.
Puis, la conversation fut suspendue, et chacun de nous se mit à réfléchir à part soi. J’avouerai que, pour mon compte, et malgré l’assurance du harponneur, je ne conservais aucune illusion. Je n’admettais pas ces chances favorables dont Ned Land avait parlé. Pour être si sûrement manœuvré, le bateau sous-marin exigeait un nombreux équipage, et conséquemment, dans le cas d’une lutte, nous aurions affaire à trop forte partie. D’ailleurs, il fallait, avant tout, être libres, et nous ne l’étions pas. Je ne voyais même aucun moyen de fuir cette cellule de tôle si hermétiquement fermée. Et pour peu que l’étrange commandant de ce bateau eût un secret à garder — ce qui paraissait au moins probable il ne nous laisserait pas agir librement à son bord. Maintenant, se débarrasserait-il de nous par la violence, ou nous jetterait-il un jour sur quelque coin de terre? C'était là l’inconnu. Toutes ces hypothèses me semblaient extrêmement plausibles, et il fallait être un harponneur pour espérer de reconquérir sa liberté.
Je compris d’ailleurs que les idées de Ned Land s’aigrissaient avec les réflexions qui s’emparaient de son cerveau. J’entendais peu à peu les jugements gronder au fond de son gosier, et je voyais ses gestes redevenir menaçants. Il se levait, tournait comme une bête fauve en cage, frappait les murs du pied et du poing. D’ailleurs, le temps s’écoulait, la faim se faisait cruellement sentir, et, cette fois, le stewart ne paraissait pas. Et c’était oublier trop longtemps notre position de naufragés, si l’on avait réellement de bonnes intentions à notre égard.
Ned Land, tourmenté par les tiraillements de son robuste estomac, se montait de plus en plus, et, malgré sa parole, je craignais véritablement une explosion, lorsqu’il se trouverait en présence de l’un des hommes du bord.
Pendant deux heures encore, la colère de Ned Land s’exalta. Le Canadien appelait, il criait, mais en vain. Les murailles de tôle étaient sourdes. Je n’entendais même aucun bruit à l’intérieur de ce bateau, qui semblait mort. Il ne bougeait pas, car j’aurais évidemment senti les frémissements de la coque sous l’impulsion de l’hélice. Plongé sans doute dans l’abîme des eaux, il n’appartenait plus à la terre. Tout ce morne silence était effrayant.
Quant à notre abandon, notre isolement au fond de cette cellule, je n’osais estimer ce qu’il pourrait durer. Les espérances que j’avais conçues après notre entrevue avec le commandant du bord s’effaçaient peu à peu. La douceur du regard de cet homme, l’expression généreuse de sa physionomie, la noblesse de son maintien, tout disparaissait de mon souvenir. Je revoyais cet énigmatique personnage tel qu’il devait être, nécessairement impitoyable, cruel. Je le sentais en dehors de l’humanité, inaccessible à tout sentiment de pitié, implacable ennemi de ses semblables auxquels il avait dû vouer une impérissable haine!
Mais, cet homme, allait-il donc nous laisser périr d’inanition, enfermés dans cette prison étroite livrés à ces horribles tentations auxquelles pousse la faim farouche? Cette affreuse pensée prit dans mon esprit une intensité terrible, et l’imagination aidant, je me sentis envahir par une épouvante insensée. Conseil restait calme, Ned Land rugissait.
En ce moment, un bruit se fit entendre extérieurement.
Des pas résonnèrent sur la dalle de métal. Les serrures furent fouillées, la porte s’ouvrit, le stewart parut.
Avant que j’eusse fait un mouvement pour l’en empêcher, le Canadien s’était précipité sur ce malheureux; il l’avait renversé; il le tenait à la gorge. Le stewart étouffait sous sa main puissante.
Conseil cherchait déjà à retirer des mains du harponneur sa victime à demi suffoquée, et j’allais joindre mes efforts aux siens, quand, subitement, je fus cloué à ma place par ces mots prononcés en français :
“Calmez-vous, maître Land, et vous, monsieur le professeur, veuillez m’écouter!”
X. L’HOMME DES EAUX
C“était le commandant du bord qui parlait ainsi.
A ces mots, Ned Land se releva subitement. Le stewart, presque étranglé sortit en chancelant sur un signe de son maître; mais tel était l’empire du commandant à son bord, que pas un geste ne trahit le ressentiment dont cet homme devait être animé contre le Canadien. Conseil, intéressé malgré lui, moi stupéfait, nous attendions en silence le dénouement de cette scène.
Le commandant, appuyé sur l’angle de la table, les bras croisés, nous observait avec une profonde attention. Hésitait-il à parler? Regrettait-il ces mots qu’il venait de prononcer en français? On pouvait le croire.
Après quelques instants d’un silence qu’aucun de nous ne songea à interrompre :
“Messieurs, dit-il d’une voix calme et pénétrante, je parle également le français, l’anglais, l’allemand et le latin. J’aurais donc pu vous répondre dès notre première entrevue, mais je voulais vous connaître d’abord, réfléchir ensuite. Votre quadruple récit, absolument semblable au fond, m’a affirmé l’identité de vos personnes. Je sais maintenant que le hasard a mis en ma présence monsieur Pierre Aronnax, professeur d’histoire naturelle au Muséum de Paris, chargé d’une mission scientifique à l’étranger, Conseil son domestique, et Ned Land, d’origine canadienne, harponneur à bord de la frégate l’Abraham-Lincoln, de la marine nationale des États-Unis d’Amérique.”
Je m’inclinai d’un air d’assentiment. Ce n’était pas une question que me posait le commandant. Donc, pas de réponse à faire. Cet homme s’exprimait avec une aisance parfaite, sans aucun accent. Sa phrase était nette, ses mots justes, sa facilité d’élocution remarquable. Et cependant, je ne « sentais” pas en lui un compatriote.
Il reprit la conversation en ces termes :
“Vous avez trouvé sans doute, monsieur, que j’ai longtemps tardé à vous rendre cette seconde visite. C’est que, votre identité reconnue, je voulais peser mûrement le parti à prendre envers vous. J’ai beaucoup hésité. Les plus fâcheuses circonstances vous ont mis en présence d’un homme qui a rompu avec l’humanité. Vous êtes venu troubler mon existence…
— Involontairement, dis-je.
— Involontairement? répondit l’inconnu, en forçant un peu sa voix. Est-ce involontairement que l’Abraham-Lincoln me chasse sur toutes les mers? Est-ce involontairement que vous avez pris passage à bord de cette frégate? Est-ce involontairement que vos boulets ont rebondi sur la coque de mon navire? Est-ce involontairement que maître Ned Land m’a frappé de son harpon?”
Je surpris dans ces paroles une irritation contenue. Mais, à ces récriminations j’avais une réponse toute naturelle à faire, et je la fis.
“Monsieur, dis-je, vous ignorez sans doute les discussions qui ont eu lieu à votre sujet en Amérique et en Europe. Vous ne savez pas que divers accidents, provoqués par le choc de votre appareil sous-marin, ont ému l’opinion publique dans les deux continents. Je vous fais grâce des hypothèses sans nombre par lesquelles on cherchait à expliquer l’inexplicable phénomène dont seul vous aviez le secret. Mais sachez qu’en vous poursuivant jusque sur les hautes mers du Pacifique, l’Abraham-Lincoln croyait chasser quelque puissant monstre marin dont il fallait à tout prix délivrer l’Océan.”
Un demi-sourire détendit les lèvres du commandant, puis, d’un ton plus calme :
“Monsieur Aronnax, répondit-il, oseriez-vous affirmer que votre frégate n’aurait pas poursuivi et canonné un bateau sous-marin aussi bien qu’un monstre?”
Cette question m’embarrassa, car certainement le commandant Farragut n’eût pas hésité. Il eût cru de son devoir de détruire un appareil de ce genre tout comme un narwal gigantesque.
“Vous comprenez donc, monsieur, reprit l’inconnu, que j’ai le droit de vous traiter en ennemis.”
Je ne répondis rien, et pour cause. A quoi bon discuter une proposition semblable, quand la force peut détruire les meilleurs arguments.
“J’ai longtemps hésité, reprit le commandant. Rien ne m’obligeait à vous donner l’hospitalité. Si je devais me séparer de vous, je n’avais aucun intérêt à vous revoir. Je vous remettais sur la plate-forme de ce navire qui vous avait servi de refuge. Je m’enfonçais sous les mers, et j’oubliais que vous aviez jamais existé. N'était-ce pas mon droit?
— C'était peut-être le droit d’un sauvage, répondis-je, ce n’était pas celui d’un homme civilisé.
— Monsieur le professeur, répliqua vivement le commandant, je ne suis pas ce que vous appelez un homme civilisé! J’ai rompu avec la société tout entière pour des raisons que moi seul j’ai le droit d’apprécier. Je n’obéis donc point à ses règles, et je vous engage à ne jamais les invoquer devant moi!”
Ceci fut dit nettement. Un éclair de colère et de dédain avait allumé les yeux de l’inconnu, et dans la vie de cet homme, j’entrevis un passé formidable. Non seulement il s’était mis en dehors des lois humaines, mais il s’était fait indépendant, libre dans la plus rigoureuse acception du mot, hors de toute atteinte! Qui donc oserait le poursuivre au fond des mers, puisque, à leur surface, il déjouait les efforts tentés contre lui? Quel navire résisterait au choc de son monitor sous-marin? Quelle cuirasse, si épaisse qu’elle fût, supporterait les coups de son éperon? Nul, entre les hommes, ne pouvait lui demander compte de ses œuvres. Dieu, s’il y croyait, sa conscience, s’il en avait une, étaient les seuls juges dont il put dépendre.
Ces réflexions traversèrent rapidement mon esprit, pendant que l’étrange personnage se taisait, absorbé et comme retiré en lui-même. Je le considérais avec un effroi mélangé d’intérêt, et sans doute, ainsi qu’Oedipe considérait le Sphinx.
Après un assez long silence, le commandant reprit la parole.
“J’ai donc hésité, dit-il, mais j’ai pensé que mon intérêt pouvait s’accorder avec cette pitié naturelle à laquelle tout être humain a droit. Vous resterez à mon bord, puisque la fatalité vous y a jetés. Vous y serez libres, et, en échange de cette liberté, toute relative d’ailleurs, je ne vous imposerai qu’une seule condition. Votre parole de vous y soumettre me suffira.
— Parlez, monsieur, répondis-je, je pense que cette condition est de celles qu’un honnête homme peut accepter?
— Oui, monsieur, et la voici. Il est possible que certains événements imprévus m’obligent à vous consigner dans vos cabines pour quelques heures ou quelques jours, suivant le cas. Désirant ne jamais employer la violence, j’attends de vous, dans ce cas, plus encore que dans tous les autres, une obéissance passive. En agissant ainsi, je couvre votre responsabilité, je vous dégage entièrement, car c’est à moi de vous mettre dans l’impossibilité de voir ce qui ne doit pas être vu. Acceptez-vous cette condition?”
Il se passait donc à bord des choses tout au moins singulières, et que ne devaient point voir des gens qui ne s’étaient pas mis hors des lois sociales! Entre les surprises que l’avenir me ménageait, celle-ci ne devait pas être la moindre.
“Nous acceptons, répondis-je. Seulement, je vous demanderai, monsieur, la permission de vous adresser une question, une seule.
— Parlez, monsieur.
— Vous avez dit que nous serions libres à votre bord?
— Entièrement.
— Je vous demanderai donc ce que vous entendez par cette liberté.
— Mais la liberté d’aller, de venir, de voir, d’observer même tout ce qui se passe ici — sauf en quelques circonstances graves -, la liberté enfin dont nous jouissons nous-mêmes, mes compagnons et moi.”
Il était évident que nous ne nous entendions point.
“Pardon, monsieur, repris-je, mais cette liberté, ce n’est que celle que tout prisonnier a de parcourir sa prison! Elle ne peut nous suffire.
— Il faudra, cependant, qu’elle vous suffise!
— Quoi! nous devons renoncer à jamais de revoir notre patrie, nos amis, nos parents!
— Oui, monsieur. Mais renoncer à reprendre cet insupportable joug de la terre, que les hommes croient être la liberté, n’est peut-être pas aussi pénible que vous le pensez!
— Par exemple, s’écria Ned Land, jamais je ne donnerai ma parole de ne pas chercher à me sauver!
— Je ne vous demande pas de parole, maître Land répondit froidement le commandant.
— Monsieur, répondis-je, emporté malgré moi, vous abusez de votre situation envers nous! C’est de la cruauté!
— Non, monsieur, c’est de la clémence! Vous êtes mes prisonniers après combat! Je vous garde, quand je pourrais d’un mot vous replonger dans les abîmes de l’Océan! Vous m’avez attaqué! Vous êtes venus surprendre un secret que nul homme au monde ne doit pénétrer, le secret de toute mon existence! Et vous croyez que Je vais vous renvoyer sur cette terre qui ne doit plus me connaître! Jamais! En vous retenant, ce n’est pas vous que je garde, c’est moi-même!”
Ces paroles indiquaient de la part du commandant un parti pris contre lequel ne prévaudrait aucun argument.
“Ainsi, monsieur, repris-je, vous nous donnez tout simplement à choisir entre la vie ou la mort?
— Tout simplement.
— Mes amis, dis-je, à une question ainsi posée, il n’y a rien à répondre. Mais aucune parole ne nous lie au maître de ce bord.
— Aucune, monsieur”, répondit l’inconnu.
Puis, d’une voix plus douce, il reprit :
“Maintenant, permettez-moi d’achever ce que j’ai à vous dire. Je vous connais, monsieur Aronnax. Vous, sinon vos compagnons, vous n’aurez peut-être pas tant à vous plaindre du hasard qui vous lie à mon sort. Vous trouverez parmi les livres qui servent à mes études favorites cet ouvrage que vous avez publié sur les grands fonds de la mer. Je l’ai souvent lu. Vous avez poussé votre œuvre aussi loin que vous le permettait la science terrestre. Mais vous ne savez pas tout, vous n’avez pas tout vu. Laissez-moi donc vous dire, monsieur le professeur, que vous ne regretterez pas le temps passé à mon bord. Vous allez voyager dans le pays des merveilles. L'étonnement, la stupéfaction seront probablement l’état habituel de votre esprit. Vous ne vous blaserez pas facilement sur le spectacle incessamment offert à vos yeux. Je vais revoir dans un nouveau tour du monde sous-marin — qui sait? le dernier peut-être — tout ce que j’ai pu étudier au fond de ces mers tant de fois parcourues, et vous serez mon compagnon d’études. A partir de ce jour, vous entrez dans un nouvel élément, vous verrez ce que n’a vu encore aucun homme car moi et les miens nous ne comptons plus — et notre planète, grâce à moi, va vous livrer ses derniers secrets.”
Je ne puis le nier; ces paroles du commandant firent sur moi un grand effet. J'étais pris là par mon faible, et j’oubliai, pour un instant, que la contemplation de ces choses sublimes ne pouvait valoir la liberté perdue. D’ailleurs, je comptais sur l’avenir pour trancher cette grave question. Ainsi, je me contentai de répondre :
“Messieurs, si vous avez brisé avec l’humanité, je veux croire que vous n’avez pas renié tout sentiment humain. Nous sommes des naufragés charitablement recueillis à votre bord, nous ne l’oublierons pas. Quant à moi, je ne méconnais pas que, si l’intérêt de la science pouvait absorber jusqu’au besoin de liberté, ce que me promet notre rencontre m’offrirait de grandes compensations.”
Je pensais que le commandant allait me tendre la main pour sceller notre traité. Il n’en fit rien. Je le regrettai pour lui.
“Une dernière question, dis-je, au moment où cet être inexplicable semblait vouloir se retirer.
— Parlez, monsieur le professeur.
— De quel nom dois-je vous appeler?
— Monsieur, répondit le commandant, je ne suis pour vous que le capitaine Nemo, et vos compagnons et vous, n’êtes pour moi que les passagers du Nautilus.”
Le capitaine Nemo appela. Un stewart parut. Le capitaine lui donna ses ordres dans cette langue étrangère que je ne pouvais reconnaître. Puis, se tournant vers le Canadien et Conseil :
“Un repas vous attend dans votre cabine, leur dit-il. Veuillez suivre cet homme.
— Ça n’est pas de refus!” répondit le harponneur.
Conseil et lui sortirent enfin de cette cellule où ils étaient renfermés depuis plus de trente heures.
“Et maintenant, monsieur Aronnax, notre déjeuner est prêt. Permettez-moi de vous précéder.
— A vos ordres, capitaine.”
Je suivis le capitaine Nemo, et dès que j’eus franchi la porte, je pris une sorte de couloir électriquement éclairé, semblable aux coursives d’un navire. Après un parcours d’une dizaine de mètres, une seconde porte s’ouvrit devant moi.
J’entrai alors dans une salle à manger ornée et meublée avec un goût sévère. De hauts dressoirs de chêne, incrustés d’ornements d’ébène, s’élevaient aux deux extrémités de cette salle, et sur leurs rayons à ligne ondulée étincelaient des faïences, des porcelaines, des verreries d’un prix inestimable. La vaisselle plate y resplendissait sous les rayons que versait un plafond lumineux, dont de fines peintures tamisaient et adoucissaient l’éclat.
Au centre de la salle était une table richement servie. Le capitaine Nemo m’indiqua la place que je devais occuper.
“Asseyez-vous, me dit-il, et mangez comme un homme qui doit mourir de faim.”
Le déjeuner se composait d’un certain nombre de plats dont la mer seule avait fourni le contenu, et de quelques mets dont j’ignorais la nature et la provenance. J’avouerai que c’était bon, mais avec un goût particulier auquel je m’habituai facilement. Ces divers aliments me parurent riches en phosphore, et je pensai qu’ils devaient avoir une origine marine.
Le capitaine Nemo me regardait. Je ne lui demandai rien, mais il devina mes pensées, et il répondit de lui-même aux questions que je brûlais de lui adresser.
“La plupart de ces mets vous sont inconnus, me dit-il. Cependant, vous pouvez en user sans crainte. Ils sont sains et nourrissants. Depuis longtemps, j’ai renoncé aux aliments de la terre, et je ne m’en porte pas plus mal. Mon équipage, qui est vigoureux, ne se nourrit pas autrement que moi.
— Ainsi, dis-je, tous ces aliments sont des produits de la mer?
— Oui, monsieur le professeur, la mer fournit à tous mes besoins. Tantôt, je mets mes filets a la traîne, et je les retire, prêts à se rompre. Tantôt, je vais chasser au milieu de cet élément qui paraît être inaccessible à l’homme, et je force le gibier qui gîte dans mes forêts sous-marines. Mes troupeaux, comme ceux du vieux pasteur de Neptune, paissent sans crainte les immenses prairies de l’Océan. J’ai là une vaste propriété que j’exploite moi-même et qui est toujours ensemencée par la main du Créateur de toutes choses.”
Je regardai le capitaine Nemo avec un certain étonnement, et je lui répondis :
“Je comprends parfaitement, monsieur, que vos filets fournissent d’excellents poissons à votre table; je comprends moins que vous poursuiviez le gibier aquatique dans vos forêts sous-marines; mais je ne comprends plus du tout qu’une parcelle de viande, si petite qu’elle soit, figure dans votre menu.
— Aussi, monsieur, me répondit le capitaine Nemo, ne fais-je jamais usage de la chair des animaux terrestres.
— Ceci, cependant, repris-je, en désignant un plat où restaient encore quelques tranches de filet.
— Ce que vous croyez être de la viande, monsieur le professeur, n’est autre chose que du filet de tortue de mer. Voici également quelques foies de dauphin que vous prendriez pour un ragoût de porc. Mon cuisinier est un habile préparateur, qui excelle à conserver ces produits variés de l’Océan. Goûtez à tous ces mets. Voici une conserve d’holoturies qu’un Malais déclarerait sans rivale au monde, voilà une crème dont le lait a été fourni par la mamelle des cétacés, et le sucre par les grands fucus de la mer du Nord, et enfin, permettez-moi de vous offrir des confitures d’anémones qui valent celles des fruits les plus savoureux.”
Et je goûtais, plutôt en curieux qu’en gourmet, tandis que le capitaine Nemo m’enchantait par ses invraisemblables récits.
“Mais cette mer, monsieur Aronnax, me dit-il, cette nourrice prodigieuse, inépuisable, elle ne me nourrit pas seulement; elle me vêtit encore. Ces étoffes qui vous couvrent sont tissées avec le byssus de certains coquillages; elles sont teintes avec la pourpre des anciens et nuancées de couleurs violettes que j’extrais des aplysis de la Méditerranée. Les parfums que vous trouverez sur la toilette de votre cabine sont le produit de la distillation des plantes marines. Votre lit est fait du plus doux zostère de l’Océan. Votre plume sera un fanon de baleine, votre encre la liqueur sécrétée par la seiche ou l’encornet. Tout me vient maintenant de la mer comme tout lui retournera un jour!
— Vous aimez la mer, capitaine.
— Oui! je l’aime! La mer est tout! Elle couvre les sept dixièmes du globe terrestre. Son souffle est pur et sain. C’est l’immense désert où l’homme n’est jamais seul, car il sent frémir la vie à ses côtés. La mer n’est que le véhicule d’une surnaturelle et prodigieuse existence; elle n’est que mouvement et amour; c’est l’infini vivant, comme l’a dit un de vos poètes. Et en effet, monsieur le professeur, la nature s’y manifeste par ses trois règnes, minéral, végétal, animal. Ce dernier y est largement représenté par les quatre groupes des zoophytes, par trois classes des articulés, par cinq classes des mollusques, par trois classes des vertébrés, les mammifères, les reptiles et ces innombrables légions de poissons, ordre infini d’animaux qui compte plus de treize mille espèces, dont un dixième seulement appartient à l’eau douce. La mer est le vaste réservoir de la nature. C’est par la mer que le globe a pour ainsi dire commencé, et qui sait s’il ne finira pas par elle! Là est la suprême tranquillité. La mer n’appartient pas aux despotes. A sa surface, ils peuvent encore exercer des droits iniques, s’y battre, s’y dévorer, y transporter toutes les horreurs terrestres. Mais à trente pieds au-dessous de son niveau, leur pouvoir cesse, leur influence s’éteint, leur puissance disparaît! Ah! monsieur, vivez, vivez au sein des mers! Là seulement est l’indépendance! Là je ne reconnais pas de maîtres! Là je suis libre!”
Le capitaine Nemo se tut subitement au milieu de cet enthousiasme qui débordait de lui. S'était-il laissé entraîner au-delà de sa réserve habituelle? Avait-il trop parlé? Pendant quelques instants, il se promena, très agité. Puis, ses nerfs se calmèrent, sa physionomie reprit sa froideur accoutumée, et, se tournant vers moi :
“Maintenant, monsieur le professeur, dit-il, si vous voulez visiter le Nautilus, je suis a vos ordres.”
XI. LE NAUTILUS
Le capitaine Nemo se leva. Je le suivis. Une double porte, ménagée à l’arrière de la salle, s’ouvrit, et j’entrai dans une chambre de dimension égale à celle que je venais de quitter.
C“était une bibliothèque. De hauts meubles en palissandre noir, incrustés de cuivres, supportaient sur leurs larges rayons un grand nombre de livres uniformément reliés. Ils suivaient le contour de la salle et se terminaient à leur partie inférieure par de vastes divans, capitonnés de cuir marron, qui offraient les courbes les plus confortables. De légers pupitres mobiles, en s’écartant ou se rapprochant à volonté, permettaient d’y poser le livre en lecture. Au centre se dressait une vaste table, couverte de brochures, entre lesquelles apparaissaient quelques journaux déjà vieux. La lumière électrique inondait tout cet harmonieux ensemble, et tombait de quatre globes dépolis à demi engagés dans les volutes du plafond. Je regardais avec une admiration réelle cette salle si ingénieusement aménagée, et je ne pouvais en croire mes yeux.
“Capitaine Nemo, dis-je à mon hôte, qui venait de s’étendre sur un divan, voilà une bibliothèque qui ferait honneur à plus d’un palais des continents, et je suis vraiment émerveillé, quand je songe qu’elle peut vous suivre au plus profond des mers.
— Où trouverait-on plus de solitude, plus de silence, monsieur le professeur? répondit le capitaine Nemo. Votre cabinet du Muséum vous offre-t-il un repos aussi complet?
— Non, monsieur, et je dois ajouter qu’il est bien pauvre auprès du vôtre. Vous possédez la six ou sept mille volumes…
— Douze mille, monsieur Aronnax. Ce sont les seuls liens qui me rattachent à la terre. Mais le monde a fini pour moi le jour où mon Nautilus s’est plongé pour la première fois sous les eaux. Ce jour-là, j’ai acheté mes derniers volumes, mes dernières brochures, mes derniers journaux, et depuis lors, je veux croire que l’humanité n’a plus ni pensé, ni écrit. Ces livres, monsieur le professeur, sont d’ailleurs à votre disposition, et vous pourrez en user librement.”
Je remerciai le capitaine Nemo, et je m’approchai des rayons de la bibliothèque. Livres de science, de morale et de littérature, écrits en toute langue, y abondaient; mais je ne vis pas un seul ouvrage d’économie politique; ils semblaient être sévèrement proscrits du bord. Détail curieux, tous ces livres étaient indistinctement classés, en quelque langue qu’ils fussent écrits, et ce mélange prouvait que le capitaine du Nautilus devait lire couramment les volumes que sa main prenait au hasard.
Parmi ces ouvrages, je remarquai les chefs-d’œuvre des maîtres anciens et modernes, c’est-à-dire tout ce que l’humanité a produit de plus beau dans l’histoire, la poésie, le roman et la science, depuis Homère jusqu’à Victor Hugo, depuis Xénophon jusqu’à Michelet, depuis Rabelais jusqu’à madame Sand. Mais la science, plus particulièrement, faisait les frais de cette bibliothèque; les livres de mécanique, de balistique, d’hydrographie, de météorologie, de géographie, de géologie, etc., y tenaient une place non moins importante que les ouvrages d’histoire naturelle, et je compris qu’ils formaient la principale étude du capitaine. Je vis là tout le Humboldt, tout l’Arago, les travaux de Foucault, d’Henry Sainte-Claire Deville, de Chasles, de Milne-Edwards, de Quatrefages, de Tyndall, de Faraday, de Berthelot, de l’abbé Secchi, de Petermann, du commandant Maury, d’Agassis etc. Les mémoires de l’Académie des sciences, les bulletins des diverses sociétés de géographie, etc., et, en bon rang, les deux volumes qui m’avaient peut-être valu cet accueil relativement charitable du capitaine Nemo. Parmi les œuvres de Joseph Bertrand, son livre intitulé les Fondateurs de l’Astronomie me donna même une date certaine; et comme je savais qu’il avait paru dans le courant de 1865, je pus en conclure que l’installation du Nautilus ne remontait pas à une époque postérieure. Ainsi donc, depuis trois ans, au plus, le capitaine Nemo avait commencé son existence sous-marine. J’espérai, d’ailleurs, que des ouvrages plus récents encore me permettraient de fixer exactement cette époque; mais j’avais le temps de faire cette recherche, et je ne voulus pas retarder davantage notre promenade à travers les merveilles du Nautilus.
“Monsieur, dis-je au capitaine, je vous remercie d’avoir mis cette bibliothèque à ma disposition. Il y a là des trésors de science, et j’en profiterai.
— Cette salle n’est pas seulement une bibliothèque, dit le capitaine Nemo, c’est aussi un fumoir.
— Un fumoir? m’écriai-je. On fume donc à bord?
— Sans doute.
— Alors, monsieur, je suis forcé de croire que vous avez conservé des relations avec La Havane.
— Aucune, répondit le capitaine. Acceptez ce cigare, monsieur Aronnax, et, bien qu’il ne vienne pas de La Havane, vous en serez content, si vous êtes connaisseur.”
Je pris le cigare qui m’était offert, et dont la forme rappelait celle du londrès; mais il semblait fabriqué avec des feuilles d’or. Je l’allumai à un petit brasero que supportait un élégant pied de bronze, et j’aspirai ses premières bouffées avec la volupté d’un amateur qui n’a pas fumé depuis deux jours.
“C’est excellent, dis-je, mais ce n’est pas du tabac.
— Non, répondit le capitaine, ce tabac ne vient ni de La Havane ni de l’Orient. C’est une sorte d’algue, riche en nicotine, que la mer me fournit, non sans quelque parcimonie. Regrettez-vous les londrès, monsieur?
— Capitaine, je les méprise à partir de ce jour.
— Fumez donc à votre fantaisie, et sans discuter l’origine de ces cigares. Aucune régie ne les a contrôlés, mais ils n’en sont pas moins bons, j’imagine.
— Au contraire.”
A ce moment le capitaine Nemo ouvrit une porte qui faisait face à celle par laquelle j’étais entré dans la bibliothèque, et je passai dans un salon immense et splendidement éclairé.
C“était un vaste quadrilatère, à pans coupés, long de dix mètres, large de six, haut de cinq. Un plafond lumineux, décoré de légères arabesques, distribuait un jour clair et doux sur toutes les merveilles entassées dans ce musée. Car, c’était réellement un musée dans lequel une main intelligente et prodigue avait réuni tous les trésors de la nature et de l’art, avec ce pêle-mêle artiste qui distingue un atelier de peintre.
Une trentaine de tableaux de maîtres, à cadres uniformes, séparés par d’étincelantes panoplies, ornaient les parois tendues de tapisseries d’un dessin sévère. Je vis là des toiles de la plus haute valeur, et que, pour la plupart, j’avais admirées dans les collections particulières de l’Europe et aux expositions de peinture. Les diverses écoles des maîtres anciens étaient représentées par une madone de Raphaël, une vierge de Léonard de Vinci, une nymphe du Corrège, une femme du Titien, une adoration de Véronèse, une assomption de Murillo, un portrait d’Holbein, un moine de Vélasquez, un martyr de Ribeira, une kermesse de Rubens, deux paysages flamands de Téniers, trois petits tableaux de genre de Gérard Dow, de Metsu, de Paul Potter, deux toiles de Géricault et de Prudhon, quelques marines de Backuysen et de Vernet. Parmi les œuvres de la peinture moderne, apparaissaient des tableaux signés Delacroix, Ingres, Decamps, Troyon, Meissonnier, Daubigny, etc., et quelques admirables réductions de statues de marbre ou de bronze, d’après les plus beaux modèles de l’antiquité, se dressaient sur leurs piédestaux dans les angles de ce magnifique musée. Cet état de stupéfaction que m’avait prédit le commandant du Nautilus commençait déjà à s’emparer de mon esprit.
“Monsieur le professeur, dit alors cet homme étrange, vous excuserez le sans-gêne avec lequel je vous reçois, et le désordre qui règne dans ce salon.
— Monsieur, répondis-je, sans chercher à savoir qui vous êtes, m’est-il permis de reconnaître en vous un artiste?
— Un amateur, tout au plus, monsieur. J’aimais autrefois à collectionner ces belles œuvres créées par la main de l’homme. J'étais un chercheur avide, un fureteur infatigable, et j’ai pu réunir quelques objets d’un haut prix. Ce sont mes derniers souvenirs de cette terre qui est morte pour moi. A mes yeux, vos artistes modernes ne sont déjà plus que des anciens; ils ont deux ou trois mille ans d’existence, et je les confonds dans mon esprit. Les maîtres n’ont pas d’âge.
— Et ces musiciens? dis-je, en montrant des partitions de Weber, de Rossini, de Mozart, de Beethoven, d’Haydn, de Meyerbeer, d’Herold, de Wagner, d’Auber, de Gounod, et nombre d’autres, éparses sur un pianoorgue de grand modèle qui occupait un des panneaux du salon.
— Ces musiciens, me répondit le capitaine Nemo, ce sont des contemporains d’Orphée, car les différences chronologiques s’effacent dans la mémoire des morts — et je suis mort, monsieur le professeur, aussi bien mort que ceux de vos amis qui reposent à six pieds sous terre!”
Le capitaine Nemo se tut et sembla perdu dans une rêverie profonde. Je le considérais avec une vive émotion, analysant en silence les étrangetés de sa physionomie. Accoudé sur l’angle d’une précieuse table de mosaïque, il ne me voyait plus, il oubliait ma présence.
Je respectai ce recueillement, et je continuai de passer en revue les curiosités qui enrichissaient ce salon.
Auprès des œuvres de l’art, les raretés naturelles tenaient une place très importante. Elles consistaient principalement en plantes, en coquilles et autres productions de l’Océan, qui devaient être les trouvailles personnelles du capitaine Nemo. Au milieu du salon, un jet d’eau, électriquement éclairé, retombait dans une vasque faite d’un seul tridacne. Cette coquille, fournie par le plus grand des mollusques acéphales, mesurait sur ses bords, délicatement festonnés, une circonférence de six mètres environ; elle dépassait donc en grandeur ces beaux tridacnes qui furent donnés à François 1er par la République de Venise, et dont l’église Saint-Sulpice, à Paris, a fait deux bénitiers gigantesques.
Autour de cette vasque, sous d’élégantes vitrines fixées par des armatures de cuivre, étaient classés et étiquetés les plus précieux produits de la mer qui eussent jamais été livrés aux regards d’un naturaliste. On conçoit ma joie de professeur.
L’embranchement des zoophytes offrait de très curieux spécimens de ses deux groupes des polypes et des échinodermes. Dans le premier groupe, des tubipores, des gorgones disposées en éventail, des éponges douces de Syrie, des isis des Molluques, des pennatules, une virgulaire admirable des mers de Norvège, des ombellulaires variées, des alcyonnaires, toute une série de ces madrépores que mon maître Milne-Edwards a si sagacement classés en sections, et parmi lesquels je remarquai d’adorables flabellines, des oculines de l’île Bourbon, le « char de Neptune” des Antilles, de superbes variétés de coraux, enfin toutes les espèces de ces curieux polypiers dont l’assemblage forme des îles entières qui deviendront un jour des continents. Dans les échinodermes, remarquables par leur enveloppe épineuse, les astéries, les étoiles de mer, les pantacrines, les comatules, les astérophons, les oursins, les holoturies, etc., représentaient la collection complète des individus de ce groupe.
Un conchyliologue un peu nerveux se serait pâmé certainement devant d’autres vitrines plus nombreuses où étaient classés les échantillons de l’embranchement des mollusques. Je vis là une collection d’une valeur inestimable, et que le temps me manquerait à décrire tout entière. Parmi ces produits, je citerai, pour mémoire seulement, — l’élégant marteau royal de l’Océan indien dont les régulières taches blanches ressortaient vivement sur un fond rouge et brun, — un spondyle impérial, aux vives couleurs, tout hérissé d’épines, rare spécimen dans les muséums européens, et dont j’estimai la valeur à vingt mille francs, un marteau commun des mers de la Nouvelle-Hollande, qu’on se procure difficilement, — des buccardes exotiques du Sénégal, fragiles coquilles blanches à doubles valves, qu’un souffle eût dissipées comme une bulle de savon, — plusieurs variétés des arrosoirs de Java, sortes de tubes calcaires bordés de replis foliacés, et très disputés par les amateurs, — toute une série de troques, les uns jaune verdâtre, pêchés dans les mers d’Amérique, les autres d’un brun roux, amis des eaux de la Nouvelle-Hollande, ceux-ci, venus du golfe du Mexique, et remarquables par leur coquille imbriquée, ceux-là, des stellaires trouvés dans les mers australes, et enfin, le plus rare de tous, le magnifique éperon de la Nouvelle-Zélande; — puis, d’admirables tellines sulfurées, de précieuses espèces de cythérées et de Vénus, le cadran treillissé des côtes de Tranquebar, le sabot marbré à nacre resplendissante, les perroquets verts des mers de Chine, le cône presque inconnu du genre Coenodulli, toutes les variétés de porcelaines qui servent de monnaie dans l’Inde et en Afrique, la « Gloire de la Mer”, la plus précieuse coquille des Indes orientales; — enfin des littorines, des dauphinules, des turritelles des janthines, des ovules, des volutes, des olives, des mitres, des casques, des pourpres, des buccins, des harpes, des rochers, des tritons, des cérites, des fuseaux, des strombes, des pterocères, des patelles, des hyales, des cléodores, coquillages délicats et fragiles, que la science a baptisés de ses noms les plus charmants.
A part, et dans des compartiments spéciaux, se déroulaient des chapelets de perles de la plus grande beauté, que la lumière électrique piquait de pointes de feu, des perles roses, arrachées aux pinnes marines de la mer Rouge, des perles vertes de l’haliotyde iris, des perles jaunes, bleues, noires, curieux produits des divers mollusques de tous les océans et de certaines moules des cours d’eau du Nord, enfin plusieurs échantillons d’un prix inappréciable qui avaient été distillés par les pintadines les plus rares. Quelques-unes de ces perles surpassaient en grosseur un œuf de pigeon; elles valaient, et au-delà, celle que le voyageur Tavernier vendit trois millions au shah de Perse, et primaient cette autre perle de l’iman de Mascate, que je croyais sans rivale au monde.
Ainsi donc, chiffrer la valeur de cette collection était, pour ainsi dire, impossible. Le capitaine Nemo avait dû dépenser des millions pour acquérir ces échantillons divers, et je me demandais à quelle source il puisait pour satisfaire ainsi ses fantaisies de collectionneur, quand je fus interrompu par ces mots :
“Vous examinez mes coquilles, monsieur le professeur. En effet, elles peuvent intéresser un naturaliste; mais, pour moi, elles ont un charme de plus, car je les ai toutes recueillies de ma main, et il n’est pas une mer du globe qui ait échappé à mes recherches.
— Je comprends, capitaine, je comprends cette joie de se promener au milieu de telles richesses. Vous êtes de ceux qui ont fait eux-mêmes leur trésor. Aucun muséum de l’Europe ne possède une semblable collection des produits de l’Océan. Mais si j’épuise mon admiration pour elle, que me restera-t-il pour le navire qui les porte! Je ne veux point pénétrer des secrets qui sont les vôtres! Cependant, j’avoue que ce Nautilus, la force motrice qu’il renferme en lui, les appareils qui permettent de le manœuvrer, l’agent si puissant qui l’anime, tout cela excite au plus haut point ma curiosité. Je vois suspendus aux murs de ce salon des instruments dont la destination m’est inconnue. Puis-je savoir?…
— Monsieur Aronnax, me répondit le capitaine Nemo, je vous ai dit que vous seriez libre à mon bord, et par conséquent, aucune partie du Nautilus ne vous est interdite. Vous pouvez donc le visiter en détail et je me ferai un plaisir d’être votre cicérone.
— Je ne sais comment vous remercier, monsieur, mais je n’abuserai pas de votre complaisance. Je vous demanderai seulement à quel usage sont destinés ces instruments de physique…
— Monsieur le professeur, ces mêmes instruments se trouvent dans ma chambre, et c’est là que j’aurai le plaisir de vous expliquer leur emploi. Mais auparavant, venez visiter la cabine qui vous est réservée. Il faut que vous sachiez comment vous serez installé à bord du Nautilus.”
Je suivis le capitaine Nemo, qui, par une des portes percées à chaque pan coupé du salon, me fit rentrer dans les coursives du navire. Il me conduisit vers l’avant, et là je trouvai, non pas une cabine, mais une chambre élégante, avec lit, toilette et divers autres meubles.
Je ne pus que remercier mon hôte.
“Votre chambre est contiguë à la mienne, me dit-il, en ouvrant une porte, et la mienne donne sur le salon que nous venons de quitter.”
J’entrai dans la chambre du capitaine. Elle avait un aspect sévère, presque cénobitique. Une couchette de fer, une table de travail, quelques meubles de toilette. Le tout éclairé par un demi-jour. Rien de confortable. Le strict nécessaire, seulement.
Le capitaine Nemo me montra un siège.
“Veuillez vous asseoir”, me dit-il.
Je m’assis, et il prit la parole en ces termes :
XII. TOUT PAR L'ÉLECTRICITÉ
“Monsieur, dit le capitaine Nemo, me montrant les instruments suspendus aux parois de sa chambre, voici les appareils exigés par la navigation du Nautilus. Ici comme dans le salon, je les ai toujours sous les yeux, et ils m’indiquent ma situation et ma direction exacte au milieu de l’Océan. Les uns vous sont connus, tels que le thermomètre qui donne la température intérieure du Nautilus; le baromètre, qui pèse le poids de l’air et prédit les changements de temps; l’hygromètre, qui marque le degré de sécheresse de l’atmosphère; le storm-glass, dont le mélange, en se décomposant, annonce l’arrivée des tempêtes; la boussole, qui dirige ma route; le sextant, qui par la hauteur du soleil m’apprend ma latitude; les chronomètres, qui me permettent de calculer ma longitude; et enfin des lunettes de jour et de nuit, qui me servent à scruter tous les points de l’horizon, quand le Nautilus est remonté à la surface des flots.
— Ce sont les instruments habituels au navigateur, répondis-je, et j’en connais l’usage. Mais en voici d’autres qui répondent sans doute aux exigences particulières du Nautilus. Ce cadran que j’aperçois et que parcourt une aiguille mobile, n’est-ce pas un manomètre?
— C’est un manomètre, en effet. Mis en communication avec l’eau dont il indique la pression extérieure, il me donne par là même la profondeur à laquelle se maintient mon appareil.
— Et ces sondes d’une nouvelle espèce?
— Ce sont des sondes thermométriques qui rapportent la température des diverses couches d’eau.
— Et ces autres instruments dont je ne devine pas l’emploi?
— Ici, monsieur le professeur, je dois vous donner quelques explications, dit le capitaine Nemo. Veuillez donc m’écouter.”
Il garda le silence pendant quelques instants, puis il dit :
“Il est un agent puissant, obéissant, rapide, facile, qui se plie à tous les usages et qui règne en maître à mon bord. Tout se fait par lui. Il m’éclaire, il m’échauffe, il est l’âme de mes appareils mécaniques. Cet agent, c’est l’électricité.
— L'électricité! m’écriai-je assez surpris.
— Oui, monsieur.
— Cependant, capitaine, vous possédez une extrême rapidité de mouvements qui s’accorde mal avec le pouvoir de l’électricité. Jusqu’ici, sa puissance dynamique est restée très restreinte et n’a pu produire que de petites forces!
— Monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo, mon électricité n’est pas celle de tout le monde, et c’est là tout ce que vous me permettrez de vous en dire.
— Je n’insisterai pas, monsieur, et je me contenterai d’être très étonné d’un tel résultat. Une seule question, cependant, à laquelle vous ne répondrez pas si elle est indiscrète. Les éléments que vous employez pour produire ce merveilleux agent doivent s’user vite. Le zinc, par exemple, comment le remplacez-vous, puisque vous n’avez plus aucune communication avec la terre?
— Votre question aura sa réponse, répondit le capitaine Nemo. Je vous dirai, d’abord, qu’il existe au fond des mers des mines de zinc, de fer, d’argent, d’or, dont l’exploitation serait très certainement praticable. Mais je n’ai rien emprunté à ces métaux de la terre, et j’ai voulu ne demander qu’à la mer elle-même les moyens de produire mon électricité.
— A la mer?
— Oui, monsieur le professeur, et les moyens ne me manquaient pas. J’aurais pu, en effet, en établissant un circuit entre des fils plongés à différentes profondeurs, obtenir l’électricité par la diversité de températures qu’ils éprouvaient; mais j’ai préféré employer un système plus pratique.
— Et lequel?
— Vous connaissez la composition de l’eau de mer. Sur mille grammes on trouve quatre-vingt-seize centièmes et demi d’eau, et deux centièmes deux tiers environ de chlorure de sodium; puis, en petite quantité, des chlorures de magnésium et de potassium, du bromure de magnésium, du sulfate de magnésie, du sulfate et du carbonate de chaux. Vous voyez donc que le chlorure de sodium s’y rencontre dans une proportion notable. Or, c’est ce sodium que j’extrais de l’eau de mer et dont je compose mes éléments.
— Le sodium?
— Oui, monsieur. Mélangé avec le mercure, il forme un amalgame qui tient lieu du zinc dans les éléments Bunzen. Le mercure ne s’use jamais. Le sodium seul se consomme, et la mer me le fournit elle-même. Je vous dirai, en outre, que les piles au sodium doivent être considérées comme les plus énergiques, et que leur force électromotrice est double de celle des piles au zinc.
— Je comprends bien, capitaine, l’excellence du sodium dans les conditions où vous vous trouvez. La mer le contient. Bien. Mais il faut encore le fabriquer, l’extraire en un mot. Et comment faites-vous? Vos piles pourraient évidemment servir à cette extraction; mais, si je ne me trompe, la dépense du sodium nécessitée par les appareils électriques dépasserait la quantité extraite. Il arriverait donc que vous en consommeriez pour le produire plus que vous n’en produiriez!
— Aussi, monsieur le professeur, je ne l’extrais pas par la pile, et j’emploie tout simplement la chaleur du charbon de terre.
— De terre? dis-je en insistant.
Disons le charbon de mer, si vous voulez, répondit le capitaine Nemo.
— Et vous pouvez exploiter des mines sous-marines de houille?
— Monsieur Aronnax, vous me verrez à l’œuvre. Je ne vous demande qu’un peu de patience, puisque vous avez le temps d’être patient. Rappelez-vous seulement ceci: je dois tout à l’Océan; il produit l’électricité, et l’électricité donne au Nautilus la chaleur, la lumière, le mouvement, la vie en un mot.
— Mais non pas l’air que vous respirez?
— Oh! je pourrais fabriquer l’air nécessaire à ma consommation, mais c’est inutile puisque je remonte à la surface de la mer, quand il me plaît. Cependant, si l’électricité ne me fournit pas l’air respirable, elle manœuvre, du moins, des pompes puissantes qui l’emmagasinent dans des réservoirs spéciaux, ce qui me permet de prolonger, au besoin, et aussi longtemps que je le veux, mon séjour dans les couches profondes.
— Capitaine, répondis-je, je me contente d’admirer. Vous avez évidemment trouvé ce que les hommes trouveront sans doute un jour, la véritable puissance dynamique de l’électricité.
— Je ne sais s’ils la trouveront, répondit froidement le capitaine Nemo. Quoi qu’il en soit, vous connaissez déjà la première application que j’ai faite de ce précieux agent. C’est lui qui nous éclaire avec une égalité, une continuité que n’a pas la lumière du soleil. Maintenant, regardez cette horloge; elle est électrique, et marche avec une régularité qui défie celle des meilleurs chronomètres. Je l’ai divisée en vingt-quatre heures, comme les horloges italiennes, car pour moi, il n’existe ni nuit, ni jour, ni soleil, ni lune, mais seulement cette lumière factice que j’entraîne jusqu’au fond des mers! Voyez, en ce moment, il est dix heures du matin.
— Parfaitement.
— Autre application de l’électricité. Ce cadran, suspendu devant nos yeux, sert à indiquer la vitesse du Nautilus. Un fil électrique le met en communication avec l’hélice du loch, et son aiguille m’indique la marche réelle de l’appareil. Et, tenez, en ce moment, nous filons avec une vitesse modérée de quinze milles à l’heure.
— C’est merveilleux, répondis-je, et je vois bien, capitaine, que vous avez eu raison d’employer cet agent, qui est destiné à remplacer le vent, l’eau et la vapeur.
— Nous n’avons pas fini, monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo en se levant, et si vous voulez me suivre, nous visiterons l’arrière du Nautilus.”
En effet, je connaissais déjà toute la partie antérieure de ce bateau sous-marin, dont voici la division exacte, en allant du centre à l’éperon: la salle à manger de cinq mètres, séparée de la bibliothèque par une cloison étanche, c’est-à-dire ne pouvant être pénétrée par l’eau, la bibliothèque de cinq mètres, le grand salon de dix mètres, séparé de la chambre du capitaine par une seconde cloison étanche, ladite chambre du capitaine de cinq mètres, la mienne de deux mètres cinquante, et enfin un réservoir d’air de sept mètres cinquante, qui s’étendait jusqu’à l’étrave. Total, trente-cinq mètres de longueur. Les cloisons étanches étaient percées de portes qui se fermaient hermétiquement au moyen d’obturateurs en caoutchouc, et elles assuraient toute sécurité à bord du Nautilus, au cas où une voie d’eau se fût déclarée.
Je suivis le capitaine Nemo. à travers les coursives situées en abord, et j’arrivai au centre du navire. Là, se trouvait une sorte de puits qui s’ouvrait entre deux cloisons étanches. Une échelle de fer, cramponnée à la paroi, conduisait à son extrémité supérieure. Je demandai au capitaine à quel usage servait cette échelle.
“Elle aboutit au canot, répondit-il.
— Quoi! vous avez un canot? répliquai-je, assez étonné.
— Sans doute. Une excellente embarcation, légère et insubmersible, qui sert à la promenade et à la pêche.
— Mais alors, quand vous voulez vous embarquer, vous êtes forcé de revenir à la surface de la mer?
— Aucunement. Ce canot adhère à la partie supérieure de la coque du Nautilus, et occupe une cavité disposée pour le recevoir. Il est entièrement ponté, absolument étanche, et retenu par de solides boulons. Cette échelle conduit à un trou d’homme percé dans la coque du Nautilus, qui correspond à un trou pareil percé dans le flanc du canot. C’est par cette double ouverture que je m’introduis dans l’embarcation. On referme l’une, celle du Nautilus; je referme l’autre, celle du canot, au moyen de vis de pression; je largue les boulons, et l’embarcation remonte avec une prodigieuse rapidité à la surface de la mer. J’ouvre alors le panneau du pont, soigneusement clos jusque-là, je mâte, je hisse ma voile ou je prends mes avirons, et je me promène.
— Mais comment revenez-vous à bord?
— Je ne reviens pas, monsieur Aronnax, c’est le Nautilus qui revient.
— A vos ordres!
— A mes ordres. Un fil électrique me rattache à lui. Je lance un télégramme, et cela suffit.
— En effet, dis-je, grisé par ces merveilles, rien n’est plus simple!”
Après avoir dépassé la cage de l’escalier qui aboutissait à la plate-forme, je vis une cabine longue de deux mètres, dans laquelle Conseil et Ned Land, enchantés de leur repas, s’occupaient à le dévorer à belles dents. Puis, une porte s’ouvrit sur la cuisine longue de trois mètres, située entre les vastes cambuses du bord.
Là, l’électricité, plus énergique et plus obéissante que le gaz lui-même, faisait tous les frais de la cuisson. Les fils, arrivant sous les fourneaux, communiquaient à des éponges de platine une chaleur qui se distribuait et se maintenait régulièrement. Elle chauffait également des appareils distillatoires qui, par la vaporisation, fournissaient une excellente eau potable. Auprès de cette cuisine s’ouvrait une salle de bains, confortablement disposée, et dont les robinets fournissaient l’eau froide ou l’eau chaude, à volonté.
A la cuisine succédait le poste de l’équipage, long de cinq mètres. Mais la porte en était fermée, et je ne pus voir son aménagement, qui m’eût peut-être fixé sur le nombre d’hommes nécessité par la manœuvre du Nautilus.
Au fond s’élevait une quatrième cloison étanche qui séparait ce poste de la chambre des machines. Une porte s’ouvrit, et je me trouvai dans ce compartiment où le capitaine Nemo — ingénieur de premier ordre, à coup sûr — avait disposé ses appareils de locomotion.
Cette chambre des machines, nettement éclairée, ne mesurait pas moins de vingt mètres en longueur. Elle était naturellement divisée en deux parties; la première renfermait les éléments qui produisaient l’électricité, et la seconde, le mécanisme qui transmettait le mouvement à l’hélice.
Je fus surpris, tout d’abord, de l’odeur sui generis qui emplissait ce compartiment. Le capitaine Nemo s’aperçut de mon impression.
“Ce sont, me dit-il, quelques dégagements de gaz, produits par l’emploi du sodium; mais ce n’est qu’un léger inconvénient. Tous les matins, d’ailleurs, nous purifions le navire en le ventilant à grand air.”
Cependant, j’examinais avec un intérêt facile à concevoir la machine du Nautilus.
“Vous le voyez, me dit le capitaine Nemo, j’emploie des éléments Bunzen, et non des éléments Ruhmkorff. Ceux-ci eussent été impuissants. Les éléments Bunzen sont peu nombreux, mais forts et grands, ce qui vaut mieux, expérience faite. L'électricité produite se rend à l’arrière, où elle agit par des électro-aimants de grande dimension sur un système particulier de leviers et d’engrenages qui transmettent le mouvement à l’arbre de l’hélice. Celle-ci, dont le diamètre est de six mètres et le pas de sept mètres cinquante, peut donner jusqu’à cent vingt tours par seconde.
— Et vous obtenez alors?
— Une vitesse de cinquante milles à l’heure.”
Il y avait là un mystère, mais je n’insistai pas pour le connaître. Comment l’électricité pouvait-elle agir avec une telle puissance? Où cette force presque illimitée prenait-elle son origine? Etait-ce dans sa tension excessive obtenue par des bobines d’une nouvelle sorte? Était-ce dans sa transmission qu’un système de leviers inconnus pouvait accroître à l’infini? C’est ce que je ne pouvais comprendre.
“Capitaine Nemo, dis-je, je constate les résultats et je ne cherche pas à les expliquer. J’ai vu le Nautilus manœuvrer devant l’Abraham-Lincoln, et je sais à quoi m’en tenir sur sa vitesse. Mais marcher ne suffit pas. Il faut voir où l’on va! Il faut pouvoir se diriger à droite, à gauche, en haut, en bas! Comment atteignez-vous les grandes profondeurs, où vous trouvez une résistance croissante qui s’évalue par des centaines d’atmosphères? Comment remontez-vous à la surface de l’Océan? Enfin, comment vous maintenez-vous dans le milieu qui vous convient? Suis-je indiscret en vous le demandant?
— Aucunement, monsieur le professeur, me répondit le capitaine, après une légère hésitation, puisque vous ne devez jamais quitter ce bateau sous-marin. Venez dans le salon. C’est notre véritable cabinet de travail, et là, vous apprendrez tout ce que vous devez savoir sur le Nautilus!”
XIII. QUELQUES CHIFFRES
Un instant après, nous étions assis sur un divan du salon, le cigare aux lèvres. Le capitaine mit sous mes yeux une épure qui donnait les plan, coupe et élévation du Nautilus. Puis il commença sa description en ces termes :
“Voici, monsieur Aronnax, les diverses dimensions du bateau qui vous porte. C’est un cylindre très allongé, à bouts coniques. Il affecte sensiblement la forme d’un cigare, forme déjà adoptée à Londres dans plusieurs constructions du même genre. La longueur de ce cylindre, de tête en tête, est exactement de soixante-dix mètres, et son bau. à sa plus grande largeur, est de huit mètres. Il n’est donc pas construit tout à fait au dixième comme vos steamers de grande marche, mais ses lignes sont suffisamment longues et sa coulée assez prolongée, pour que l’eau déplacée s’échappe aisément et n’oppose aucun obstacle a sa marche.
“Ces deux dimensions vous permettent d’obtenir par un simple calcul la surface et le volume du Nautilus. Sa surface comprend mille onze mètres carrés et quarante-cinq centièmes; son volume, quinze cents mètres cubes et deux dixièmes — ce qui revient à dire qu’entièrement immergé, il déplace ou pèse quinze cents mètres cubes ou tonneaux.
“Lorsque j’ai fait les plans de ce navire destiné à une navigation sous-marine, j’ai voulu, qu’en équilibre dans l’eau il plongeât des neuf dixièmes, et qu’il émergeât d’un dixième seulement. Par conséquent, il ne devait déplacer dans ces conditions que les neuf dixièmes de son volume, soit treize cent cinquante-six mètres cubes et quarante-huit centièmes, c’est-à-dire ne peser que ce même nombre de tonneaux. J’ai donc dû ne pas dépasser ce poids en le construisant suivant les dimensions sus-dites.
“Le Nautilus se compose de deux coques, l’une intérieure, l’autre extérieure, réunies entre elles par des fers en T qui lui donnent une rigidité extrême. En effet, grâce à cette disposition cellulaire, il résiste comme un bloc, comme s’il était plein. Son bordé ne peut céder; il adhère par lui-même et non par le serrage des rivets, et l’homogénéité de sa construction, due au parfait assemblage des matériaux, lui permet de défier les mers les plus violentes.
“Ces deux coques sont fabriquées en tôle d’acier dont la densité par rapport à l’eau est de sept, huit dixièmes. La première n’a pas moins de cinq centimètres d’épaisseur, et pèse trois cent quatre-vingt-quatorze tonneaux quatre-vingt-seize centièmes. La seconde enveloppe, la quille, haute de cinquante centimètres et large de vingt-cinq, pesant, à elle seule, soixante-deux tonneaux, la machine, le lest, les divers accessoires et aménagements, les cloisons et les étrésillons intérieurs, ont un poids de neuf cent soixante et un tonneaux soixante-deux centièmes, qui, ajoutés aux trois cent quatre-vingt-quatorze tonneaux et quatre-vingt-seize centièmes, forment le total exigé de treize cent cinquante-six tonneaux et quarante-huit centièmes. Est-ce entendu?
— C’est entendu, répondis-je.
— Donc, reprit le capitaine, lorsque le Nautilus se trouve à flot dans ces conditions, il émerge d’un dixième. Or, si j’ai disposé des réservoirs d’une capacité égale à ce dixième, soit d’une contenance de cent cinquante tonneaux et soixante-douze centièmes, et si je les remplis d’eau, le bateau déplaçant alors quinze cent sept tonneaux, ou les pesant, sera complètement immergé. C’est ce qui arrive, monsieur le professeur. Ces réservoirs existent en abord dans les parties inférieures du Nautilus.
J’ouvre des robinets, ils se remplissent, et le bateau s’enfonçant vient affleurer la surface de l’eau.
— Bien, capitaine, mais nous arrivons alors à la véritable difficulté. Que vous puissiez affleurer la surface de l’Océan, je le comprends. Mais plus bas, en plongeant au-dessous de cette surface, votre appareil sous-marin ne va-t-il pas rencontrer une pression et par conséquent subir une poussée de bas en haut qui doit être évaluée à une atmosphère par trente pieds d’eau, soit environ un kilogramme par centimètre carré?
— Parfaitement, monsieur.
— Donc, à moins que vous ne remplissiez le Nautilus en entier, je ne vois pas comment vous pouvez l’entraîner au sein des masses liquides.
— Monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo, il ne faut pas confondre la statique avec la dynamique, sans quoi l’on s’expose à de graves erreurs. Il y a très peu de travail à dépenser pour atteindre les basses régions de l’Océan, car les corps ont une tendance à devenir « fondriers”. Suivez mon raisonnement.
— Je vous écoute, capitaine.
— Lorsque j’ai voulu déterminer l’accroissement de poids qu’il faut donner au Nautilus pour l’immerger, je n’ai eu à me préoccuper que de la réduction du volume que l’eau de mer éprouve à mesure que ses couches deviennent de plus en plus profondes.
— C’est évident, répondis-je.
— Or, si l’eau n’est pas absolument incompressible, elle est, du moins, très peu compressible. En effet, d’après les calculs les plus récents, cette réduction n’est que de quatre cent trente-six dix millionièmes par atmosphère, ou par chaque trente pieds de profondeur. S’agit-il d’aller à mille mètres, je tiens compte alors de la réduction du volume sous une pression équivalente à celle d’une colonne d’eau de mille mètres, c’est-à-dire sous une pression de cent atmosphères. Cette réduction sera alors de quatre cent trente-six cent millièmes. Je devrai donc accroître le poids de façon à peser quinze cent treize tonneaux soixante-dix-sept centièmes, au lieu de quinze cent sept tonneaux deux dixièmes. L’augmentation ne sera conséquemment que de six tonneaux cinquante-sept centièmes.
— Seulement?
— Seulement, monsieur Aronnax, et le calcul est facile à vérifier. Or, j’ai des réservoirs supplémentaires capables d’embarquer cent tonneaux. Je puis donc descendre à des profondeurs considérables. Lorsque je veux remonter à la surface et l’affleurer, il me suffit de chasser cette eau, et de vider entièrement tous les réservoirs, si je désire que le Nautilus émerge du dixième de sa capacité totale.”
A ces raisonnements appuyés sur des chiffres, je n’avais rien à objecter.
“J’admets vos calculs, capitaine, répondis-je, et j’aurais mauvaise grâce à les contester, puisque l’expérience leur donne raison chaque jour. Mais je pressens actuellement en présence une difficulté réelle.
— Laquelle, monsieur?
— Lorsque vous êtes par mille mètres de profondeur, les parois du Nautilus supportent une pression de cent atmosphères. Si donc, à ce moment, vous voulez vider les réservoirs supplémentaires pour alléger votre bateau et remonter à la surface, il faut que les pompes vainquent cette pression de cent atmosphères, qui est de cent kilogrammes par centimètre carré. De là une puissance…
— Que l’électricité seule pouvait me donner, se hâta de dire le capitaine Nemo. Je vous répète, monsieur, que le pouvoir dynamique de mes machines est à peu près infini. Les pompes du Nautilus ont une force prodigieuse, et vous avez dû le voir, quand leurs colonnes d’eau se sont précipitées comme un torrent sur l’Abraham-Lincoln. D’ailleurs, je ne me sers des réservoirs supplémentaires que pour atteindre des profondeurs moyennes de quinze cent à deux mille mètres, et cela dans le but de ménager mes appareils. Aussi, lorsque la fantaisie me prend de visiter les profondeurs de l’Océan à deux ou trois lieues au-dessous de sa surface, j’emploie des manœuvres plus longues, mais non moins infaillibles.
— Lesquelles, capitaine? demandai-je.
— Ceci m’amène naturellement à vous dire comment se manœuvre le Nautilus.
— Je suis impatient de l’apprendre.
— Pour gouverner ce bateau sur tribord, sur bâbord, pour évoluer, en un mot, suivant un plan horizontal, je me sers d’un gouvernail ordinaire à large safran, fixé sur l’arrière de l’étambot, et qu’une roue et des palans font agir. Mais je puis aussi mouvoir le Nautilus de bas en haut et de haut en bas, dans un plan vertical, au moyen de deux plans inclinés, attachés à ses flancs sur son centre de flottaison, plans mobiles, aptes à prendre toutes les positions, et qui se manœuvrent de l’intérieur au moyen de leviers puissants. Ces plans sont-ils maintenus parallèles au bateau, celui-ci se meut horizontalement. Sont-ils inclinés, le Nautilus, suivant la disposition de cette inclinaison et sous la poussée de son hélice, ou s’enfonce suivant une diagonale aussi allongée qu’il me convient, ou remonte suivant cette diagonale. Et même, si je veux revenir plus rapidement à la surface, j’embraye l’hélice, et la pression des eaux fait remonter verticalement le Nautilus comme un ballon qui, gonflé d’hydrogène, s’élève rapidement dans les airs.
— Bravo! capitaine, m’écriais-je. Mais comment le timonier peut-il suivre la route que vous lui donnez au milieu des eaux?
— Le timonier est placé dans une cage vitrée, qui fait saillie à la partie supérieure de la coque du Nautilus, et que garnissent des verres lenticulaires.
— Des verres capables de résister à de telles pressions?
— Parfaitement. Le cristal, fragile au choc, offre cependant une résistance considérable. Dans des expériences de pêche à la lumière électrique faites en 1864, au milieu des mers du Nord, on a vu des plaques de cette matière, sous une épaisseur de sept millimètres seulement, résister à une pression de seize atmosphères, tout en laissant passer de puissants rayons calorifiques qui lui répartissaient inégalement la chaleur. Or, les verres dont je me sers n’ont pas moins de vingt et un centimètres à leur centre, c’est-à-dire trente fois cette épaisseur.
— Admis, capitaine Nemo; mais enfin, pour voir, il faut que la lumière chasse les ténèbres, et je me demande comment au milieu de l’obscurité des eaux…
— En arrière de la cage du timonier est placé un puissant réflecteur électrique, dont les rayons illuminent la mer à un demi-mille de distance.
— Ah! bravo, trois fois bravo! capitaine. Je m’explique maintenant cette phosphorescence du prétendu narval, qui a tant intrigué les savants! A ce propos, je vous demanderai si l’abordage du Nautilus et du Scotia, qui a eu un si grand retentissement, a été le résultat d’une rencontre fortuite?
— Purement fortuite, monsieur. Je naviguais à deux mètres au-dessous de la surface des eaux, quand le choc s’est produit. J’ai d’ailleurs vu qu’il n’avait eu aucun résultat fâcheux.
— Aucun, monsieur. Mais quant à votre rencontre avec l’Abraham-Lincoln?…
— Monsieur le professeur, j’en suis fâché pour l’un des meilleurs navires de cette brave marine américaine mais on m’attaquait et j’ai dû me défendre! Je me suis contenté, toutefois, de mettre la frégate hors d’état de me nuire — elle ne sera pas gênée de réparer ses avaries au port le plus prochain.
— Ah! commandant, m’écriai-je avec conviction, c’est vraiment un merveilleux bateau que votre Nautilus!
— Oui, monsieur le professeur, répondit avec une véritable émotion le capitaine Nemo, et je l’aime comme la chair de ma chair! Si tout est danger sur un de vos navires soumis aux hasards de l’Océan, si sur cette mer, la première impression est le sentiment de l’abîme, comme l’a si bien dit le Hollandais Jansen, au-dessous et à bord du Nautilus, le cœur de l’homme n’a plus rien à redouter. Pas de déformation à craindre, car la double coque de ce bateau a la rigidité du fer; pas de gréement que le roulis ou le tangage fatiguent; pas de voiles que le vent emporte; pas de chaudières que la vapeur déchire; pas d’incendie à redouter, puisque cet appareil est fait de tôle et non de bois; pas de charbon qui s’épuise, puisque l’électricité est son agent mécanique; pas de rencontre à redouter, puisqu’il est seul à naviguer dans les eaux profondes; pas de tempête à braver, puisqu’il trouve à quelques mètres au-dessous des eaux l’absolue tranquillité! Voilà, monsieur. Voilà le navire par excellence! Et s’il est vrai que l’ingénieur ait plus de confiance dans le bâtiment que le constructeur, et le constructeur plus que le capitaine lui-même, comprenez donc avec quel abandon je me fie à mon Nautilus, puisque j’en suis tout à la fois le capitaine, le constructeur et l’ingénieur!”
Le capitaine Nemo parlait avec une éloquence entraînante. Le feu de son regard, la passion de son geste, le transfiguraient. Oui! il aimait son navire comme un père aime son enfant!
Mais une question, indiscrète peut-être, se posait naturellement, et je ne pus me retenir de la lui faire.
“Vous êtes donc ingénieur, capitaine Nemo?
— Oui, monsieur le professeur, me répondit-il, j’ai étudié à Londres, à Paris, à New York, du temps que j’étais un habitant des continents de la terre.
— Mais comment avez-vous pu construire, en secret, cet admirable Nautilus?
— Chacun de ses morceaux, monsieur Aronnax, m’est arrivé d’un point différent du globe, et sous une destination déguisée. Sa quille a été forgée au Creusot, son arbre d’hélice chez Pen et C°, de Londres, les plaques de tôle de sa coque chez Leard, de Liverpool, son hélice chez Scott, de Glasgow. Ses réservoirs ont été fabriqués par Cail et Co, de Paris, sa machine par Krupp, en Prusse, son éperon dans les ateliers de Motala, en Suède, ses instruments de précision chez Hart frères, de New York, etc., et chacun de ces fournisseurs a reçu mes plans sous des noms divers.
— Mais, repris-je, ces morceaux ainsi fabriqués, il a fallu les monter, les ajuster?
— Monsieur le professeur, j’avais établi mes ateliers sur un îlot désert, en plein Océan. Là, mes ouvriers c’est-à-dire mes braves compagnons que j’ai instruits et formés, et moi, nous avons achevé notre Nautilus. Puis, l’opération terminée, le feu a détruit toute trace de notre passage sur cet îlot que j’aurais fait sauter, si je l’avais pu.
— Alors il m’est permis de croire que le prix de revient de ce bâtiment est excessif?
— Monsieur Aronnax, un navire en fer coûte onze cent vingt-cinq francs par tonneau. Or, le Nautilus en jauge quinze cents. Il revient donc à seize cent quatre-vingt-sept mille francs, soit deux millions y compris son aménagement, soit quatre ou cinq millions avec les œuvres d’art et les collections qu’il renferme.
— Une dernière question, capitaine Nemo.
— Faites, monsieur le professeur.
— Vous êtes donc riche?
— Riche à l’infini, monsieur, et je pourrais, sans me gêner, payer les dix milliards de dettes de la France!”
Je regardai fixement le bizarre personnage qui me parlait ainsi. Abusait-il de ma crédulité? L’avenir devait me l’apprendre.
XIV. LE FLEUVE-NOIR
La portion du globe terrestre occupée par les eaux est évaluée à trois millions huit cent trente-deux milles cinq cent cinquante-huit myriamètres carrés, soit plus de trente-huit millions d’hectares. Cette masse liquide comprend deux milliards deux cent cinquante millions de milles cubes, et formerait une sphère d’un diamètre de soixante lieues dont le poids serait de trois quintillions de tonneaux. Et, pour comprendre ce nombre, il faut se dire que le quintillion est au milliard ce que le milliard est à l’unité, c’est-à-dire qu’il y a autant de milliards dans un quintillion que d’unités dans un milliard. Or, cette masse liquide, c’est à peu près la quantité d’eau que verseraient tous les fleuves de la terre pendant quarante mille ans.
Durant les époques géologiques, à la période du feu succéda la période de l’eau. L’Océan fut d’abord universel. Puis, peu à peu, dans les temps siluriens, des sommets de montagnes apparurent, des îles émergèrent, disparurent sous des déluges partiels, se montrèrent à nouveau, se soudèrent, formèrent des continents et enfin les terres se fixèrent géographiquement telles que nous les voyons. Le solide avait conquis sur le liquide trente-sept millions six cent cinquante-sept milles carrés, soit douze mille neuf cent seize millions d’hectares.
La configuration des continents permet de diviser les eaux en cinq grandes parties: l’Océan glacial arctique, l’Océan glacial antarctique, l’Océan indien, l’Océan atlantique, l’Océan pacifique.
L’Océan pacifique s’étend du nord au sud entre les deux cercles polaires, et de l’ouest a l’est entre l’Asie et l’Amérique sur une étendue de cent quarante-cinq degrés en longitude. C’est la plus tranquille des mers; ses courants sont larges et lents, ses marées médiocres, ses pluies abondantes. Tel était l’Océan que ma destinée m’appelait d’abord à parcourir dans les plus étranges conditions.
“Monsieur le professeur, me dit le capitaine Nemo, nous allons, si vous le voulez bien, relever exactement notre position, et fixer le point de départ de ce voyage. Il est midi moins le quart. Je vais remonter à la surface des eaux.”
Le capitaine pressa trois fois un timbre électrique. Les pompes commencèrent à chasser l’eau des réservoirs; l’aiguille du manomètre marqua par les différentes pressions le mouvement ascensionnel du Nautilus, puis elle s’arrêta.
“Nous sommes arrivés”, dit le capitaine.
Je me rendis à l’escalier central qui aboutissait à la plate-forme. Je gravis les marches de métal, et, par les panneaux ouverts, j’arrivai sur la partie supérieure du Nautilus.
La plate-forme émergeait de quatre-vingts centimètres seulement. L’avant et l’arrière du Nautilus présentaient cette disposition fusiforme qui le faisait justement comparer à un long cigare. Je remarquai que ses plaques de tôles, imbriquées légèrement, ressemblaient aux écailles qui revêtent le corps des grands reptiles terrestres. Je m’expliquai donc très naturellement que, malgré les meilleures lunettes, ce bateau eût toujours été pris pour un animal marin.
Vers le milieu de la plate-forme, le canot, à demi-engagé dans la coque du navire, formait une légère extumescence. En avant et en arrière s’élevaient deux cages de hauteur médiocre, à parois inclinées, et en partie fermées par d’épais verres lenticulaires: l’une destinée au timonier qui dirigeait le Nautilus, l’autre où brillait le puissant fanal électrique qui éclairait sa route.
La mer était magnifique, le ciel pur. A peine si le long véhicule ressentait les larges ondulations de l’Océan. Une légère brise de l’est ridait la surface des eaux. L’horizon, dégagé de brumes, se prêtait aux meilleures observations.
Nous n’avions rien en vue. Pas un écueil, pas un îlot. Plus d’Abraham-Lincoln. L’immensité déserte.
Le capitaine Nemo, muni de son sextant, prit la hauteur du soleil, qui devait lui donner sa latitude. Il attendit pendant quelques minutes que l’astre vint affleurer le bord de l’horizon. Tandis qu’il observait, pas un de ses muscles ne tressaillait, et l’instrument n’eût pas été plus immobile dans une main de marbre.
“Midi, dit-il. Monsieur le professeur, quand vous voudrez?…”
Je jetai un dernier regard sur cette mer un peu jaunâtre des atterrages japonais, et je redescendis au grand salon.
Là, le capitaine fit son point et calcula chronométriquement sa longitude, qu’il contrôla par de précédentes observations d’angle horaires. Puis il me dit :
“Monsieur Aronnax, nous sommes par cent trente-sept degrés et quinze minutes de longitude à l’ouest…
— De quel méridien? demandai-je vivement, espérant que la réponse du capitaine m’indiquerait peut-être sa nationalité.
— Monsieur, me répondit-il, j’ai divers chronomètres réglés sur les méridiens de Paris, de Greenwich et de Washington. Mais, en votre honneur je me servirai de celui de Paris.”
Cette réponse ne m’apprenait rien. Je m’inclinai, et le commandant reprit :
“Trente-sept degrés et quinze minutes de longitude à l’ouest du méridien de Paris, et par trente degrés et sept minutes de latitude nord, c’est-à-dire à trois cents milles environ des côtes du Japon. C’est aujourd’hui 8 novembre, à midi, que commence notre voyage d’exploration sous les eaux.
— Dieu nous garde! répondis-je.
— Et maintenant, monsieur le professeur, ajouta le capitaine, je vous laisse à vos études. J’ai donné la route à l’est-nord-est par cinquante mètres de profondeur. Voici des cartes à grands points, où vous pourrez la suivre. Le salon est à votre disposition, et je vous demande la permission de me retirer.”
Le capitaine Nemo me salua. Je restai seul, absorbé dans mes pensées. Toutes se portaient sur ce commandant du Nautilus. Saurais-je jamais à quelle nation appartenait cet homme étrange qui se vantait de n’appartenir à aucune? Cette haine qu’il avait vouée à l’humanité, cette haine qui cherchait peut-être des vengeances terribles, qui l’avait provoquée? Etait-il un de ces savants méconnus, un de ces génies « auxquels on a fait du chagrin”, suivant l’expression de Conseil, un Galilée moderne, ou bien un de ces hommes de science comme l’Américain Maury, dont la carrière a été brisée par des révolutions politiques? Je ne pouvais encore le dire. Moi que le hasard venait de jeter à son bord, moi dont il tenait la vie entre les mains, il m’accueillait froidement, mais hospitalièrement. Seulement, il n’avait jamais pris la main que je lui tendais. Il ne m’avait jamais tendu la sienne.
Une heure entière, je demeurai plongé dans ces réflexions, cherchant à percer ce mystère si intéressant pour moi. Puis mes regards se fixèrent sur le vaste planisphère étalé sur la table, et je plaçai le doigt sur le point même où se croisaient la longitude et la latitude observées.
La mer a ses fleuves comme les continents. Ce sont des courants spéciaux, reconnaissables à leur température, à leur couleur, et dont le plus remarquable est connu sous le nom de courant du Gulf Stream. La science a déterminé, sur le globe, la direction de cinq courants principaux: un dans l’Atlantique nord, un second dans l’Atlantique sud, un troisième dans le Pacifique nord, un quatrième dans le Pacifique sud, et un cinquième dans l’Océan indien sud. Il est même probable qu’un sixième courant existait autrefois dans l’Océan indien nord, lorsque les mers Caspienne et d’Aral, réunies aux grands lacs de l’Asie, ne formaient qu’une seule et même étendue d’eau.
Or, au point indiqué sur le planisphère, se déroulait l’un de ces courants, le Kuro-Scivo des Japonais, le Fleuve-Noir, qui, sorti du golfe du Bengale où le chauffent les rayons perpendiculaires du soleil des Tropiques, traverse le détroit de Malacca, prolonge la côte d’Asie, s’arrondit dans le Pacifique nord jusqu’aux îles Aléoutiennes, charriant des troncs de camphriers et autres produits indigènes, et tranchant par le pur indigo de ses eaux chaudes avec les flots de l’Océan. C’est ce courant que le Nautilus allait parcourir. Je le suivais du regard, je le voyais se perdre dans l’immensité du Pacifique, et je me sentais entraîner avec lui, quand Ned Land et Conseil apparurent à la porte du salon.
Mes deux braves compagnons restèrent pétrifiés à la vue des merveilles entassées devant leurs yeux.
“Où sommes-nous? où sommes-nous? s’écria le Canadien. Au muséum de Québec?
— S’il plaît à monsieur, répliqua Conseil, ce serait plutôt à l’hôtel du Sommerard!
— Mes amis, répondis-je en leur faisant signe d’entrer, vous n’êtes ni au Canada ni en France, mais bien à bord du Nautilus, et à cinquante mètres au-dessous du niveau de la mer.
— Il faut croire monsieur, puisque monsieur l’affirme, répliqua Conseil; mais franchement, ce salon est fait pour étonner même un Flamand comme moi.
— Etonne-toi, mon ami, et regarde, car, pour un classificateur de ta force, il y a de quoi travailler ici.”
Je n’avais pas besoin d’encourager Conseil. Le brave garçon, penché sur les vitrines, murmurait déjà des mots de la langue des naturalistes: classe des Gastéropodes, famille des Buccinoïdes, genre des Porcelaines, espèces des Cyprœa Madagascariensis, etc.
Pendant ce temps, Ned Land, assez peu conchyliologue, m’interrogeait sur mon entrevue avec le capitaine Nemo. Avais-je découvert qui il était, d’où il venait, où il allait, vers quelles profondeurs il nous entraînait? Enfin mille questions auxquelles je n’avais pas le temps de répondre.
Je lui appris tout ce que je savais, ou plutôt, tout ce que je ne savais pas, et je lui demandai ce qu’il avait entendu ou vu de son côté.
“Rien vu, rien entendu! répondit le Canadien. Je n’ai pas même aperçu l’équipage de ce bateau. Est-ce que, par hasard, il serait électrique aussi, lui?
— Electrique!
— Par ma foi! on serait tenté de le croire. Mais vous, monsieur Aronnax, demanda Ned Land, qui avait toujours son idée, vous ne pouvez me dire combien d’hommes il y a à bord? Dix, vingt, cinquante, cent?
— Je ne saurais vous répondre, maître Land. D’ailleurs, croyez-moi, abandonnez, pour le moment, cette idée de vous emparer du Nautilus ou de le fuir. Ce bateau est un des chefs-d’œuvre de l’industrie moderne, et je regretterais de ne pas l’avoir vu! Bien des gens accepteraient la situation qui nous est faite, ne fût-ce que pour se promener à travers ces merveilles. Ainsi, tenez-vous tranquille, et tâchons de voir ce qui se passe autour de nous.
— Voir! s’écria le harponneur, mais on ne voit rien, on ne verra rien de cette prison de tôle! Nous marchons, nous naviguons en aveugles…”
— Ned Land prononçait ces derniers mots, quand l’obscurité se fit subitement, mais une obscurité absolue. Le plafond lumineux s’éteignit, et si rapidement, que mes yeux en éprouvèrent une impression douloureuse, analogue à celle que produit le passage contraire des profondes ténèbres à la plus éclatante lumière.
Nous étions restés muets, ne remuant pas, ne sachant quelle surprise, agréable ou désagréable, nous attendait. Mais un glissement se fit entendre. On eût dit que des panneaux se manœuvraient sur les flancs du Nautilus.
“C’est la fin de la fin! dit Ned Land.
— Ordre des Hydroméduses!” murmura Conseil.
Soudain, le jour se fit de chaque côté du salon, à travers deux ouvertures oblongues. Les masses liquides apparurent vivement éclairées par les effluences électriques. Deux plaques de cristal nous séparaient de la mer. Je frémis, d’abord, à la pensée que cette fragile paroi pouvait se briser; mais de fortes armatures de cuivre la maintenaient et lui donnaient une résistance presque infinie.
La mer était distinctement visible dans un rayon d’un mille autour du Nautilus. Quel spectacle! Quelle plume le pourrait décrire! Qui saurait peindre les effets de la lumière à travers ces nappes transparentes, et la douceur de ses dégradations successives jusqu’aux couchés inférieures et supérieures de l’Océan!
On connaît la diaphanéité de la mer. On sait que sa limpidité l’emporte sur celle de l’eau de roche. Les substances minérales et organiques, qu’elle tient en suspension, accroissent même sa transparence. Dans certaines parties de l’Océan, aux Antilles, cent quarante-cinq mètres d’eau laissent apercevoir le lit de sable avec une surprenante netteté, et la force de pénétration des rayons solaires ne paraît s’arrêter qu’à une profondeur de trois cents mètres. Mais, dans ce milieu fluide que parcourait le Nautilus, l’éclat électrique se produisait au sein même des ondes. Ce n’était plus de l’eau lumineuse, mais de la lumière liquide.
Si l’on admet l’hypothèse d’Erhemberg, qui croit à une illumination phosphorescente des fonds sous-marins, la nature a certainement réservé pour les habitants de la mer l’un de ses plus prodigieux spectacles, et j’en pouvais juger ici par les mille jeux de cette lumière. De chaque côté, j’avais une fenêtre ouverte sur ces abîmes inexplorés. L’obscurité du salon faisait valoir la clarté extérieure, et nous regardions comme si ce pur cristal eût été la vitre d’un immense aquarium.
Le Nautilus ne semblait pas bouger. C’est que les points de repère manquaient. Parfois, cependant, les lignes d’eau, divisées par son éperon, filaient devant nos regards avec une vitesse excessive.
Emerveillés, nous étions accoudés devant ces vitrines, et nul de nous n’avait encore rompu ce silence de stupéfaction, quand Conseil dit :
“Vous vouliez voir, ami Ned, eh bien, vous voyez!
— Curieux! curieux! faisait le Canadien — qui oubliant ses colères et ses projets d’évasion, subissait une attraction irrésistible — et l’on viendrait de plus loin pour admirer ce spectacle!
— Ah! m’écriai-je, je comprends la vie de cet homme! Il s’est fait un monde à part qui lui réserve ses plus étonnantes merveilles!
— Mais les poissons? fit observer le Canadien. Je ne vois pas de poissons!
— Que vous importe, ami Ned, répondit Conseil, puisque vous ne les connaissez pas.
— Moi! un pêcheur! s’écria Ned Land.
Et sur ce sujet, une discussion s’éleva entre les deux amis, car ils connaissaient les poissons, mais chacun d’une façon très différente.
Tout le monde sait que les poissons forment la quatrième et dernière classe de l’embranchement des vertébrés. On les a très justement définis: « des vertébrés à circulation double et à sang froid, respirant par des branchies et destinés à vivre dans l’eau”. Ils composent deux séries distinctes: la série des poissons osseux, c’est-à-dire ceux dont l’épine dorsale est faite de vertèbres osseuses, et les poissons cartilagineux, c’est-à-dire ceux dont l’épine dorsale est faite de vertèbres cartilagineuses.
Le Canadien connaissait peut-être cette distinction, mais Conseil en savait bien davantage, et maintenant, lié d’amitié avec Ned, il ne pouvait admettre qu’il fût moins instruit que lui. Aussi lui dit-il :
“Ami Ned, vous êtes un tueur de poissons, un très habile pêcheur. Vous avez pris un grand nombre de ces intéressants animaux. Mais je gagerais que vous ne savez pas comment on les classe.
— Si, répondit sérieusement le harponneur. On les classe en poissons qui se mangent et en poissons qui ne se mangent pas!
— Voilà une distinction de gourmand, répondit Conseil.
Mais dites-moi si vous connaissez la différence qui existe entre les poissons osseux et les poissons cartilagineux?
— Peut-être bien, Conseil.
— Et la subdivision de ces deux grandes classes?
— Je ne m’en doute pas, répondit le Canadien.
— Eh bien, ami Ned, écoutez et retenez! Les poissons osseux se subdivisent en six ordres: Primo. Les acanthoptérygiens, dont la mâchoire supérieure est complète, mobile, et dont les branchies affectent la forme d’un peigne. Cet ordre comprend quinze familles, c’est-à-dire les trois quarts des poissons connus. Type: la perche commune.
— Assez bonne à manger, répondit Ned Land.
— Secundo, reprit Conseil, les abdominaux, qui ont les nageoires ventrales suspendues sous l’abdomen et en arrière des pectorales, sans être attachées aux os de l’épaule — ordre qui se divise en cinq familles, et qui comprend la plus grande partie des poissons d’eau douce. Type: la carpe, le brochet.
— Peuh! fit le Canadien avec un certain mépris, des poissons d’eau douce!
— Tertio, dit Conseil, les subrachiens, dont les ventrales sont attachées sous les pectorales et immédiatement suspendues aux os de l’épaule. Cet ordre contient quatre familles. Type: plies, limandes, turbots, barbues, soles, etc.
— Excellent! excellent! s’écriait le harponneur, qui ne voulait considérer les poissons qu’au point de vue comestible.
— Quarto, reprit Conseil, sans se démonter, les apodes, au corps allongé, dépourvus de nageoires ventrales, et revêtus d’une peau épaisse et souvent gluante, ordre qui ne comprend qu’une famille. Type: l’anguille, le gymnote.
— Médiocre! médiocre! répondit Ned Land.
— Quinto, dit Conseil, les lophobranches, qui ont les mâchoires complètes et libres, mais dont les branchies sont formées de petites houppes, disposées par paires le long des arcs branchiaux. Cet ordre ne compte qu’une famille. Type: les hippocampes, les pégases dragons.
— Mauvais! mauvais! répliqua le harponneur.
— Sexto, enfin, dit Conseil, les plectognathes, dont l’os maxillaire est attaché fixement sur le côte de l’intermaxillaire qui forme la mâchoire, et dont l’arcade palatine s’engrène par suture avec le crâne, ce qui la rend immobile ordre qui manque de vraies ventrales, et qui se compose de deux familles. Types: les tétrodons, les poissons-lunes.
— Bons à déshonorer une chaudière! s’écria le Canadien.
— Avez-vous compris, ami Ned? demanda le savant Conseil.
— Pas le moins du monde, ami Conseil, répondit le harponneur. Mais allez toujours, car vous êtes très intéressant.
— Quant aux poissons cartilagineux, reprit imperturbablement Conseil, ils ne comprennent que trois ordres.
— Tant mieux, fit Ned.
— Primo, les cyclostomes, dont les mâchoires sont soudées en un anneau mobile, et dont les branchies s’ouvrent par des trous nombreux — ordre ne comprenant qu’une seule famille. Type: la lamproie.
— Faut l’aimer, répondit Ned Land.
— Secundo, les sélaciens, avec branchies semblables à celles des cyclostomes, mais dont la mâchoire inférieure est mobile. Cet ordre, qui est le plus important de la classe, comprend deux familles. Types: la raie et les squales.
— Quoi! s’écria Ned, des raies et des requins dans le même ordre! Eh bien, ami Conseil, dans l’intérêt des raies, je ne vous conseille pas de les mettre ensemble dans le même bocal!
— Tertio, répondit Conseil, les sturioniens, dont les branchies sont ouvertes, comme à l’ordinaire, par une seule fente garnie d’un opercule ordre qui comprend quatre genres. Type: l’esturgeon.
— Ah! ami Conseil, vous avez gardé le meilleur pour la fin à mon avis, du moins. Et c’est tout?
— Oui, mon brave Ned, répondit Conseil, et remarquez que quand on sait cela, on ne sait rien encore, car les familles se subdivisent en genres, en sous-genres, en espèces, en variétés…
— Eh bien, ami Conseil, dit le harponneur, se penchant sur la vitre du panneau, voici des variétés qui passent!
— Oui! des poissons, s’écria Conseil. On se croirait devant un aquarium!
— Non, répondis-je, car l’aquarium n’est qu’une cage, et ces poissons-là sont libres comme l’oiseau dans l’air.
— Eh bien, ami Conseil, nommez-les donc, nommez-les donc! disait Ned Land.
— Moi, répondit Conseil, je n’en suis pas capable! Cela regarde mon maître!”
Et en effet, le digne garçon, classificateur enragé, n’était point un naturaliste, et je ne sais pas s’il aurait distingué un thon d’une bonite. En un mot, le contraire du Canadien, qui nommait tous ces poissons sans hésiter.
— Un baliste, avais-je dit.
— Et un baliste chinois! répondait Ned Land.
— Genre des balistes, famille des sclérodermes, ordre des plectognathes”, murmurait Conseil.
Décidément, à eux deux, Ned et Conseil auraient fait un naturaliste distingué.
Le Canadien ne s’était pas trompé. Une troupe de balistes, à corps comprimé. à peau grenue, armés d’un aiguillon sur leur dorsale, se jouaient autour du Nautilus, et agitaient les quatre rangées de piquants qui hérissent chaque côté de leur queue. Rien de plus admirable que leur enveloppe, grise par-dessus, blanche par-dessous dont les taches d’or scintillaient dans le sombre remous des lames. Entre eux ondulaient des raies, comme une nappe abandonnée aux vents, et parmi elles, j’aperçus, à ma grande joie, cette raie chinoise, jaunâtre à sa partie supérieure, rose tendre sous le ventre et munie de trois aiguillons en arrière de son œil: espèce rare, et même douteuse au temps de Lacépède, qui ne l’avait jamais vue que dans un recueil de dessins japonais.
Pendant deux heures toute une armée aquatique fit escorte au Nautilus. Au milieu de leurs jeux, de leurs bonds, tandis qu’ils rivalisaient de beauté, d’éclat et de vitesse, je distinguai le labre vert, le mulle barberin, marqué d’une double raie noire. Le gobie éléotre, à caudale arrondie, blanc de couleur et tacheté de violet sur le dos, le scombre japonais, admirable maquereau de ces mers, au corps bleu et à la tête argentée, de brillants azurors dont le nom seul emporte toute description des spares rayés, aux nageoires variées de bleu et de jaune, des spares fascés, relevés d’une bande noire sur leur caudale, des spares zonéphores élégamment corsetés dans leurs six ceintures, des aulostones, véritables bouches en flûte ou bécasses de mer, dont quelques échantillons atteignaient une longueur d’un mètre, des salamandres du Japon, des murènes échidnées, longs serpents de six pieds, aux yeux vifs et petits, et à la vaste bouche hérissée de dents, etc.
Notre admiration se maintenait toujours au plus haut point. Nos interjections ne tarissaient pas. Ned nommait les poissons, Conseil les classait, moi, je m’extasiais devant la vivacité de leurs allures et la beauté de leurs formes. Jamais il ne m’avait été donné de surprendre ces animaux vivants, et libres dans leur élément naturel.
Je ne citerai pas toutes les variétés qui passèrent ainsi devant nos yeux éblouis, toute cette collection des mers du Japon et de la Chine. Ces poissons accouraient, plus nombreux que les oiseaux dans l’air, attirés sans doute par l’éclatant foyer de lumière électrique.
Subitement, le jour se fit dans le salon. Les panneaux de tôle se refermèrent. L’enchanteresse vision disparut. Mais longtemps, je rêvai encore, jusqu’au moment où mes regards se fixèrent sur les instruments suspendus aux parois. La boussole montrait toujours la direction au nord-nord-est, le manomètre indiquait une pression de cinq atmosphères correspondant à une profondeur de cinquante mètres, et le loch électrique donnait une marche de quinze milles à l’heure.
J’attendais le capitaine Nemo. Mais il ne parut pas. L’horloge marquait cinq heures.
Ned Land et Conseil retournèrent à leur cabine. Moi, je regagnai ma chambre. Mon dîner s’y trouvait préparé. Il se composait d’une soupe à la tortue faite des carets les plus délicats, d’un surmulet à chair blanche, un peu feuilletée, dont le foie préparé à part fit un manger délicieux, et de filets de cette viande de l’holocante empereur, dont la saveur me parut supérieure à celle du saumon.
Je passai la soirée à lire, à écrire, à penser. Puis, le sommeil me gagnant, je m’étendis sur ma couche de zostère, et je m’endormis profondément, pendant que le Nautilus se glissait à travers le rapide courant du Fleuve Noir.
XV. UNE INVITATION PAR LETTRE
Le lendemain, 9 novembre, je ne me réveillai qu’après un long sommeil de douze heures. Conseil vint, suivant son habitude, savoir « comment monsieur avait passé la nuit”, et lui offrir ses services. Il avait laissé son ami le Canadien dormant comme un homme qui n’aurait fait que cela toute sa vie.
Je laissai le brave garçon babiller à sa fantaisie, sans trop lui répondre. J'étais préoccupé de l’absence du capitaine Nemo pendant notre séance de la veille, et j’espérais le revoir aujourd’hui.
Bientôt j’eus revêtu mes vêtements de byssus. Leur nature provoqua plus d’une fois les réflexions de Conseil. Je lui appris qu’ils étaient fabriqués avec les filaments lustrés et soyeux qui rattachent aux rochers les « jambonneaux”, sortes de coquilles très abondantes sur les rivages de la Méditerranée. Autrefois, on en faisait de belles étoffes, des bas, des gants, car ils étaient à la fois très moelleux et très chauds. L'équipage du Nautilus pouvait donc se vêtir à bon compte, sans rien demander ni aux cotonniers, ni aux moutons, ni aux vers à soie de la terre.
Lorsque je fus habillé, je me rendis au grand salon. Il était désert.
Je me plongeai dans l’étude de ces trésors de conchyliologie, entassés sous les vitrines. Je fouillai aussi de vastes herbiers, emplis des plantes marines les plus rares, et qui, quoique desséchées, conservaient leurs admirables couleurs. Parmi ces précieuses hydrophytes, je remarquai des cladostèphes verticillées, des padines-paon, des caulerpes à feuilles de vigne, des callithamnes granifères, de délicates céramies à teintes écarlates, des agares disposées en éventails, des acétabules, semblables à des chapeaux de champignons très déprimés, et qui furent longtemps classées parmi les zoophytes, enfin toute une série de varechs.
La journée entière se passa, sans que je fusse honoré de la visite du capitaine Nemo. Les panneaux du salon ne s’ouvrirent pas. Peut-être ne voulait-on pas nous blaser sur ces belles choses.
La direction du Nautilus se maintint à l’est-nord-est, sa vitesse à douze milles, sa profondeur entre cinquante et soixante mètres.
Le lendemain, 10 novembre, même abandon, même solitude. Je ne vis personne de l’équipage. Ned et Conseil passèrent la plus grande partie de la journée avec moi. Ils s’étonnèrent de l’inexplicable absence du capitaine. Cet homme singulier était-il malade? Voulait-il modifier ses projets à notre égard?
Après tout, suivant la remarque de Conseil, nous jouissions d’une entière liberté, nous étions délicatement et abondamment nourris. Notre hôte se tenait dans les termes de son traité. Nous ne pouvions nous plaindre, et d’ailleurs, la singularité même de notre destinée nous réservait de si belles compensations, que nous n’avions pas encore le droit de l’accuser.
Ce jour-là, je commençai le journal de ces aventures, ce qui m’a permis de les raconter avec la plus scrupuleuse exactitude, et, détail curieux, je l’écrivis sur un papier fabriqué avec la zostère marine.
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