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L‘Île des Pingouins

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.PRÉFACE

Malgré la diversité apparente des amusements qui semblent m’attirer, ma vie n’a qu’un objet. Elle est tendue tout entière vers l’accomplissement d’un grand dessein. J'écris l’histoire des Pingouins. J’y travaille assidument, sans me laisser rebuter par des difficultés fréquentes et qui, parfois, semblent insurmontables.

J’ai creusé la terre pour y découvrir les monuments ensevelis de ce peuple. Les premiers livres des hommes furent des pierres. J’ai étudié les pierres qu’on peut considérer comme les annales primitives des Pingouins. J’ai fouillé sur le rivage de l’océan un tumulus inviolé; j’y ai trouvé, selon la coutume, des haches de silex, des épées de bronze, des monnaies romaines et une pièce de vingt sous à l’effigie de Louis- Philippe 1er, roi des Français.

Pour les temps historiques, la chronique de Johannès Talpa, religieux du monastère de Beargarden, me fut d’un grand secours. Je m’y abreuvai d’autant plus abondamment qu’on ne découvre point d’autre source de l’histoire pingouine dans le haut moyen âge.

Malgré la diversité apparente des amusements qui semblent m’attirer, ma vie n’a qu’un objet. Elle est tendue tout entière vers l’accomplissement d’un grand dessein. J'écris l’histoire des Pingouins. J’y travaille assidument, sans me laisser rebuter par des difficultés fréquentes et qui, parfois, semblent insurmontables.

J’ai creusé la terre pour y découvrir les monuments ensevelis de ce peuple. Les premiers livres des hommes furent des pierres. J’ai étudié les pierres qu’on peut considérer comme les annales primitives des Pingouins. J’ai fouillé sur le rivage de l’océan un tumulus inviolé; j’y ai trouvé, selon la coutume, des haches de silex, des épées de bronze, des monnaies romaines et une pièce de vingt sous à l’effigie de Louis- Philippe 1er, roi des Français.

Pour les temps historiques, la chronique de Johannès Talpa, religieux du monastère de Beargarden, me fut d’un grand secours. Je m’y abreuvai d’autant plus abondamment qu’on ne découvre point d’autre source de l’histoire pingouine dans le haut moyen âge.

Nous sommes plus riches à partir du XIIIe siècle, plus riches et non plus heureux. Il est extrêmement difficile d’écrire l’histoire. On ne sait jamais au juste comment les choses se sont passées; et l’embarras de l’historien s’accroît avec l’abondance des documents. Quand un fait n’est connu que par un seul témoignage, on l’admet sans beaucoup d’hésitation. Les perplexités commencent lorsque les événements sont rapportés par deux ou plusieurs témoins; car leurs témoignages sont toujours contradictoires et toujours inconciliables.

Sans doute les raisons scientifiques de préférer un témoignage à un autre sont parfois très fortes. Elles ne le sont jamais assez pour l’emporter sur nos passions, nos préjugés, nos intérêts, ni pour vaincre cette légèreté d’esprit commune à tous les hommes graves. En sorte que nous présentons constamment les faits d’une manière intéressée ou frivole.

J’allai confier à plusieurs savants archéologues et paléographes de mon pays et des pays étrangers les difficultés que j’éprouvais à composer l’histoire des Pingouins. J’essuyai leurs mépris. Ils me regardèrent avec un sourire de pitié qui semblait dire: «Est-ce que nous écrivons l’histoire, nous? Est-ce que nous essayons d’extraire d’un texte, d’un document, la moindre parcelle de vie ou de vérité? Nous publions les textes purement et simplement. Nous nous en tenons à la lettre. La lettre est seule appréciable et définie. L’esprit ne l’est pas; les idées sont des fantaisies. Il faut être bien vain pour écrire l’histoire: il faut avoir de l’imagination.»

Tout cela était dans le regard et le sourire de nos maîtres en paléographie, et leur entretien me décourageait profondément. Un jour qu’après une conversation avec un sigillographe éminent, j’étais plus abattu encore que d’habitude, je fis soudain cette réflexion, je pensai:

«Pourtant, il est des historiens; la race n’en est point entièrement disparue. On en conserve cinq ou six à l’Académie des sciences morales. Ils ne publient pas de textes; ils écrivent l’histoire. Ils ne me diront pas, ceux-là, qu’il faut être vain pour se livrer à ce genre de travail.

Cette idée releva mon courage.

Le lendemain (comme on dit, ou l’en demain, comme on devrait dire), je me présentai chez l’un d’eux, vieillard subtil.

— Je viens, monsieur, lui dis-je, vous demander les conseils de votre expérience. Je me donne grand mal pour composer une histoire, et je n’arrive à rien.

Il me répondit en haussant les épaules:

— À quoi bon, mon pauvre monsieur, vous donner tant de peine, et pourquoi composer une histoire, quand vous n’avez qu’à copier les plus connues, comme c’est l’usage? Si vous avez une vue nouvelle, une idée originale, si vous présentez les hommes et les choses sous un aspect inattendu, vous surprendrez le lecteur. Et le lecteur n’aime pas à être surpris. Il ne cherche jamais dans une histoire que les sottises qu’il sait déjà. Si vous essayez de l’instruire, vous ne ferez que l’humilier et le fâcher. Ne tentez pas de l’éclairer, il criera que vous insultez à ses croyances.

«Les historiens se copient les uns les autres. Ils s’épargnent ainsi de la fatigue et évitent de paraître outrecuidants. Imitez-les et ne soyez pas original. Un historien original est l’objet de la défiance, du mépris et du dégoût universels.

«Croyez-vous, monsieur, ajouta-t-il, que je serais considéré, honoré comme je suis, si j’avais mis dans mes livres d’histoire des nouveautés? Et qu’est-ce que les nouveautés? Des impertinences.

Il se leva. Je le remerciai de son obligeance et gagnai la porte, il me rappela:

— Un mot encore. Si vous voulez que votre livre soit bien accueilli, ne négligez aucune occasion d’y exalter les vertus sur lesquelles reposent les sociétés: le dévouement à la richesse, les sentiments pieux, et spécialement la résignation du pauvre, qui est le fondement de l’ordre. Affirmez, monsieur, que les origines de la propriété, de la noblesse, de la gendarmerie seront traitées dans votre histoire avec tout le respect que méritent ces institutions. Faites savoir que vous admettez le surnaturel quand il se présente. À cette condition, vous réussirez dans la bonne compagnie.

J’ai médité ces judicieuses observations et j’en ai tenu le plus grand compte.

Je n’ai pas à considérer ici les pingouins avant leur métamorphose. Ils ne commencent à m’appartenir qu’au moment où ils sortent de la zoologie pour entrer dans l’histoire et dans la théologie. Ce sont bien des pingouins que le grand saint Maël changea en hommes, encore faut-il s’en expliquer, car aujourd’hui le terme pourrait prêter à la confusion.

Nous appelons pingouin, en français, un oiseau des régions arctiques appartenant à la famille des alcidés; nous appelons manchot le type des sphéniscidés, habitant les mers antarctiques. Ainsi fait, par exemple, M. G. Lecointe, dans sa relation du voyage de la Belgica [Note: G. Lecointe, Au pays des manchots. Bruxelles, 1904, in-8°.]: «De tous les oiseaux qui peuplent le détroit de Gerlache, dit-il, les manchots sont certes les plus intéressants. Ils sont parfois désignés, mais improprement, sous le nom de pingouins du sud.» Le docteur J.-B. Charcot affirme au contraire que les vrais et les seuls pingouins sont ces oiseaux de l’antarctique, que nous appelons manchots, et il donne pour raison qu’ils reçurent des Hollandais, parvenus, en 1598, au cap Magellan, le nom de pinguinos, à cause sans doute de leur graisse. Mais si les manchots s’appellent pingouins, comment s’appelleront désormais les pingouins? Le docteur J.-B. Charcot ne nous le dit pas et il n’a pas l’air de s’en inquiéter le moins du monde [Note: J.-B. Charcot, Journal de l’expédition antarctique française 1903, 1905. Paris, in-8°.].

Eh bien! que ses manchots deviennent ou redeviennent pingouins, c’est à quoi il faut consentir.

En les faisant connaître il s’est acquis le droit de les nommer. Du moins qu’il permette aux pingouins septentrionaux de rester pingouins. Il y aura les pingouins du Sud et ceux du Nord, les antarctiques et les arctiques, les alcidés ou vieux pingouins et les sphéniscidés ou anciens manchots. Cela embarrassera peut-être les ornithologistes soucieux de décrire et de classer les palmipèdes; ils se demanderont, sans doute, si vraiment un même nom convient à deux familles qui sont aux deux pôles l’une de l’autre et diffèrent par plusieurs endroits, notamment le bec, les ailerons et les pattes. Pour ce qui est de moi, je m’accommode fort bien de cette confusion. Entre mes pingouins et ceux de M. J.-B. Charcot, quelles que soient les dissemblances, les ressemblances apparaissent plus nombreuses et plus profondes. Ceux-ci comme ceux-là se font remarquer par un air grave et placide, une dignité comique, une familiarité confiante, une bonhomie narquoise, des façons à la fois gauches et solennelles. Les uns et les autres sont pacifiques, abondants en discours, avides de spectacles, occupés des affaires publiques et, peut-être, un peu jaloux des supériorités.

Mes hyperboréens ont, à vrai dire, les ailerons, non point squameux, mais couverts de petites pennes; bien que leurs jambes soient plantées un peu moins en arrière que celles des méridionaux ils marchent de même, le buste levé la tête haute, en balançant le corps d’une aussi digne façon et leur bec sublime (os sublime) n’est pas la moindre cause de l’erreur où tomba l’apôtre, quand il les prit pour des hommes.

* * * * *

Le présent ouvrage appartient, je dois le reconnaître, au genre de la vieille histoire, de celle qui présente la suite des événements dont le souvenir s’est conservé, et qui indique, autant que possible, les causes et les effets; ce qui est un art plutôt qu’une science. On prétend que cette manière de faire ne contente plus les esprits exacts et que l’antique Clio passe aujourd’hui pour une diseuse de sornettes. Et il pourra bien y avoir, à l’avenir, une histoire plus sûre, une histoire des conditions de la vie, pour nous apprendre ce que tel peuple, à telle époque, produisit et consomma dans tous les modes de son activité. Cette histoire sera, non plus un art, mais une science, et elle affectera l’exactitude qui manque à l’ancienne. Mais, pour se constituer, elle a besoin d’une multitude de statistiques qui font défaut jusqu’ici chez tous les peuples et particulièrement chez les Pingouins. Il est possible que les nations modernes fournissent un jour les éléments d’une telle histoire. En ce qui concerne l’humanité révolue, il faudra toujours se contenter, je le crains, d’un récit à l’ancienne mode. L’intérêt d’un semblable récit dépend surtout de la perspicacité et de la bonne foi du narrateur.

Comme l’a dit un grand écrivain d’Alca, la vie d’un peuple est un tissu de crimes, de misères et de folies. Il n’en va pas autrement de la Pingouinie que des autres nations; pourtant son histoire offre des parties admirables, que j’espère avoir mises sous un bon jour.

Les Pingouins restèrent longtemps belliqueux. Un des leurs, Jacquot le Philosophe, a dépeint leur caractère dans un petit tableau de moeurs que je reproduis ici et que, sans doute, on ne verra pas sans plaisir:

«Le sage Gratien parcourait la Pingouinie au temps des derniers Draconides. Un jour qu’il traversait une fraîche vallée où les cloches des vaches tintaient dans l’air pur, il s’assit sur un banc au pied d’un chêne, près d’une chaumière. Sur le seuil une femme donnait le sein à un enfant; un jeune garçon jouait avec un gros chien; un vieillard aveugle, assis au soleil, les lèvres entr’ouvertes, buvait la lumière du jour.

«Le maître de la maison, homme jeune et robuste, offrit à Gratien du pain et du lait.

«Le philosophe marsouin ayant pris ce repas agreste:

« — Aimables habitants d’un pays aimable, je vous rends grâces, dit-il.

Tout respire ici la joie, la concorde et la paix.

«Comme il parlait ainsi, un berger passa en jouant une marche sur sa musette.

« — Quel est cet air si vif? demanda Gratien.

« — C’est l’hymne de la guerre contre les Marsouins, répondit le paysan. Tout le monde le chante ici. Les petits enfants le savent avant que de parler. Nous sommes tous de bons Pingouins.

« — Vous n’aimez pas les Marsouins?

« — Nous les haïssons.

« — Pour quelle raison les haïssez-vous?

« — Vous le demandez? Les Marsouins ne sont-ils pas les voisins des

Pingouins?

« — Sans doute.

« — Eh bien, c’est pour cela que les Pingouins haïssent les Marsouins.

« — Est-ce une raison?

« — Certainement. Qui dit voisins dit ennemis. Voyez le champ qui touche au mien. C’est celui de l’homme que je hais le plus au monde. Après lui mes pires ennemis sont les gens du village qui grimpe sur l’autre versant de la vallée, au pied de ce bois de bouleaux. Il n’y a dans cette étroite vallée, fermée de toutes parts, que ce village et le mien: ils sont ennemis. Chaque fois que nos gars rencontrent ceux d’en face, ils échangent des injures et des coups. Et vous voulez que les Pingouins ne soient pas les ennemis des Marsouins! Vous ne savez donc pas ce que c’est que le patriotisme? Pour moi, voici les deux cris qui s’échappent de ma poitrine: «Vivent les Pingouins! Mort aux Marsouins!»

Durant treize siècles, les Pingouins firent la guerre à tous les peuples du monde, avec une constante ardeur et des fortunes diverses. Puis en quelques années ils se dégoûtèrent de ce qu’ils avaient si longtemps aimé et montrèrent pour la paix une préférence très vive qu’ils exprimaient avec dignité, sans doute, mais de l’accent le plus sincère. Leurs généraux s’accommodèrent fort bien de cette nouvelle humeur; toute leur armée, officiers, sous-officiers et soldats, conscrits et vétérans, se firent un plaisir de s’y conformer; ce furent les gratte-papier, les rats de bibliothèque qui s’en plaignirent et les culs-de-jatte qui ne s’en consolèrent pas.

Ce même Jacquot le Philosophe composa une sorte de récit moral dans lequel il représentait d’une façon comique et forte les actions diverses des hommes; et il y mêla plusieurs traits de l’histoire de son propre pays. Quelques personnes lui demandèrent pourquoi il avait écrit cette histoire contrefaite et quel avantage, selon lui, en recueillerait sa patrie.

— Un très grand, répondit le philosophe. Lorsqu’ils verront leurs actions ainsi travesties et dépouillées de tout ce qui les flattait, les Pingouins en jugeront mieux et, peut-être, en deviendront-ils plus sages.

J’aurais voulu ne rien omettre dans cette histoire de tout ce qui peut intéresser les artistes. On y trouvera un chapitre sur la peinture pingouine au moyen âge, et, si ce chapitre est moins complet que je n’eusse souhaité, il n’y a point de ma faute, ainsi qu’on pourra s’en convaincre en lisant le terrible récit par lequel je termine cette préface.

L’idée me vint, au mois de juin de la précédente année, d’aller consulter sur les origines et les progrès de l’art pingouin le regretté M. Fulgence Tapir, le savant auteur des Annales universelles de la peinture, de la sculpture et de l’architecture.

Introduit dans son cabinet de travail, je trouvai, assis devant un bureau à cylindre, sous un amas épouvantable de papiers, un petit homme merveilleusement myope dont les paupières clignotaient derrière des lunettes d’or.

Pour suppléer au défaut de ses yeux, son nez allongé, mobile, doué d’un tact exquis, explorait le monde sensible. Par cet organe, Fulgence Tapir se mettait en contact avec l’art et la beauté. On observe qu’en France, le plus souvent, les critiques musicaux sont sourds et les critiques d’art aveugles. Cela leur permet le recueillement nécessaire aux idées esthétiques. Croyez-vous qu’avec des yeux habiles à percevoir les formes et les couleurs dont s’enveloppe la mystérieuse nature, Fulgence Tapir se serait élevé, sur une montagne de documents imprimés et manuscrits, jusqu’au faîte du spiritualisme doctrinal et aurait conçu cette puissante théorie qui fait converger les arts de tous les pays et de tous les temps à l’institut de France, leur fin suprême?

Les murs du cabinet de travail, le plancher, le plafond même portaient des liasses débordantes, des cartons démesurément gonflés, des boîtes où se pressait une multitude innombrable de fiches, et je contemplai avec une admiration mêlée de terreur les cataractes de l’érudition prêtes à se rompre.

— Maître, fis-je d’une voix émue, j’ai recours à votre bonté et à votre savoir, tous deux inépuisables. Ne consentiriez-vous pas à me guider dans mes recherches ardues sur les origines de l’art pingouin?

— Monsieur, me répondit le maître, je possède tout l’art, vous m’entendez, tout l’art sur fiches classées alphabétiquement et par ordre de matières. Je me fais un devoir de mettre à votre disposition ce qui s’y rapporte aux Pingouins. Montez à cette échelle et tirez cette boîte que vous voyez là-haut. Vous y trouverez tout ce dont vous avez besoin.

J’obéis en tremblant. Mais à peine avais-je ouvert la fatale boîte que des fiches bleues s’en échappèrent et, glissant entre mes doigts, commencèrent à pleuvoir. Presque aussitôt, par sympathie, les boîtes voisines s’ouvrirent et il en coula des ruisseaux de fiches roses, vertes et blanches, et de proche en proche, de toutes les boîtes les fiches diversement colorées se répandirent en murmurant comme, en avril, les cascades sur le flanc des montagnes. En une minute elles couvrirent le plancher d’une couche épaisse de papier. Jaillissant de leurs inépuisables réservoirs avec un mugissement sans cesse grossi, elles précipitaient de seconde en seconde leur chute torrentielle. Baigné jusqu’aux genoux, Fulgence Tapir, d’un nez attentif, observait le cataclysme; il en reconnut la cause et pâlit d’épouvante.

— Que d’art! s’écria-t-il.

Je l’appelai, je me penchai pour l’aider à gravir l’échelle qui pliait sous l’averse. Il était trop tard. Maintenant, accablé, désespéré, lamentable, ayant perdu sa calotte de velours et ses lunettes d’or, il opposait en vain ses bras courts au flot qui lui montait jusqu’aux aisselles. Soudain une trombe effroyable de fiches s’éleva, l’enveloppant d’un tourbillon gigantesque. Je vis durant l’espace d’une seconde dans le gouffre le crâne poli du savant et ses petites mains grasses, puis l’abîme se referma, et le déluge se répandit sur le silence et l’immobilité. Menacé moi-même d’être englouti avec mon échelle, je m’enfuis à travers le plus haut carreau de la croisée.

Quiberon, 1er septembre 1907.

LIVRE PREMIER
LES ORIGINES

CHAPITRE PREMIER
VIE DE SAINT MAËL

Maël, issu d’une famille royale de Cambrie, fut envoyé dès sa neuvième année dans l’abbaye d’Yvern, pour y étudier les lettres sacrées et profanes. À l’âge de quatorze ans, il renonça à son héritage et fit voeu de servir le Seigneur. Il partageait ses heures, selon la règle, entre le chant des hymnes, l’étude de la grammaire et la méditation des vérités éternelles.

Un parfum céleste trahit bientôt dans le cloître les vertus de ce religieux. Et lorsque le bien heureux Gal, abbé d’Yvern, trépassa de ce monde en l’autre, le jeune Maël lui succéda dans le gouvernement du monastère. Il y établit une école, une infirmerie, une maison des hôtes, une forge, des ateliers de toutes sortes et des chantiers pour la construction des navires, et il obligea les religieux à défricher les terres alentour. Il cultivait de ses mains le jardin de l’abbaye, travaillait les métaux, instruisait les novices, et sa vie s’écoulait doucement comme une rivière qui reflète le ciel et féconde les campagnes.

Au tomber du jour, ce serviteur de Dieu avait coutume de s’asseoir sur la falaise, à l’endroit qu’on appelle encore aujourd’hui la chaise de saint Maël. À ses pieds, les rochers, semblables à des dragons noirs, tout velus d’algues vertes et de goémons fauves, opposaient à l’écume des lames leurs poitrails monstrueux. Il regardait le soleil descendre dans l’océan comme une rouge hostie qui de son sang glorieux empourprait les nuages du ciel et la cime des vagues. Et le saint homme y voyait l’image du mystère de la Croix, par lequel le sang divin a revêtu la terre d’une pourpre royale. Au large, une ligne d’un bleu sombre marquait les rivages de l’île de Gad, où sainte Brigide, qui avait reçu le voile de saint Malo, gouvernait un monastère de femmes.

Or, Brigide, instruite des mérites du vénérable Maël, lui fit demander, comme un riche présent, quelque ouvrage de ses mains. Maël fondit pour elle une clochette d’airain et, quand elle fut achevée, il la bénit et la jeta dans la mer. Et la clochette alla sonnant vers le rivage de Gad, où sainte Brigide, avertie par le son de l’airain sur les flots, la recueillit pieusement, et, suivie de ses filles, la porta en procession solennelle, au chant des psaumes, dans la chapelle du moustier.

Ainsi le saint homme Maël marchait de vertus en vertus. Il avait déjà parcouru les deux tiers du chemin de la vie, et il espérait atteindre doucement sa fin terrestre au milieu de ses frères spirituels, lorsqu’il connut à un signe certain que la sagesse divine en avait décidé autrement et que le Seigneur l’appelait à des travaux moins paisibles mais non moindres en mérite.

CHAPITRE II
VOCATION APOSTOLIQUE DE SAINT MAËL

Un jour qu’il allait, méditant, au fond d’une anse tranquille à laquelle des rochers allongés dans la mer faisaient une digue sauvage, il vit une auge de pierre qui nageait comme une barque sur les eaux.

C«était dans une cuve semblable que saint Guirec, le grand saint Colomban et tant de religieux d’Ecosse et d’Irlande étaient allés évangéliser l’Armorique. Naguère encore, sainte Avoye, venue d’Angleterre, remontait la rivière d’Auray dans un mortier de granit rose où l’on mettra plus tard les enfants pour les rendre forts; saint Vouga passait d’Hibernie en Cornouailles sur un rocher dont les éclats, conservés à Penmarch, guériront de la fièvre les pèlerins qui y poseront la tête; saint Samson abordait la baie du mont Saint-Michel dans une cuve de granit qu’on appellera un jour l’écuelle de saint Samson. C’est pourquoi, à la vue de cette auge de pierre, le saint homme Maël comprit que le Seigneur le destinait à l’apostolat des païens qui peuplaient encore le rivage et les îles des Bretons.

Il remit son bâton de frêne au saint homme Budoc, l’investissant ainsi du gouvernement de l’abbaye. Puis, muni d’un pain, d’un baril d’eau douce et du livre des Saints Évangiles, il entra dans l’auge de pierre, qui le porta doucement à l’île d’Hoedic.

Elle est perpétuellement battue des vents. Des hommes pauvres y pèchent le poisson entre les fentes des rochers et cultivent péniblement des légumes dans des jardins pleins de sable et de cailloux, abrités par des murs de pierres sèches et des haies de tamaris. Un beau figuier s’élevait dans un creux de l’île et poussait au loin ses branches. Les habitants de l’île l’adoraient.

Et le saint homme Maël leur dit:

— Vous adorez cet arbre parce qu’il est beau. C’est donc que vous êtes sensibles à la beauté. Or, je viens vous révéler la beauté cachée.

Et il leur enseigna l’Évangile. Et, après les avoir instruits, il les baptisa par le sel et par l’eau.

Les îles du Morbihan étaient plus nombreuses en ce temps-là qu’aujourd’hui. Car, depuis lors, beaucoup se sont abîmées dans la mer. Saint Maël en évangélisa soixante. Puis, dans son auge de granit, il remonta la rivière d’Auray. Et après trois heures de navigation il mit pied à terre devant une maison romaine. Du toit s’élevait une fumée légère. Le saint homme franchit le seuil sur lequel une mosaïque représentait un chien, les jarrets tendus et les babines retroussées. Il fut accueilli par deux vieux époux, Marcus Combabus et Valeria Moerens, qui vivaient là du produit de leurs terres. Autour de la cour intérieure régnait un portique dont les colonnes étaient peintes en rouge depuis la base jusqu’à mi-hauteur. Une fontaine de coquillages s’adossait au mur et sous le portique s’élevait un autel, avec une niche où le maître de cette maison avait déposé de petites idoles de terre cuite, blanchies au lait de chaux. Les unes représentaient des enfants ailés, les autres Apollon ou Mercure, et plusieurs étaient en forme d’une femme nue qui se tordait les cheveux. Mais le saint homme Maël, observant ces figures, découvrit parmi elles l’image d’une jeune mère tenant un enfant sur ses genoux.

Aussitôt il dit, montrant cette image:

— Celle-ci est la Vierge, mère de Dieu. Le poète Virgile l’annonça en carmes sibyllins avant qu’elle ne fût née, et, d’une voix angélique, il chanta Jam redit et virgo. Et l’on fit d’elle dans la gentilité des figures prophétiques telles que celle-ci, que tu as placée, ô Marcus, sur cet autel. Et sans doute elle a protégé tes lares modiques. C’est ainsi que ceux qui observent exactement la loi naturelle se préparent à la connaissance des vérités révélées.

Marcus Combabus et Valeria Moerens, instruits par ce discours, se convertirent à la foi chrétienne. Ils reçurent le baptême avec leur jeune affranchie, Caelia Avitella, qui leur était plus chère que la lumière de leurs yeux. Tous leurs colons renoncèrent au paganisme et furent baptisés le même jour.

Marcus Combabus, Valeria Moerens et Caelia Avitella menèrent depuis lors une vie pleine de mérites. Ils trépassèrent dans le Seigneur et furent admis au canon des saints.

Durant trente-sept années encore, le bienheureux Maël évangélisa les païens de l’intérieur des terres. Il éleva deux cent dix-huit chapelles et soixante-quatorze abbayes.

Or, un certain jour, en la cité de Vannes, où il annonçait l’Évangile, il apprit que les moines d’Yvern s’étaient relâchés en son absence de la règle de saint Gal. Aussitôt, avec le zèle de la poule qui rassemble ses poussins, il se rendit auprès de ses enfants égarés. Il accomplissait alors sa quatre-vingt-dix-septième année; sa taille s’était courbée, mais ses bras restaient encore robustes et sa parole se répandait abondamment comme la neige en hiver au fond des vallées.

L’abbé Budoc remit à saint Maël le bâton de frêne et l’instruisit de l’état malheureux où se trouvait l’abbaye. Les religieux s’étaient querellés sur la date à laquelle il convenait de célébrer la fête de Pâques. Les uns tenaient pour le calendrier romain, les autres pour le calendrier grec, et les horreurs d’un schisme chronologique déchiraient le monastère.

Il régnait encore une autre cause de désordres. Les religieuses de l’île de Gad, tristement tombées de leur vertu première, venaient à tout moment en barque sur la côte d’Yvern. Les religieux les recevaient dans le bâtiment des hôtes et il en résultait des scandales qui remplissaient de désolation les âmes pieuses.

Ayant terminé ce fidèle rapport, l’abbé Budoc conclut en ces termes:

— Depuis la venue de ces nonnes, c’en est fait de l’innocence et du repos de nos moines.

— Je le crois volontiers, répondit le bienheureux Maël. Car la femme est un piège adroitement construit: on y est pris dès qu’on l’a flairé. Hélas! l’attrait délicieux de ces créatures s’exerce de loin plus puissamment encore que de près. Elles inspirent d’autant plus le désir qu’elles le contentent moins. De là ce vers d’un poète à l’une d’elles:

Présente je vous fuis, absente je vous trouve.

Aussi voyons-nous, mon fils, que les blandices de l’amour charnel sont plus puissantes sur les solitaires et les religieux que sur les hommes qui vivent dans le siècle. Le démon de la luxure m’a tenté toute ma vie de diverses manières, et les plus rudes tentations ne me vinrent pas de la rencontre d’une femme, même belle et parfumée. Elles me vinrent de l’image d’une femme absente. Maintenant encore, plein de jours et touchant à ma quatre-vingt-dix-huitième année, je suis souvent induit par l’Ennemi à pécher contre la chasteté, du moins en pensée. La nuit, quand j’ai froid dans mon lit et que se choquent avec un bruit sourd mes vieux os glacés, j’entends des voix qui récitent le deuxième verset du troisième livre des Rois: Dixerunt ergo et servi sui: Quaeramus domino nostro regi adolescentulam virginem, et stet coram rege et foveat eum, dormiatque in sinu suo, et calefaciat dominum nostrum regem. Et le Diable me montre une enfant dans sa première fleur qui me dit: — Je suis ton Abilag; je suis ta Sunamite. O mon seigneur, fais-moi une place dans la couche.

«Croyez-moi, ajouta le vieillard, ce n’est pas sans un secours particulier du Ciel qu’un religieux peut garder sa chasteté de fait et d’intention.

S’appliquant aussitôt à rétablir l’innocence et la paix dans le monastère, il corrigea le calendrier d’après les calculs de la chronologie et de l’astronomie et le fit accepter par tous les religieux; il renvoya les filles déchues de sainte Brigide dans leur monastère; mais loin de les chasser brutalement, il les fit conduire à leur navire avec des chants de psaumes et de litanies.

— Respectons en elles, disait-il, les filles de Brigide et les fiancées du Seigneur. Gardons-nous d’imiter les pharisiens qui affectent de mépriser les pécheresses. Il faut humilier ces femmes dans leur péché et non dans leur personne et leur faire honte de ce qu’elles ont fait et non de ce qu’elles sont: car elles sont des créatures de Dieu.

Et le saint homme exhorta ses religieux à fidèlement observer la règle de leur ordre:

— Quand il n’obéit pas au gouvernail, leur dit-il, le navire obéit à l’écueil.

CHAPITRE III
LA TENTATION DE SAINT MAËL

Le bienheureux Maël avait à peine rétabli l’ordre dans l’abbaye d’Yvern quand il apprit que les habitants de l’île d’Hoedic, ses premiers catéchumènes, et de tous les plus chers à son coeur, étaient retournés au paganisme et qu’ils suspendaient des couronnes de fleurs et des bandelettes de laine aux branches du figuier sacré.

Le batelier qui portait ces douloureuses nouvelles exprima la crainte que bientôt ces hommes égarés ne détruisissent par le fer et par le feu la chapelle élevée sur le rivage de leur île.

Le saint homme résolut de visiter sans retard ses enfants infidèles afin de les ramener à la foi et d’empêcher qu’ils ne se livrassent à des violences sacrilèges. Comme il se rendait à la baie sauvage où son auge de pierre était mouillée, il tourna ses regards sur les chantiers qu’il avait établis trente ans auparavant, au fond de cette baie, pour la construction des navires, et qui retentissaient, à cette heure, du bruit des scies et des marteaux.

À ce moment, le Diable qui ne se lasse jamais, sortit des chantiers, s’approcha du saint homme, sous la figure d’un religieux nommé Samson et le tenta en ces termes:

— Mon père, les habitants de l’île d’Hoedic commettent incessamment des péchés. Chaque instant qui s’écoule les éloigne de Dieu. Ils vont bientôt porter le fer et le feu dans la chapelle que vous avez élevée de vos mains vénérables sur le rivage de l’île. Le temps presse. Ne pensez- vous point que votre auge de pierre vous conduirait plus vite vers eux, si elle était gréée comme une barque, et munie d’un gouvernail, d’un mât et d’une voile; car alors vous seriez poussé par le vent. Vos bras sont robustes encore et propres à gouverner une embarcation. On ferait bien aussi de mettre une étrave tranchante à l’avant de votre auge apostolique. Vous êtes trop sage pour n’en avoir pas eu déjà l’idée.

— Certes, le temps presse, répondit le saint homme. Mais agir comme vous dites, mon fils Samson, ne serait-ce pas me rendre semblable à ces hommes de peu de foi, qui ne se fient point au Seigneur? Ne serait-ce point mépriser les dons de Celui qui m’a envoyé la cuve de pierre sans agrès ni voilure?

À cette question, le Diable, qui est grand théologien, répondit par cette autre question:

— Mon père, est-il louable d’attendre, les bras croisés, que vienne le secours d’en haut, et de tout demander à Celui qui peut tout, au lieu d’agir par prudence humaine et de s’aider soi-même?

— Non certes, répondit le saint vieillard Maël, et c’est tenter Dieu que de négliger d’agir par prudence humaine.

— Or, poussa le Diable, la prudence n’est-elle point, en ce cas-ci, de gréer la cuve?

— Ce serait prudence si l’on ne pouvait d’autre manière arriver à point.

— Eh! eh! votre cuve est-elle donc bien rapide?

— Elle l’est autant qu’il plaît à Dieu.

— Qu’en savez-vous? Elle va comme la mule de l’abbé Budoc. C’est un vrai sabot. Vous est-il défendu de la rendre plus vite?

— Mon fils, la clarté orne vos discours, mais ils sont tranchants à l’excès. Considérez que cette cuve est miraculeuse.

— Elle l’est, mon père. Une auge de granit qui flotte sur l’eau comme un bouchon de liège est une auge miraculeuse. Il n’y a point de doute. Qu’en concluez-vous?

— Mon embarras est grand. Convient-il de perfectionner par des moyens humains et naturels une si miraculeuse machine?

— Mon père, si vous perdiez le pied droit et que Dieu vous le rendît, ce pied serait-il miraculeux?

— Sans doute, mon fils.

— Le chausseriez-vous?

— Assurément.

— Eh bien! si vous croyez qu’on peut chausser d’un soulier naturel un pied miraculeux, vous devez croire aussi qu’on peut mettre des agrès naturels à une embarcation miraculeuse. Cela est limpide. Hélas! pourquoi faut-il que les plus saints personnages aient leurs heures de langueur et de ténèbres? On est le plus illustre des apôtres de la Bretagne, on pourrait accomplir des oeuvres dignes d’une louange éternelle…. Mais l’esprit est lent et la main paresseuse! Adieu donc, mon père! Voyagez à petites journées, et quand enfin vous approcherez des côtes d’Hoedic, vous regarderez fumer les ruines de la chapelle élevée et consacrée par vos mains. Les païens l’auront brûlée avec le petit diacre que vous y avez mis et qui sera grillé comme un boudin.

— Mon trouble est extrême, dit le serviteur de Dieu, en essuyant de sa manche son front mouillé de sueur. Mais, dis-moi, mon fils Samson, ce n’est point une petite tâche que de gréer cette auge de pierre. Et ne nous arrivera-t-il pas, si nous entreprenons une telle oeuvre, de perdre du temps loin d’en gagner.

— Ah! mon père, s’écria le Diable, en un tour de sablier la chose sera faite. Nous trouverons les agrès nécessaires dans ce chantier que vous avez jadis établi sur cette côte et dans ces magasins abondamment garnis par vos soins. J’ajusterai moi même toutes les pièces navales. Avant d’être moine, j’ai été matelot et charpentier; et j’ai fait bien d’autres métiers encore. À l’ouvrage!

Aussitôt il entraîne le saint homme dans un hangar tout rempli des choses nécessaires à la navigation.

— À vous cela, mon père!

Et il lui jette sur les épaules la toile, le mât, la corne et le gui.

Puis, se chargeant lui-même d’une étrave et d’un gouvernail avec la mèche et la barre et saisissant un sac de charpentier plein d’outils, il court au rivage, tirant après lui par sa robe le saint homme plié, suant et soufflant, sous le faix de la toile et des bois.

CHAPITRE IV. NAVIGATION DE SAINT MAËL SUR L’OCÉAN DE GLACE

Le Diable, s’étant troussé jusqu’aux aisselles, traîna l’auge sur le sable et la gréa en moins d’une heure.

Dès que le saint homme Maël se fut embarqué, cette cuve, toutes voiles déployées, fendit les eaux avec une telle vitesse que la côte fut aussitôt hors de vue. Le vieillard gouvernait au sud pour doubler le cap Land’s End. Mais un courant irrésistible le portait au sud-ouest. Il longea la côte méridionale de l’Irlande et tourna brusquement vers le septentrion. Le soir, le vent fraîchit. En vain Maël essaya de replier la toile. La cuve fuyait éperdument vers les mers fabuleuses.

À la clarté de la lune, les sirènes grasses du Nord, aux cheveux de chanvre, vinrent soulever autour de lui leurs gorges blanches et leurs croupes roses; et, battant de leurs queues d’émeraude la vague écumeuse, elles chantèrent en cadence:

Où cours-tu, doux Maël,

Dans ton auge éperdue?

Ta voile est gonflée

Comme le sein de Junon

Quand il en jaillit la Voie lactée.

Un moment elles le poursuivirent, sous les étoiles, de leurs rires harmonieux. Mais la cuve fuyait plus rapide cent fois que le navire rouge d’un Viking. Et les pétrels, surpris dans leur vol, se prenaient les pattes aux cheveux du saint homme.

Bientôt une tempête s’éleva, pleine d’ombre et de gémissements, et l’auge, poussée par un vent furieux, vola comme une mouette dans la brume et la houle.

Après une nuit de trois fois vingt-quatre heures, les ténèbres se déchirèront soudain. Et le saint homme découvrit à l’horizon un rivage plus étincelant que le diamant. Ce rivage grandit rapidement, et bientôt, à la clarté glaciale d’un soleil inerte et bas, Maël vit monter au-dessus des flots une ville blanche, aux rues muettes, qui, plus vaste que Thèbes aux cent portes, étendait à perte de vue les ruines de son forum de neige, de ses palais de givre, de ses arcs de cristal et de ses obélisques irisés.

L’océan était couvert de glaces flottantes, autour desquelles nageaient des hommes marins au regard sauvage et doux. Et Léviathan passa, lançant une colonne d’eau jusqu’aux nuées.

Cependant, sur un bloc de glace qui nageait de conserve avec l’auge de pierre, une ourse blanche était assise, tenant son petit entre ses bras, et Maël l’entendit qui murmurait doucement ce vers de Virgile: Incipe parve puer.

Et le vieillard, plein de tristesse et de trouble, pleura.

L’eau douce avait, en se gelant, fait éclater le baril qui la contenait. Et pour étancher sa soif, Maël suçait des glaçons. Et il mangeait son pain trempé d’eau salée. Sa barbe et ses cheveux se brisaient comme du verre. Sa robe recouverte d’une couche de glace lui coupait à chaque mouvement les articulations des membres. Les vagues monstrueuses se soulevaient et leurs mâchoires écumantes s’ouvraient toutes grandes sur le vieillard. Vingt fois des paquets de mer emplirent l’embarcation. Et le livre des saints Évangiles, que l’apôtre gardait précieusement sous une couverture de pourpre, marquée d’une croix d’or, l’océan l’engloutit.

Or, le trentième jour, la mer se calma. Et voici qu’avec une effroyable clameur du ciel et des eaux une montagne d’une blancheur éblouissante, haute de trois cents pieds, s’avance vers la cuve de pierre. Maël gouverne pour l’éviter; la barre se brise dans ses mains. Pour ralentir sa marche à l’écueil, il essaye encore de prendre des ris. Mais, quand il veut nouer les garcettes, le vent les lui arrache, et le filin, en s’échappant, lui brûle les mains. Et il voit trois démons aux ailes de peau noire, garnies de crochets, qui, pendus aux agrès, soufflent dans la toile.

Comprenant à cette vue que l’Ennemi l’a gouverné en toutes ces choses, il s’arme du signe de la Croix. Aussitôt un coup de vent furieux, plein de sanglots et de hurlements, soulève l’auge de pierre, emporte la mâture avec toute la toile, arrache le gouvernail et l’étrave.

Et l’auge s’en fut à la dérive sur la mer apaisée. Le saint homme, s’agenouillant, rendit grâces au Seigneur, qui l’avait délivré des pièges du démon. Alors il reconnut, assise sur un bloc de glace, l’ourse mère, qui avait parlé dans la tempête. Elle pressait sur son sein son enfant bien-aimé, et tenait à la main un livre de pourpre marqué d’une croix d’or. Ayant accosté l’auge de granit, elle salua le saint homme par ces mots:

— Pax tibi, Maël.

Et elle lui tendit le livre.

Le saint homme reconnut son évangéliaire, et, plein d’étonnement, il chanta dans l’air tiédi une hymne au Créateur et à la création.

CHAPITRE V
BAPTÊME DES PINGOUINS

Après être allé une heure à la dérive, le saint homme aborda une plage étroite, fermée par des montagnes à pic. Il marcha le long du rivage, tout un jour et une nuit, contournant les rochers qui formaient une muraille infranchissable. Et il s’assura ainsi que c’était une île ronde, au milieu de laquelle s’élevait une montagne couronnée de nuages. Il respirait avec joie la fraîche haleine de l’air humide. La pluie tombait, et cette pluie était si douce que le saint homme dit au Seigneur:

— Seigneur, voici l’île des larmes, l’île de la contrition.

La plage était déserte. Exténué de fatigue et de faim, il s’assit sur une pierre, dans les creux de laquelle reposaient des oeufs jaunes, marqués de taches noires et gros comme des oeufs de cygne. Mais il n’y toucha point, disant:

— Les oiseaux sont les louanges vivantes de Dieu. Je ne veux pas que par moi manque une seule de ces louanges.

Et il mâcha des lichens arrachés au creux des pierres.

Le saint homme avait accompli presque entièrement le tour de l’île sans rencontrer d’habitants, quand il parvint à un vaste cirque formé par des rochers fauves et rouges, pleins de cascades sonores, et dont les pointes bleuissaient dans les nuées.

La réverbération des glaces polaires avait brûlé les yeux du vieillard. Pourtant, une faible lumière se glissait encore entre ses paupières gonflées. Il distingua des formes animées qui se pressaient en étages sur ces rochers, comme une foule d’hommes sur les gradins d’un amphithéâtre. Et en même temps ses oreilles, assourdies par les longs bruits de la mer, entendirent faiblement des voix. Pensant que c’était là des hommes vivant selon la loi naturelle, et que le Seigneur l’avait envoyé à eux pour leur enseigner la loi divine, il les évangélisa.

Monté sur une haute pierre au milieu du cirque sauvage:

— Habitants de cette île, leur dit-il, quoique vous soyez de petite taille, vous semblez moins une troupe de pêcheurs et de mariniers que le sénat d’une sage république. Par votre gravité, votre silence, votre tranquille maintien, vous composez sur ce rocher sauvage une assemblée comparable aux Pères-Conscrits de Rome délibérant dans le temple de la Victoire, ou plutôt aux philosophes d’Athènes disputant sur les bancs de l’Aréopage. Sans doute, vous ne possédez ni leur science ni leur génie; mais peut-être, au regard de Dieu, l’emportez vous sur eux. Je devine que vous êtes simples et bons. En parcourant les bords de votre île, je n’y ai découvert aucune image de meurtre, aucun signe de carnage, ni têtes ni chevelures d’ennemis suspendues à une haute perche ou clouées aux portes des villages. Il me semble que vous n’avez point d’arts, et que vous ne travaillez point les métaux. Mais vos coeurs sont purs et vos mains innocentes. Et la vérité entrera facilement dans vos âmes.

Or, ce qu’il avait pris pour des hommes de petite taille, mais d’une allure grave, c’étaient des pingouins que réunissait le printemps, et qui se tenaient rangés par couples sur les degrés naturels de la roche, debout dans la majesté de leurs gros ventres blancs. Par moments ils agitaient comme des bras leurs ailerons et poussaient des cris pacifiques. Ils ne craignaient point les hommes, parce qu’ils ne les connaissaient pas et n’en avaient jamais reçu d’offense; et il y avait en ce religieux une douceur qui rassurait les animaux les plus craintifs, et qui plaisait extrêmement à ces pingouins. Ils tournaient vers lui, avec une curiosité amie, leur petit oeil rond prolongé en avant par une tache blanche ovale, qui donnait à leur regard quelque chose de bizarre et d’humain.

Touché de leur recueillement, le saint homme leur enseignait l’Évangile.

— Habitants de cette île, le jour terrestre qui vient de se lever sur vos rochers est l’image du jour spirituel qui se lève dans vos âmes. Car je vous apporte la lumière intérieure; je vous apporte la lumière et la chaleur de l’âme. De même que le soleil fait fondre les glaces de vos montagnes, Jésus-Christ fera fondre les glaces de vos coeurs.

Ainsi parla le vieillard. Comme partout dans la nature la voix appelle la voix, comme tout ce qui respire à la lumière du jour aime les chants alternés, les pingouins répondirent au vieillard par les sons de leur gosier. Et leur voix se faisait douce, car ils étaient dans la saison de l’amour.

Et le saint homme, persuadé qu’ils appartenaient à quelque peuplade idolâtre et faisaient en leur langage adhésion à la foi chrétienne, les invita à recevoir le baptême.

— Je pense, leur dit-il, que vous vous baignez souvent. Car tous les creux de ces roches sont pleins d’une eau pure, et j’ai vu tantôt, en me rendant à votre assemblée, plusieurs d’entre vous plongés dans ces baignoires naturelles. Or, la pureté du corps est l’image de la pureté spirituelle.

Et il leur enseigna l’origine, la nature et les effets du baptême.

— Le baptême, leur dit-il, est Adoption, Renaissance, Régénération,

Illumination.

Et il leur expliqua successivement chacun de ces points.

Puis, ayant béni préalablement l’eau qui tombait des cascades et récité les exorcismes, il baptisa ceux qu’il venait d’enseigner, en versant sur la tête de chacun d’eux une goutte d’eau pure et en prononçant les paroles consacrées.

Et il baptisa ainsi les oiseaux pendant trois jours et trois nuits.

CHAPITRE VI
UNE ASSEMBLÉE AU PARADIS

Quand le baptême des pingouins fut connu dans le Paradis, il n’y causa ni joie ni tristesse, mais une extrême surprise. Le Seigneur lui-même était embarrassé. Il réunit une assemblée de clercs et de docteurs et leur demanda s’ils estimaient que ce baptême fût valable.

— Il est nul, dit saint Patrick.

— Pourquoi est-il nul? demanda saint Gal, qui avait évangélisé les

Cornouailles et formé le saint homme Maël aux travaux apostoliques.

— Le sacrement du baptême, répondit saint Patrick, est nul quand il est donné à des oiseaux, comme le sacrement du mariage est nul quand il est donné à un eunuque.

Mais saint Gal:

— Quel rapport prétendez-vous établir entre le baptême d’un oiseau et le mariage d’un eunuque? Il n’y en a point. Le mariage est, si j’ose dire, un sacrement conditionnel, éventuel. Le prêtre bénit par avance un acte; il est évident que, si l’acte n’est pas consommé, la bénédiction demeure sans effet. Cela saute aux yeux. J’ai connu sur la terre, dans la ville d’Antrim, un homme riche nommé Sadoc qui, vivant en concubinage avec une femme, la rendit mère de neuf enfants. Sur ses vieux jours, cédant à mes objurgations, il consentit à l’épouser et je bénis leur union. Malheureusement le grand âge de Sadoc l’empêcha de consommer le mariage. Peu de temps après, il perdit tous ses biens et Germaine (tel était le nom de cette femme), ne se sentant point en état de supporter l’indigence, demanda l’annulation d’un mariage qui n’avait point de réalité. Le pape accueillit sa demande, car elle était juste. Voilà pour le mariage. Mais le baptême est conféré sans restrictions ni réserves d’aucune sorte. Il n’y a point de doute: c’est un sacrement que les pingouins ont reçu.

Appelé à donner son avis, le pape saint Damase s’exprima en ces termes:

— Pour savoir si un baptême est valable et produira ses conséquences, c’est-à-dire la sanctification, il faut considérer qui le donne et non qui le reçoit. En effet, la vertu sanctifiante de ce sacrement résulte de l’acte extérieur par lequel il est conféré, sans que le baptisé coopère à sa propre sanctification par aucun acte personnel; s’il en était autrement on ne l’administrerait point aux nouveau-nés. Et il n’est besoin, pour baptiser, de remplir aucune condition particulière; il n’est pas nécessaire d’être en état de grâce; il suffit d’avoir l’intention de faire ce que fait l’Église, de prononcer les paroles consacrées et d’observer les formes prescrites. Or, nous ne pouvons douter que le vénérable Maël n’ait opéré dans ces conditions. Donc les pingouins sont baptisés.

— Y pensez-vous? demanda saint Guénolé. Et que croyez-vous donc que soit le baptême? Le baptême est le procédé de la régénération par lequel l’homme naît d’eau et d’esprit, car entré dans l’eau couvert de crimes, il en sort néophyte, créature nouvelle, abondante en fruits de justice; le baptême est le germe de l’immortalité; le baptême est le gage de la résurrection; le baptême est l’ensevelissement avec le Christ en sa mort et la communion à la sortie du sépulcre. Ce n’est pas un don à faire à des oiseaux. Raisonnons, mes pères. Le baptême efface le péché originel; or les pingouins n’ont pas été conçus dans le péché; il remet toutes les peines du péché; or les pingouins n’ont pas péché; il produit la grâce et le don des vertus, unissant les chrétiens à Jésus-Christ, comme les membres au chef, et il tombe sous le sens que les pingouins ne sauraient acquérir les vertus des confesseurs, des vierges et des veuves, recevoir des grâces et s’unir à….

Saint Damase ne le laissa point achever:

— Cela prouve, dit-il vivement, que le baptême était inutile; cela ne prouve pas qu’il ne soit pas effectif.

— Mais à ce compte, répliqua saint Guénolé, on baptiserait au nom du Père, du Fils et de l’Esprit, par aspersion ou immersion, non seulement un oiseau ou un quadrupède, mais aussi un objet inanimé, une statue, une table, une chaise, etc. Cet animal serait chrétien, cette idole, cette table seraient chrétiennes! C’est absurde!

Saint Augustin prit la parole. Il se fit un grand silence.

— Je vais, dit l’ardent évêque d’Hippone, vous montrer, par un exemple, la puissance des formules. Il s’agit, il est vrai, d’une opération diabolique. Mais s’il est établi que des formules enseignées par le Diable ont de l’effet sur des animaux privés d’intelligence, ou même sur des objets inanimés, comment douter encore que l’effet des formules sacramentelles ne s’étende sur les esprits des brutes et sur la matière inerte? Voici cet exemple:

«Il y avait, de mon vivant, dans la ville de Madaura, patrie du philosophe Apulée, une magicienne à qui il suffisait de brûler sur un trépied, avec certaines herbes et en prononçant certaines paroles, quelques cheveux coupés sur la tête d’un homme pour attirer aussitôt cet homme dans son lit. Or, un jour qu’elle voulait obtenir, de cette manière, l’amour d’un jeune garçon, elle brûla, trompée par sa servante, au lieu des cheveux de cet adolescent, des poils arrachés à une outre de peau de bouc qui pendait à la boutique d’un cabaretier. Et la nuit, l’outre pleine de vin bondit à travers la ville, jusqu’au seuil de la magicienne. Le fait est véritable. Dans les sacrements comme dans les enchantements, c’est la forme qui opère. L’effet d’une formule divine ne saurait être moindre en force et en étendue, que l’effet d’une formule infernale.

Ayant parlé de la sorte, le grand Augustin s’assit au milieu des applaudissements.

Un bienheureux, d’un âge avancé et d’aspect mélancolique, demanda la parole. Personne ne le connaissait. Il se nommait Probus et n’était point inscrit dans le canon des saints.

— Que la compagnie veuille m’excuser, dit-il. Je n’ai point d’auréole, et c’est sans éclat que j’ai gagné la béatitude éternelle. Mais après ce que vient de vous dire le grand saint Augustin, je crois à propos de vous faire part d’une cruelle expérience que j’ai faite sur les conditions nécessaires à la validité d’un sacrement. L'évêque d’Hippone a bien raison de le dire: un sacrement dépend de la forme. Sa vertu est dans la forme; son vice est dans la forme. Écoutez, confesseurs et pontifes, ma lamentable histoire. J'étais prêtre à Rome, sous le principat de l’empereur Gordien. Sans me recommander comme vous par des mérites singuliers, j’exerçais le sacerdoce avec piété. J’ai desservi pendant quarante ans l’église de Sainte-Modeste-hors-les-Murs. Mes habitudes étaient régulières. Je me rendais chaque samedi auprès d’un cabaretier nommé Barjas, qui logeait avec ses amphores sous la porte Capène, et je lui achetais le vin que je consacrais chaque jour de la semaine. Je n’ai point, dans ce long espace de temps, manqué un seul matin de célébrer le très saint sacrifice de la messe. Pourtant j’étais sans joie et c’est le coeur serré d’angoisse que je demandais sur les degrés de l’autel: «Pourquoi es-tu triste, mon âme, et pourquoi me troubles-tu?» Les fidèles que je conviais à la sainte table me donnaient des sujets d’affliction, car ayant encore, pour ainsi dire, sur la langue l’hostie administrée par mes mains, ils retombaient dans le péché, comme si le sacrement eût été sur eux sans force et sans efficacité. J’atteignis enfin le terme de mes épreuves terrestres et, m’étant endormi dans le Seigneur, je me réveillai au séjour des élus. J’appris alors, de la bouche de l’ange qui m’avait transporté, que le cabaretier Barjas, de la porte Capène, vendait pour du vin une décoction de racines et d’écorces dans laquelle n’entrait point une seule goutte du jus de la vigne et que je n’avais pu transmuer ce vil breuvage en sang, puisque ce n’était pas du vin, et que le vin seul se change au sang de Jésus-Christ, que par conséquent toutes mes consécrations étaient nulles et que, à notre insu, nous étions, mes fidèles et moi, depuis quarante ans privés du sacrement de l’eucharistie et excommuniés de fait. À cette révélation, je fus saisi d’une stupeur qui m’accable encore aujourd’hui dans ce séjour de la béatitude. Je le parcours incessamment sur toute son étendue sans rencontrer un seul des chrétiens que j’admis autrefois à la sainte table dans la basilique de la bienheureuse Modeste.

«Privés du pain des anges, ils s’abandonnèrent sans force aux vices les plus abominables et ils sont tous allés en enfer. Je me plais à penser que le cabaretier Barjas est damné. Il y a dans ces choses une logique digne de l’auteur de toute logique. Néanmoins mon malheureux exemple prouve qu’il est parfois fâcheux que, dans les sacrements, la forme l’emporte sur le fond. Je le demande humblement: la sagesse éternelle n’y pourrait-elle remédier?

— Non, répondit le Seigneur. Le remède serait pire que le mal. Si dans les règles du salut le fond l’emportait sur la forme, ce serait la ruine du sacerdoce.

— Hélas! mon Dieu, soupira l’humble Probus, croyez-en ma triste expérience: tant que vous réduirez vos sacrements à des formules votre justice rencontrera de terribles obstacles.

— Je le sais mieux que vous, répliqua le Seigneur. Je vois d’un même regard les problèmes actuels, qui sont difficiles, et les problèmes futurs, qui ne le seront pas moins. Ainsi, je puis vous annoncer qu’après que le soleil aura tourné encore deux cent quarante fois autour de la terre….

— Sublime langage! s’écrièrent les anges.

— Et digne du créateur du monde, répondirent les pontifes.

— C’est, reprit le Seigneur, une façon de dire en rapport avec ma vieille cosmogonie et dont je ne me déferai pas sans qu’il en coûte à mon immutabilité….

Après donc que le soleil aura tourné encore deux cent quarante fois autour de la terre, il ne se trouvera plus à Rome un seul clerc sachant le latin. En chantant les litanies dans les églises, on invoquera les saints Orichel, Roguel et Totichel qui sont, vous le savez, des diables et non des anges. Beaucoup de voleurs, ayant dessein de communier, mais craignant d’être obligés, pour obtenir leur pardon, d’abandonner à l’Église les objets dérobés, se confesseront à des prêtres errants qui, n’entendant ni l’italien ni le latin et parlant seulement le patois de leur village, iront, par les cités et les bourgs, vendre à vil prix, souvent pour une bouteille de vin, la rémission des péchés. Vraisemblablement, nous n’aurons point à nous soucier de ces absolutions auxquelles manquera la contrition pour être valables; mais il pourra bien arriver que les baptêmes nous causent encore de l’embarras. Les prêtres deviendront à ce point ignares, qu’ils baptiseront les enfants in nomine patria et filia et spirita sancta, comme Louis de Potter se fera un plaisir de le relater au tome III de son Histoire philosophique, politique et critique du christianisme. Ce sera une question ardue que de décider sur la validité de tels baptêmes; car enfin, si je m’accommode pour mes textes sacrés d’un grec moins élégant que celui de Platon et d’un latin qui ne cicéronise guère, je ne saurais admettre comme formule liturgique un pur charabia. Et l’on frémit, quand on songe qu’il sera procédé avec cette inexactitude sur des millions de nouveau-nés. Mais revenons à nos pingouins.

— Vos divines paroles, Seigneur, nous y ont déjà ramenés, dit saint Gal. Dans les signes de la religion et les règles du salut, la forme l’emporte nécessairement sur le fond et la validité d’un sacrement dépend uniquement de sa forme. Toute la question est de savoir si oui ou non les pingouins ont été baptisés dans les formes. Or la réponse n’est pas douteuse. Les pères et les docteurs en tombèrent d’accord, et leur perplexité n’en devint que plus cruelle.

— L'état de chrétien, dit saint Corneille, ne va pas sans de graves inconvénients pour un pingouin. Voilà des oiseaux dans l’obligation de faire leur salut. Comment y pourront-ils réussir? Les moeurs des oiseaux sont, en bien des points, contraires aux commandements de l’Église. Et les pingouins n’ont pas de raison pour en changer. Je veux dire qu’ils ne sont pas assez raisonnables pour en prendre de meilleures.

— Ils ne le peuvent pas, dit le Seigneur; mes décrets les en empêchent.

— Toutefois, reprit saint Corneille, par la vertu du baptême, leurs actions cessent de demeurer indifférentes. Désormais elles seront bonnes ou mauvaises, susceptibles de mérite ou de démérite.

— C’est bien ainsi que la question se pose, dit le Seigneur.

— Je n’y vois qu’une solution, dit saint Augustin. Les pingouins iront en enfer.

— Mais ils n’ont point d’âme, fit observer saint Irénée.

— C’est fâcheux, soupira Tertullien.

— Sans doute, reprit saint Gal. Et je reconnais que le saint homme Maël, mon disciple, a, dans son zèle aveugle, créé au Saint-Esprit de grandes difficultés théologiques et porté le désordre dans l’économie des mystères.

— C’est un vieil étourdi, s’écria en haussant les épaules saint Adjutor d’Alsace.

Mais le Seigneur, tournant sur Adjutor un regard de reproche:

— Permettez, dit-il: le saint homme Maël n’a pas comme vous, mon bienheureux, la science infuse. Il ne me voit pas. C’est un vieillard accablé d’infirmités; il est à moitié sourd et aux trois quarts aveugle. Vous êtes trop sévère pour lui. Cependant je reconnais que la situation est embarrassante.

— Ce n’est heureusement qu’un désordre passager, dit saint Irénée. Les pingouins sont baptisés, leurs oeufs ne le seront pas et le mal s’arrêtera à la génération actuelle.

— Ne parlez pas ainsi, mon fils Irénée, dit le Seigneur. Les règles que les physiciens établissent sur la terre souffrent des exceptions, parce qu’elles sont imparfaites et ne s’appliquent pas exactement à la nature. Mais les règles que j’établis sont parfaites et ne souffrent aucune exception. Il faut décider du sort des pingouins baptisés, sans enfreindre aucune loi divine et conformément au décalogue ainsi qu’aux commandements de mon Église.

— Seigneur, dit saint Grégoire de Nazianze, donnez-leur une âme immortelle.

— Hélas! Seigneur, qu’en feraient-ils? soupira Lactance. Ils n’ont pas une voix harmonieuse pour chanter vos louanges. Ils ne sauraient célébrer vos mystères.

— Sans doute, dit saint Augustin, ils n’observeront pas la loi divine.

— Ils ne le pourront pas, dit le Seigneur.

— Ils ne le pourront pas, poursuivit saint Augustin. Et si, dans votre sagesse, Seigneur, vous leur infusez une âme immortelle, ils brûleront éternellement en enfer, en vertu de vos décrets adorables. Ainsi sera rétabli l’ordre auguste, troublé par ce vieux Cambrien.

— Vous me proposez, fils de Monique, une solution correcte, dit le Seigneur, et qui s’accorde avec ma sagesse. Mais elle ne contente point ma clémence. Et, bien qu’immuable par essence, à mesure que je dure, j’incline davantage à la douceur. Ce changement de caractère est sensible à qui lit mes deux testaments.

Comme la discussion se prolongeait sans apporter beaucoup de lumières et que les bienheureux montraient de la propension à répéter toujours la même chose, on décida de consulter sainte Catherine d’Alexandrie. C’est ce qu’on faisait ordinairement dans les cas difficiles. Sainte Catherine avait, sur la terre, confondu cinquante docteurs très savants. Elle connaissait la philosophie de Platon aussi bien que l’Écriture sainte et possédait la rhétorique.

CHAPITRE VII. UNE ASSEMBLÉE AU PARADIS (suite et fin)

Sainte Catherine se rendit dans l’assemblée, la tête ceinte d’une couronne d’émeraudes, de saphirs et de perles, et vêtue d’une robe de drap d’or. Elle portait au côté une roue flamboyante, image de celle dont les éclats avaient frappé ses persécuteurs.

Le Seigneur l’ayant invitée à parler, elle s’exprima en ces termes:

— Seigneur, pour résoudre le problème que vous daignez me soumettre, je n’étudierai pas les moeurs des animaux en général, ni celles des oiseaux en particulier. Je ferai seulement remarquer aux docteurs, confesseurs et pontifes, réunis dans cette assemblée, que la séparation entre l’homme et l’animal n’est pas complète, puisqu’il se trouve des monstres qui procèdent à la fois de l’un et de l’autre. Tels sont les chimères, moitié nymphes et moitié serpents; les trois gorgones, les capripèdes; telles sont les scylles et les sirènes qui chantent dans la mer. Elles ont un buste de femme et une queue de poisson. Tels sont aussi les centaures, hommes jusqu’à la ceinture et chevaux pour le reste. Noble race de monstres. L’un d’eux, vous ne l’ignorez point, a su, guidé par les seules lumières de la raison, s’acheminer vers la béatitude éternelle, et vous voyez parfois sur les nuées d’or se cabrer sa poitrine héroïque. Le centaure Chiron mérita par ses travaux terrestres de partager le séjour des bienheureux: il fit l’éducation d’Achille; et ce jeune héros, au sortir des mains du centaure, vécut deux ans, habillé à la manière d’une jeune vierge, parmi les filles du roi Lycomède. Il partagea leurs jeux et leur couche sans leur laisser soupçonner un moment qu’il n’était point une jeune vierge comme elles. Chiron, qui l’avait nourri dans de si bonnes moeurs, est, avec l’empereur Trajan, le seul juste qui ait obtenu la gloire céleste en observant la loi naturelle. Et pourtant ce n’était qu’un demi-homme.

«Je crois avoir prouvé par cet exemple qu’il suffit de posséder quelques parties d’homme, à la condition toutefois qu’elles soient nobles, pour parvenir à la béatitude éternelle. Et ce que le centaure Chiron a pu obtenir sans être régénéré par le baptême, comment des pingouins ne le mériteraient-ils pas, après avoir été baptisés, s’ils devenaient demi- pingouins et demi-hommes? C’est pourquoi je vous supplie, Seigneur, de donner aux pingouins du vieillard Maël une tête et un buste humains, afin qu’ils puissent vous louer dignement, et de leur accorder une âme immortelle, mais petite.

Ainsi parla Catherine, et les pères, les docteurs, les confesseurs, les pontifes firent entendre un murmure d’approbation.

Mais saint Antoine, ermite, se leva et, tendant vers le Très-Haut deux bras noueux et rouges:

— N’en faites rien, Seigneur mon Dieu, s’écria-t-il, au nom de votre saint Paraclet, n’en faites rien!

Il parlait avec une telle véhémence que sa longue barbe blanche s’agitait à son menton comme une musette vide à la bouche d’un cheval affamé.

— Seigneur, n’en faites rien. Des oiseaux à tête humaine, cela existe déjà. Sainte Catherine n’a rien imaginé de nouveau.

— L’imagination assemble et compare; elle ne crée jamais, répliqua sèchement sainte Catherine.

— … Cela existe déjà, poursuivit saint Antoine, qui ne voulait rien entendre. Cela s’appelle les harpies, et ce sont les plus incongrus animaux de la création. Un jour que, dans le désert, je reçus à souper saint Paul, abbé, je mis la table au seuil de ma cabane, sous un vieux sycomore. Les harpies vinrent s’asseoir dans les branches; elles nous assourdirent de leurs cris aigus et fiantèrent sur tous les mets. L’importunité de ces monstres m’empêcha d’entendre les enseignements de saint Paul, abbé, et nous mangeâmes de la fiente d’oiseau avec notre pain et nos laitues. Comment peut-on croire que les harpies vous loueront dignement, Seigneur?

«Certes, dans mes tentations, j’ai vu beaucoup d’êtres hybrides, non seulement des femmes serpents et des femmes poissons, mais des êtres composés avec plus d’incohérence encore, comme des hommes dont le corps était fait d’une marmite, d’une cloche, d’une horloge, d’un buffet rempli de nourriture et de vaisselle, ou même d’une maison avec des portes et des fenêtres, par lesquelles on apercevait des personnes occupées à des travaux domestiques. L'éternité ne suffirait pas s’il me fallait décrire tous les monstres qui m’ont assailli dans ma solitude, depuis les baleines gréées comme des navires jusqu’à la pluie de bestioles rouges qui changeait en sang l’eau de ma fontaine. Mais aucun n’était aussi dégoûtant que ces harpies qui brûlèrent de leurs excréments les feuilles de mon beau sycomore.

— Les harpies, fit observer Lactance, sont des monstres femelles au corps d’oiseau. Elles ont d’une femme la tête et la poitrine. Leur indiscrétion, leur impudence et leur obscénité procèdent de leur nature féminine, ainsi que l’a démontré le poète Virgile en son Énéide. Elles participent de la malédiction d’Ève.

— Ne parlons plus de la malédiction d’Ève, dit le Seigneur. La seconde

Ève a racheté la première.

Paul Orose, auteur d’une histoire universelle que Bossuet devait plus tard imiter, se leva et supplia le Seigneur:

— Seigneur, entendez ma prière et celle d’Antoine. Ne fabriquez plus de monstres à la façon des centaures, des sirènes et des faunes, chers aux Grecs assembleurs de fables. Vous n’en aurez aucune satisfaction. Ces sortes de monstres ont des inclinations païennes et leur double nature ne les dispose pas à la pureté des moeurs.

Le suave Lactance répliqua en ces termes:

— Celui qui vient de parler est assurément le meilleur historien qui soit dans le Paradis, puisqu’Hérodote, Thucydide, Polybe Tite-Live, Velleius Paterculus, Cornélius Népos, Suétone, Manéthon, Diodore de Sicile, Dion Cassius, Lampride, sont privés de la vue de Dieu et que Tacite souffre en enfer les tourments dus aux blasphémateurs. Mais il s’en faut que Paul Orose connaisse aussi bien les cieux que la terre. Car il ne songe point que les anges, qui procèdent de l’homme et de l’oiseau, sont la pureté même.

— Nous nous égarons, dit l’Éternel. Que viennent faire ici ces centaures, ces harpies et ces anges? Il s’agit de pingouins.

— Vous l’avez dit, Seigneur; il s’agit de pingouins, déclara le doyen des cinquante docteurs confondus en leur vie mortelle par la vierge d’Alexandrie, et j’ose exprimer cet avis que, pour faire cesser le scandale dont les cieux s’émeuvent, il faut, comme le propose sainte Catherine qui nous a confondus, donner aux pingouins du vieillard Maël la moitié d’un corps humain, avec une âme éternelle, proportionnée à cette moitié.

Sur cette parole, il s’éleva dans l’assemblée un grand bruit de conversations particulières et de disputes doctorales. Les pères grecs contestaient avec les latins véhémentement sur la substance, la nature et les dimensions de l’âme qu’il convenait de donner aux pingouins.

— Confesseurs et pontifes, s’écria le Seigneur, n’imitez point les conclaves et les synodes de la terre. Et ne portez point dans l’Église triomphante ces violences qui troublent l’Église militante. Car, il n’est que trop vrai: dans tous les conciles, tenus sous l’inspiration de mon Esprit, en Europe, en Asie, en Afrique, les pères ont arraché la barbe et les yeux aux pères. Toutefois ils furent infaillibles, car j’étais avec eux.

L’ordre étant rétabli, le vieillard Hermas se leva et prononça ces lentes paroles:

— Je vous louerai, Seigneur, de ce que vous fîtes naître Saphira, ma mère, parmi votre peuple, aux jours où la rosée du ciel rafraîchissait la terre en travail de son Sauveur. Et je vous louerai, Seigneur, de m’avoir donné de voir de mes yeux mortels les apôtres de votre divin fils. Et je parlerai dans cette illustre assemblée parce que vous avez voulu que la vérité sortît de la bouche des humbles, et je dirai: Changez ces pingouins en hommes. C’est la seule détermination convenable à votre justice et à votre miséricorde.

Plusieurs docteurs demandaient la parole; d’autres la prenaient. Personne n’écoutait et tous les confesseurs agitaient tumultueusement leurs palmes et leurs couronnes.

Le Seigneur, d’un geste de sa droite, apaisa les querelles de ses élus:

— N’en délibérons plus, dit-il. L’avis ouvert par le doux vieillard Hermas est le seul conforme à mes desseins éternels. Ces oiseaux seront changés en hommes. Je prévois à cela plusieurs inconvénients. Beaucoup entre ces hommes se donneront des torts qu’ils n’auraient pas eus comme pingouins. Certes, leur sort, par l’effet de ce changement, sera bien moins enviable qu’il n’eût été sans ce baptême et cette incorporation à la famille d’Abraham. Mais il convient que ma prescience n’entreprenne pas sur leur libre arbitre. Afin de ne point porter atteinte à la liberté humaine, j’ignore ce que je sais, j’épaissis sur mes yeux les voiles que j’ai percés et, dans mon aveugle clairvoyance, je me laisse surprendre par ce que j’ai prévu.

Et aussitôt, appelant l’archange Raphaël:

— Va trouver, lui dit-il, le saint homme Maël; avertis-le de sa méprise et dis-lui que, armé de mon Nom, il change ces pingouins en hommes.

CHAPITRE VIII. MÉTAMORPHOSE DES PINGOUINS

L’archange, descendu dans l’île des Pingouins, trouva le saint homme endormi au creux d’un rocher, parmi ses nouveaux disciples. Il lui posa la main sur l’épaule et, l’ayant éveillé, dit d’une voix douce:

— Maël, ne crains point!

Et le saint homme, ébloui par une vive lumière, enivré d’une odeur délicieuse, reconnut l’ange du Seigneur et se prosterna le front contre terre.

Et l’ange dit encore:

— Maël, connais ton erreur: croyant baptiser des enfants d’Adam, tu as baptisé des oiseaux; et voici que par toi des pingouins sont entrés dans l’Église de Dieu.

À ces mots, le vieillard demeura stupide.

Et l’ange reprit:

— Lève-toi, Maël, arme-toi du Nom puissant du Seigneur et dis à ces oiseaux: «Soyez des hommes!»

Et le saint homme Maël, ayant pleuré et prié, s’arma du Nom puissant du

Seigneur et dit aux oiseaux:

— Soyez des hommes!

Aussitôt les pingouins se transformèrent. Leur front s’élargit et leur tête s’arrondit en dôme, comme Sainte-Marie Rotonde dans la ville de Rome. Leurs yeux ovales s’ouvrirent plus grands sur l’univers; un nez charnu habilla les deux fentes de leurs narines; leur bec se changea en bouche et de cette bouche sortit la parole; leur cou s’accourcit et grossit; leurs ailes devinrent des bras et leurs pattes des jambes; une âme inquiète habita leur poitrine.

Pourtant il leur restait quelques traces de leur première nature. Ils étaient enclins à regarder de côté; ils se balançaient sur leurs cuisses trop courtes; leur corps restait couvert d’un fin duvet.

Et Maël rendit grâces au Seigneur de ce qu’il avait incorporé ces pingouins à la famille d’Abraham.

Mais il s’affligea à la pensée que, bientôt, il quitterait cette île pour n’y plus revenir et que, loin de lui, peut-être, la foi des pingouins périrait, faute de soins, comme une plante trop jeune et trop tendre. Et il conçut l’idée de transporter leur île sur les côtes d’Armorique.

— J’ignore les desseins de la Sagesse éternelle, se dit-il. Mais si Dieu veut que l’île soit transportée, qui pourrait empêcher qu’elle le fût?

Et le saint homme du lin de son étole fila une corde très mince, d’une longueur de quarante pieds. Il noua un bout de cette corde autour d’une pointe de rocher qui perçait le sable de la grève et, tenant à la main l’autre bout de la corde, il entra dans l’auge de pierre.

L’auge glissa sur la mer, et remorqua l’île des Pingouins; après neuf jours de navigation elle aborda heureusement au rivage des Bretons, amenant l’île avec elle.

LIVRE II
LES TEMPS ANCIENS

CHAPITRE PREMIER
LES PREMIERS VOILES

Ce jour-là, saint Maël s’assit, au bord de l’océan, sur une pierre qu’il trouva brûlante. Il crut que le soleil l’avait chauffée, et il en rendit grâces au Créateur du monde, ne sachant pas que le Diable venait de s’y reposer.

L’apôtre attendait les moines d’Yvern, chargés d’amener une cargaison de tissus et de peaux, pour vêtir les habitants de l’île d’Alca.

Bientôt il vit débarquer un religieux nommé Magis, qui portait un coffre sur son dos. Ce religieux jouissait d’une grande réputation de sainteté.

Quand il se fut approché du vieillard, il posa le coffre à terre et dit, en s’essuyant le front du revers de sa manche:

— Eh bien, mon père, voulez-vous donc vêtir ces pingouins?

— Rien n’est plus nécessaire, mon fils, répondit le vieillard. Depuis qu’ils sont incorporés à la famille d’Abraham, ces pingouins participent de la malédiction d’Ève, et ils savent qu’ils sont nus, ce qu’ils ignoraient auparavant. Et il n’est que temps de les vêtir, car voici qu’ils perdent le duvet qui leur restait après leur métamorphose.

— Il est vrai, dit Magis, en promenant ses regards sur le rivage où l’on voyait les pingouins occupés à pêcher la crevette, à cueillir des moules, à chanter ou à dormir; ils sont nus. Mais ne croyez-vous pas, mon père, qu’il ne vaudrait pas mieux les laisser nus? Pourquoi les vêtir? Lors qu’ils porteront des habits et qu’ils seront soumis à la loi morale, ils en prendront un immense orgueil, une basse hypocrisie et une cruauté superflue.

— Se peut-il, mon fils, soupira le vieillard, que vous conceviez si mal les effets de la loi morale à laquelle les gentils eux-mêmes se soumettent?

— La loi morale, répliqua Magis, oblige les hommes qui sont des bêtes à vivre autrement que des bêtes, ce qui les contrarie sans doute; mais aussi les flatte et les rassure; et, comme ils sont orgueilleux, poltrons et avides de joie, ils se soumettent volontiers à des contraintes dont ils tirent vanité et sur lesquelles ils fondent et leur sécurité présente et l’espoir de leur félicité future. Tel est le principe de toute morale…. Mais ne nous égarons point. Mes compagnons déchargent en cette île leur cargaison de tissus et de peaux. Songez-y, mon père, tandis qu’il en est temps encore! C’est une chose d’une grande conséquence que d’habiller les pingouins. À présent, quand un pingouin désire une pingouine, il sait précisément ce qu’il désire, et ses convoitises sont bornées par une connaissance exacte de l’objet convoité. En ce moment, sur la plage, deux ou trois couples de pingouins font l’amour au soleil. Voyez avec quelle simplicité! Personne n’y prend garde et ceux qui le font n’en semblent pas eux-mêmes excessivement occupés. Mais quand les pingouines seront voilées, le pingouin ne se rendra pas un compte aussi juste de ce qui l’attire vers elles. Ses désirs indéterminés se répandront en toutes sortes de rêves et d’illusions; enfin, mon père, il connaîtra l’amour et ses folles douleurs. Et, pendant ce temps, les pingouines, baissant les yeux et pinçant les lèvres, vous prendront des airs de garder sous leurs voiles un trésor!… Quelle pitié!

«Le mal sera tolérable tant que ces peuples resteront rudes et pauvres; mais attendez seulement un millier d’années et vous verrez de quelles armes redoutables vous aurez ceint, mon père, les filles d’Alca. Si vous le permettez, je puis vous en donner une idée par avance. J’ai quelques nippes dans cette caisse. Prenons au hasard une de ces pingouines dont les pingouins font si peu de cas, et habillons-la le moins mal que nous pourrons.

«En voici précisément une qui vient de notre côté. Elle n’est ni plus belle ni plus laide que les autres; elle est jeune. Personne ne la regarde. Elle chemine indolemment sur la falaise, un doigt dans le nez et se grattant le dos jusqu’au jarret. Il ne vous échappe pas, mon père, qu’elle a les épaules étroites, les seins lourds, le ventre gros et jaune, les jambes courtes. Ses genoux, qui tirent sur le rouge, grimacent à tous les pas qu’elle fait, et il semble qu’elle ait à chaque articulation des jambes une petite tête de singe. Ses pieds, épanouis et veineux, s’attachent au rocher par quatre doigts crochus, tandis que les gros orteils se dressent sur le chemin comme les têtes de deux serpents pleins de prudence. Elle se livre à la marche; tous ses muscles sont intéressés à ce travail, et, de ce que nous les voyons fonctionner à découvert, nous prenons d’elle l’idée d’une machine à marcher, plutôt que d’une machine à faire l’amour, bien qu’elle soit visiblement l’une et l’autre et contienne en elle plusieurs mécanismes encore. Eh bien, vénérable apôtre, vous allez voir ce que je vais vous en faire.

À ces mots, le moine Magis atteint en trois bonds la femme pingouine, la soulève, l’emporte repliée sous son bras, la chevelure traînante, et la jette épouvantée aux pieds du saint homme Maël.

Et tandis qu’elle pleure et le supplie de ne lui point faire de mal, il tire de son coffre une paire de sandales et lui ordonne de les chausser.

— Serrés dans les cordons de laine, ses pieds, fit-il observer au vieillard, en paraîtront plus petits. Les semelles, hautes de deux doigts, allongeront élégamment ses jambes et le faix qu’elles portent en sera magnifié.

Tout en nouant ses chaussures, la pingouine jeta sur le coffre ouvert un regard curieux, et, voyant qu’il était plein de joyaux et de parures, elle sourit dans ses larmes.

Le moine lui tordit les cheveux sur la nuque et les couronna d’un chapeau de fleurs. Il lui entoura les poignets de cercles d’or et, l’ayant fait mettre debout, il lui passa sous les seins et sur le ventre un large bandeau de lin, alléguant que la poitrine en concevrait une fierté nouvelle et que les flancs en seraient évidés pour la gloire des hanches.

Au moyen des épingles qu’il tirait une à une de sa bouche, il ajustait ce bandeau.

— Vous pouvez serrer encore, fit la pingouine.

Quand il eut, avec beaucoup d’étude et de soins, contenu de la sorte les parties molles du buste, il revêtit tout le corps d’une tunique rose, qui en suivait mollement les lignes.

— Tombe-t-elle bien? demanda la pingouine.

Et, la taille fléchie, la tête de côté, le menton sur l’épaule, elle observait d’un regard attentif la façon de sa toilette.

Magis lui ayant demandé si elle ne croyait pas que la robe fût un peu longue, elle répondit avec assurance que non, qu’elle la relèverait.

Aussitôt, tirant de la main gauche sa jupe par derrière, elle la serra obliquement au-dessus des jarrets, prenant soin de découvrir à peine les talons. Puis elle s’éloigna à pas menus en balançant les hanches.

Elle ne tournait pas la tête; mais en passant près d’un ruisseau, elle s’y mira du coin de l’oeil.

Un pingouin, qui la rencontra d’aventure, s’arrêta surpris, et rebroussant chemin, se mit à la suivre. Comme elle longeait le rivage, des pingouins qui revenaient de la pêche s’approchèrent d’elle et, l’ayant contemplée, marchèrent sur sa trace. Ceux qui étaient couchés sur le sable se levèrent et se joignirent aux autres.

Sans interruption, à son approche, dévalaient des sentiers de la montagne, sortaient des fentes des rochers, émergeaient du fond des eaux, de nouveaux pingouins qui grossissaient le cortège. Et tous, hommes mûrs aux robustes épaules, à la poitrine velue, souples adolescents, vieillards secouant les plis nombreux de leur chair rose aux soies blanches, ou trainant leurs jambes plus maigres et plus seches que le bâton de genévrier qui leur en faisait une troisième, se pressaient, haletants, et ils exhalaient une âcre odeur et des souffles rauques. Cependant, elle allait tranquille et semblait ne rien voir.

— Mon père, s’écria Magis, admirez comme ils cheminent tous le nez dardé sur le centre sphérique de cette jeune demoiselle, maintenant que ce centre est voilé de rose. La sphère inspire les méditations des géomètres par le nombre de ses propriétes; quand elle procède de la nature physique et vivante, elle en acquiert des qualités nouvelles. Et pour que l’intérêt de cette figure fut pleinement révélé aux pingouins, il fallut que, cessant de la voir distinctement par leurs yeux, ils fussent amenés à se la représenter en esprit. Moi-même, je me sens à cette heure irrésistiblement entraîné vers cette pingouine. Est-ce parce que sa jupe lui a rendu le cul essentiel, et que, le simplifiant avec magnificence, elle le revêt d’un caractère synthétique et général et n’en laisse paraître que l’idée pure, le principe divin, je ne saurais le dire; mais il me semble que, si je l’embrassais, je tiendrais dans mes mains le firmament des voluptés humaines. Il est certain que la pudeur communique aux femmes un attrait invincible. Mon trouble est tel que j’essayerais en vain de le cacher.

Il dit, et troussant sa robe horriblement, il s’élance sur la queue des pingouins, les presse, les culbute, les surmonte, les foule aux pieds, les écrase, atteint la fille d’Alca, la saisit à pleines mains par l’orbe rose qu’un peuple entier crible de regards et de désirs et qui soudain disparaît, aux bras du moine, dans une grotte marine.

Alors les pingouins crurent que le soleil venait de s’éteindre. Et le saint homme Maël connut que le Diable avait pris les traits du moine Magis pour donner des voiles à la fille d’Alca. Il était troublé dans sa chair et son âme était triste. En regagnant à pas lents son ermitage, il vit de petites pingouines de six à sept ans, la poitrine plate et les cuisses creuses, qui s’étaient fait des ceintures d’algues et de goémons et parcouraient la plage en regardant si les hommes ne les suivaient pas.

CHAPITRE II. LES PREMIERS VOILES (SUITE ET FIN)

Le saint homme Maël ressentait une profonde affliction de ce que les premiers voiles mis à une fille d’Alca eussent trahi la pudeur pingouine, loin de la servir. Il n’en persista pas moins dans son dessein de donner des vêtements aux habitants de l’île miraculeuse. Les ayant convoqués sur le rivage, il leur distribua les habits que les religieux d’Yvern avaient apportés. Les pingouins reçurent des tuniques courtes et des braies, les pingouines des robes longues. Mais il s’en fallut de beaucoup que ces robes fissent l’effet que la première avait produit. Elles n’étaient pas aussi belles, la façon en était rude et sans art, et l’on n’y faisait plus attention puisque toutes les femmes en portaient. Comme elles préparaient les repas et travaillaient aux champs, elles n’eurent bientôt plus que des corsages crasseux et des cotillons sordides. Les pingouins accablaient de travail leurs malheureuses compagnes qui ressemblaient à des bêtes de somme. Ils ignoraient les troubles du coeur et le désordre des passions. Leurs moeurs étaient innocentes. L’inceste, très fréquent, y revêtait une simplicité rustique, et si l’ivresse portait un jeune garçon à violer son aïeule, le lendemain, il n’y songeait plus.

CHAPITRE III. LE BORNAGE DES CHAMPS ET L’ORIGINE DE LA PROPRIÉTÉ

L«île ne gardait point son âpre aspect d’autrefois, lorsque, au milieu des glaces flottantes elle abritait dans un amphithéâtre de rochers un peuple d’oiseaux. Son pic neigeux s’était affaissé et il n’en subsistait plus qu’une colline, du haut de laquelle on découvrait les rivages d’Armorique, couverts d’une brume éternelle, et l’océan semé de sombres écueils, semblables à des monstres à demi soulevés sur l’abîme.

Ses côtes étaient maintenant très étendues et profondément découpées, et sa figure rappelait la feuille de mûrier. Elle se couvrit soudain d’une herbe salée, agréable aux troupeaux, de saules, de figuiers antiques et de chênes augustes. Le fait est attesté par Bede le Vénérable et plusieurs autres auteurs dignes de foi.

Au nord, le rivage formait une baie profonde, qui devint par la suite un des plus illustres ports de l’univers. À l’est, au long d’une côte rocheuse battue par une mer écumante, s’étendait une lande déserte et parfumée. C'était le rivage des Ombres, où les habitants de l’île ne s’aventuraient jamais, par crainte des serpents nichés dans le creux des roches et de peur d’y rencontrer les âmes des morts, semblables à des flammes livides. Au sud, des vergers et des bois bordaient la baie tiède des Plongeons. Sur ce rivage fortuné le vieillard Maël construisit une église et un moustier de bois. À l’ouest, deux ruisseaux, le Clange et la Surelle, arrosaient les vallées fertiles des Dalles et des Dombes.

Or, un matin d’automne, le bienheureux Maël, qui se promenait dans la vallée du Clange en compagnie d’un religieux d’Yvern, nommé Bulloch, vit passer par les chemins des troupes d’hommes farouches, chargés de pierres. En même temps, il entendit de toutes parts des cris et des plaintes monter de la vallée vers le ciel tranquille.

Et il dit à Bulloch:

— J’observe avec tristesse, mon fils, que les habitants de cette île, depuis qu’ils sont devenus des hommes, agissent avec moins de sagesse qu’auparavant. Lorsqu’ils étaient oiseaux, ils ne se querellaient que dans la saison des amours. Et maintenant ils se disputent en tous les temps; ils se cherchent noise été comme hiver. Combien ils sont déchus de cette majesté paisible qui, répandue sur l’assemblée des pingouins, la rendait semblable au sénat d’une sage république!

«Regarde, mon fils Bulloch, du côté de la Surelle. Il se trouve précisément dans la fraîche vallée une douzaine d’hommes pingouins, occupés à s’assommer les uns les autres avec des bêches et des pioches dont il vaudrait mieux qu’ils travaillassent la terre. Cependant, plus cruelles que les hommes, les femmes déchirent de leurs ongles le visage de leurs ennemis. Hélas! mon fils Bulloch, pourquoi se massacrent-ils ainsi?

— Par esprit d’association, mon père, et prévision de l’avenir, répondit Bulloch. Car l’homme est par essence prévoyant et sociable. Tel est son caractère. Il ne peut se concevoir sans une certaine appropriation des choses. Ces pingouins que vous voyez, ô maître, s’approprient des terres.

— Ne pourraient-ils se les approprier avec moins de violence? demanda le vieillard. Tout en combattant, ils échangent des invectives et des menaces. Je ne distingue pas leurs paroles. Elles sont irritées, à en juger par le ton.

— Ils s’accusent réciproquement de vol et d’usurpation, répondit

Bulloch. Tel est le sens général de leurs discours.

À ce moment, le saint homme Maël, joignant les mains, poussa un grand soupir:

— Ne voyez-vous pas, mon fils, s’écria-t-il, ce furieux qui coupe avec ses dents le nez de son adversaire terrassé, et cet autre qui broie la tête d’une femme sous une pierre énorme?

— Je les vois, répondit Bulloch. Ils créent le droit; ils fondent la propriété; ils établissent les principes de la civilisation, les bases des sociétés et les assises de l’Etat.

— Comment cela? demanda le vieillard Maël.

— En bornant leurs champs. C’est l’origine de toute police. Vos pingouins, ô maître, accomplissent la plus auguste des fonctions. Leur oeuvre sera consacrée à travers les siècles par les légistes, protégée et confirmée par les magistrats.

Tandis que le moine Bulloch prononçait ces paroles, un grand pingouin à la peau blanche, au poil roux, descendait dans la vallée, un tronc d’arbre sur l’épaule. S’approchant d’un petit pingouin, tout brûlé du soleil, qui arrosait ses laitues, il lui cria:

— Ton champ est à moi!

Et, ayant prononcé cette parole puissante, il abattit sa massue sur la tête du petit pingouin, qui tomba mort sur la terre cultivée par ses mains.

À ce spectacle, le saint homme Maël frémit de tout son corps et versa des larmes abondantes.

Et d’une voix étouffée par l’horreur et la crainte, il adressa au ciel cette prière:

— Mon Dieu, mon Seigneur, ô toi qui reçus les sacrifices du jeune Abel, toi qui maudis Caïn, venge, Seigneur, cet innocent pingouin, immolé sur son champ, et fais sentir au meurtrier le poids de ton bras. Est-il crime plus odieux, est-il plus grave offense à ta justice, ô Seigneur, que ce meurtre et ce vol?

— Prenez garde, mon père, dit Bulloch avec douceur, que ce que vous appelez le meurtre et le vol est en effet la guerre et la conquête, fondements sacrés des empires et sources de toutes les vertus et de toutes les grandeurs humaines. Considérez surtout qu’en blâmant le grand pingouin, vous attaquez la propriété dans son origine et son principe. Je n’aurai pas de peine à vous le démontrer. Cultiver la terre est une chose, posséder la terre en est une autre. Et ces deux choses ne doivent pas être confondues. En matière de propriété, le droit du premier occupant est incertain et mal assis. Le droit de conquête, au contraire, repose sur des fondements solides. Il est le seul respectable parce qu’il est le seul qui se fasse respecter. La propriété a pour unique et glorieuse origine la force. Elle naît et se conserve par la force. En cela elle est auguste et ne cède qu’à une force plus grande. C’est pourquoi il est juste de dire que quiconque possède est noble. Et ce grand homme roux, en assommant un laboureur pour lui prendre son champ, vient de fonder à l’instant une très noble maison sur cette terre. Je veux l’en féliciter.

Ayant ainsi parlé, Bulloch s’approcha du grand pingouin qui, debout au bord du sillon ensanglanté, s’appuyait sur sa massue.

Et s’étant incliné jusqu’à terre:

— Seigneur Greatauk, prince très redouté, lui dit-il, je viens vous rendre hommage, comme au fondateur d’une puissance légitime et d’une richesse héréditaire. Enfoui dans votre champ, le crâne du vil pingouin que vous avez abattu attestera à jamais les droits sacrés de votre postérité sur cette terre anoblie par vous. Heureux vos fils et les fils de vos fils! Ils seront Greatauk ducs du Skull, et ils domineront sur l’île d’Alca.

Puis, élevant la voix, et se tournant vers le saint vieillard Maël:

— Mon père, bénissez Greatauk. Car toute puissance vient de Dieu.

Maël restait immobile et muet, les yeux levés vers le ciel: il éprouvait une incertitude douloureuse à juger la doctrine du moine Bulloch. C’est pourtant cette doctrine qui devait prévaloir aux époques de haute civilisation. Bulloch peut être considéré comme le créateur du droit civil en Pingouinie.

CHAPITRE IV. LA PREMIÈRE ASSEMBLÉE DES ÉTATS DE PINGOUINIE

— Mon fils Bulloch, dit le vieillard Maël, nous devons faire le dénombrement des Pingouins et inscrire le nom de chacun d’eux dans un livre.

— Rien n’est plus urgent, répondit Bulloch; il ne peut y avoir de bonne police sans cela.

Aussitôt l’apôtre, avec le concours de douze religieux, fit procéder au recensement du peuple.

Et le vieillard Maël dit ensuite:

— Maintenant que nous tenons registre de tous les habitants, il convient, mon fils Bulloch, de lever un impôt équitable, afin de subvenir aux dépenses publiques et à l’entretien de l’abbaye. Chacun doit contribuer selon ses moyens. C’est pourquoi, mon fils, convoquez les Anciens d’Alca, et d’accord avec eux nous établirons l’impôt.

Les Anciens, ayant été convoqués, se réunirent, au nombre de trente, dans la cour du moustier de bois, sous le grand sycomore. Ce furent les premiers États de Pingouinie. Ils étaient formés aux trois quarts des gros paysans de la Surelle et du Clange. Greatauk, comme le plus noble des Pingouins, s’assit sur la plus haute pierre.

Le vénérable Maël prit place au milieu de ses religieux et prononça ces paroles:

— Enfants, le Seigneur donne, quand il lui plaît, les richesses aux hommes et les leur retire. Or, je vous ai rassemblés pour lever sur le peuple des contributions afin de subvenir aux dépenses publiques et à l’entretien des religieux. J’estime que ces contributions doivent être en proportion de la richesse de chacun. Donc celui qui a cent boeufs en donnera dix; celui qui en a dix en donnera un.

Quand le saint homme eut parlé, Morio, laboureur à Anis-sur-Clange, un des plus riches hommes parmi les Pingouins, se leva et dit:

— O Maël, ô mon père, j’estime qu’il est juste que chacun contribue aux dépenses publiques et aux frais de l’Église. Pour ce qui est de moi, je suis prêt à me dépouiller de tout ce que je possède dans l’intérêt de mes frères pingouins et, s’il le fallait, je donnerais de grand coeur jusqu’à ma chemise. Tous les anciens du peuple sont disposés, comme moi, à faire le sacrifice de leurs biens; et l’on ne saurait douter de leur dévouement absolu au pays et à la religion. Il faut donc considérer uniquement l’intérêt public et faire ce qu’il commande. Or ce qu’il commande, ô mon père, ce qu’il exige, c’est de ne pas beaucoup demander à ceux qui possèdent beaucoup; car alors les riches seraient moins riches et les pauvres plus pauvres. Les pauvres vivent du bien des riches; c’est pourquoi ce bien est sacré. N’y touchez pas: ce serait méchanceté gratuite. À prendre aux riches, vous ne retireriez pas grand profit, car ils ne sont guère nombreux; et vous vous priveriez, au contraire, de toutes ressources, en plongeant le pays dans la misère. Tandis que, si vous demandez un peu d’aide à chaque habitant, sans égard à son bien, vous recueillerez assez pour les besoins publics, et vous n’aurez pas à vous enquérir de ce que possèdent les citoyens, qui regarderaient toute recherche de cette nature comme une odieuse vexation. En chargeant tout le monde également et légèrement, vous épargnerez les pauvres, puisque vous leur laisserez le bien des riches. Et comment serait-il possible de proportionner l’impôt à la richesse? Hier j’avais deux cents boeufs; aujourd’hui j’en ai soixante, demain j’en aurais cent. Clunic a trois vaches, mais elles sont maigres; Nicclu n’en a que deux, mais elles sont grasses. De Clunic ou de Nicclu quel est le plus riche? Les signes de l’opulence sont trompeurs. Ce qui est certain, c’est que tout le monde boit et mange. Imposez les gens d’après ce qu’ils consomment. Ce sera la sagesse et ce sera la justice.

Ainsi parla Morio, aux applaudissements des Anciens.

— Je demande qu’on grave ce discours sur des tables d’airain, s’écria le moine Bulloch. Il est dicté pour l’avenir; dans quinze cents ans, les meilleurs entre les Pingouins ne parleront pas autrement.

Les Anciens applaudissaient encore, lorsque Greatauk, la main sur le pommeau de l’épée, fit cette brève déclaration:

— Étant noble, je ne contribuerai pas; car contribuer est ignoble. C’est à la canaille à payer.

Sur cet avis, les Anciens se séparèrent en silence.

Ainsi qu’à Rome, il fut procédé au cens tous les cinq ans; et l’on s’aperçut, par ce moyen, que la population s’accroissait rapidement. Bien que les enfants y mourussent en merveilleuse abondance et que les famines et les pestes vinssent avec une parfaite régularité dépeupler des villages entiers, de nouveaux Pingouins, toujours plus nombreux, contribuaient par leur misère privée à la prospérité publique.

CHAPITRE V. LES NOCES DE KRAKEN ET D’ORBEROSE

En ce temps-là, vivait dans l’île d’Alca un homme pingouin dont le bras était robuste et l’esprit subtil. Il se nommait Kraken et avait sa demeure sur le rivage des Ombres, où les habitants de l’île ne s’aventuraient jamais, par crainte des serpents nichés au creux des roches et de peur d’y rencontrer les âmes des Pingouins morts sans baptême qui, semblables à des flammes livides et traînant de longs gemissements, erraient, la nuit, sur le rivage désolé. Car on croyait communément, mais sans preuves, que, parmi les Pingouins changés en hommes à la prière du bienheureux Maël, plusieurs n’avaient pas reçu le baptême et revenaient après leur mort pleurer dans la tempête. Kraken habitait sur la côte sauvage une caverne inaccessible. On n’y pénétrait que par un souterrain naturel de cent pieds de long dont un bois épais cachait l’entrée.

Or un soir que Kraken cheminait à travers la campagne déserte, il rencontra, par hasard, une jeune pingouine, pleine de grâce. C'était celle-là même que, naguère, le moine Magis avait habillée de sa main, et qui la première avait porté des voiles pudiques. En souvenir du jour où la foule émerveillée des Pingouins l’avait vue fuir glorieusement dans sa robe couleur d’aurore, cette vierge avait reçu le nom d’Orberose [Note: «Orbe, poétique, globe en parlant des corps célestes. Par extension toute espèce de corps globuleux.» (Littré.)]

À la vue de Kraken, elle poussa un cri d’épouvante et s’élança pour lui échapper. Mais le héros la saisit par les voiles qui flottaient derrière elle et lui adressa ces paroles:

— Vierge, dis-moi ton nom, ta famille, ton pays.

Cependant Orberose regardait Kraken avec épouvante.

— Est-ce vous que je vois, seigneur, lui demanda-t-elle en tremblant, ou n’est-ce pas plutôt votre âme indignée?

Elle parlait ainsi parce que les habitants d’Alca, n’ayant plus de nouvelles de Kraken depuis qu’il habitait le rivage des Ombres, le croyaient mort et descendu parmi les démons de la nuit.

— Cesse de craindre, fille d’Alca, répondit Kraken. Car celui qui te parle n’est pas une âme errante, mais un homme plein de force et de puissance. Je posséderai bientôt de grandes richesses.

Et la jeune Orberose demanda:

— Comment penses-tu acquérir de grandes richesses, ô Kraken, étant fils des Pingouins?

— Par mon intelligence, répondit Kraken.

— Je sais, fit Orberose, que du temps que tu habitais parmi nous, tu étais renommé pour ton adresse à la chasse et à la pêche. Personne ne t’égalait dans l’art de prendre le poisson dans un filet ou de percer de flèches les oiseaux rapides.

— Ce n’était là qu’une industrie vulgaire et laborieuse, ô jeune fille. J’ai trouvé le moyen de me procurer sans fatigue de grands biens. Mais, dis-moi qui tu es.

— Je me nomme Orberose, répondit la jeune fille.

— Comment te trouvais-tu si loin de ta demeure, dans la nuit?

— Kraken, ce ne fut pas sans la volonté du Ciel.

— Que veux-tu dire, Orberose?

— Que le ciel, ô Kraken, me mit sur ton chemin, j’ignore pour quelle raison.

Kraken la contempla longtemps dans un sombre silence.

Puis il lui dit avec douceur:

— Orberose, viens dans ma maison, c’est celle du plus ingénieux et du plus brave entre les fils des Pingouins. Si tu consens à me suivre, je ferai de toi ma compagne.

Alors, baissant les yeux, elle murmura:

— Je vous suivrai, seigneur.

C’est ainsi que la belle Orberose devint la compagne du héros Kraken. Cet hymen ne fut point célébré par des chants et des flambeaux, parce que Kraken ne consentait point à se montrer au peuple des Pingouins; mais, caché dans sa caverne, il formait de grands desseins.

CHAPITRE VI. LE DRAGON D’ALCA

«Nous allâmes ensuite visiter le cabinet d’histoire naturelle…. L’administrateur nous montra une espèce de paquet empaillé qu’il nous dit renfermer le squelette d’un dragon: preuve, ajouta-t-il, que le dragon n’est pas un animal fabuleux.» (Mémoires de Jacques Casanova. Paris, 1843, t. IV, pp. 404, 405.)

Cependant les habitants d’Alca exerçaient les travaux de la paix. Ceux de la côte septentrionale allaient dans des barques pêcher les poissons et les coquillages. Les laboureurs des Dombes cultivaient l’avoine, le seigle et le froment. Les riches Pingouins de la vallée des Dalles élevaient des animaux domestiques et ceux de la baie des Plongeons cultivaient leurs vergers. Des marchands de Port-Alca faisaient avec l’Armorique le commerce des poissons salés. Et l’or des deux Bretagnes, qui commençait à s’introduire dans l’île, y facilitait les échanges. Le peuple pingouin jouissait dans une tranquillité profonde du fruit de son travail quand, tout à coup, une rumeur sinistre courut de village en village. On apprit partout à la fois qu’un dragon affreux avait ravagé deux fermes dans la baie des Plongeons.

Peu de jours auparavant la vierge Orberose avait disparu. On ne s’était pas inquiété tout de suite de son absence parce qu’elle avait été enlevée plusieurs fois par des hommes violents et pleins d’amour. Et les sages ne s’en étonnaient pas, considérant que cette vierge était la plus belle des Pingouines. On remarquait même qu’elle allait parfois au devant de ses ravisseurs, car nul ne peut échapper à sa destinée. Mais cette fois, ne la voyant point revenir, on craignit que le dragon ne l’eût dévorée.

Aussi bien les habitants de la vallée des Dalles s’aperçurent bientôt que ce dragon n’était pas une fable contée par des femmes autour des fontaines. Car une nuit le monstre dévora dans le village d’Anis six poules, un mouton et un jeune enfant orphelin nommé le petit Elo. Des animaux et de l’enfant on ne retrouva rien le lendemain matin.

Aussitôt les Anciens du village s’assemblèrent sur la place publique et siégèrent sur le banc de pierre pour aviser à ce qu’il était expédient de faire en ces terribles circonstances.

Et, ayant appelé tous ceux des Pingouins qui avaient vu le dragon durant la nuit sinistre, ils leur demandèrent:

— N’avez-vous point observé sa forme et ses habitudes?

Et chacun répondit à son tour:

— Il a des griffes de lion, des ailes d’aigle et la queue d’un serpent.

— Son dos est hérissé de crêtes épineuses.

— Tout son corps est couvert d’écailles jaunissantes.

— Son regard fascine et foudroie. Il vomit des flammes.

— Il empeste l’air de son haleine.

— Il a une tête de dragon, des griffes de lion, une queue de poisson.

Et une femme d’Anis, qui passait pour saine d’esprit et de bon jugement et à qui le dragon avait pris trois poules, déposa comme il suit:

— Il est fait comme un homme. À preuve que j’ai cru que c’était mon homme et que je lui ai dit: «Viens donc te coucher, grosse bête.»

D’autres disaient:

— Il est fait comme un nuage.

— Il ressemble à une montagne.

Et un jeune enfant vint et dit:

— Le dragon, je l’ai vu qui ôtait sa tête dans la grange pour donner un baiser à ma soeur Minnie.

Et les Anciens demandèrent encore aux habitants:

— Comment le dragon est-il grand?

Et il leur fut répondu:

— Grand comme un boeuf.

— Comme les grands navires de commerce des Bretons.

— Il est de la taille d’un homme.

— Il est plus haut que le figuier sous lequel vous êtes assis.

— Il est gros comme un chien.

Interrogés enfin sur sa couleur, les habitants dirent:

— Rouge.

— Verte.

— Bleue.

— Jaune.

— Il a la tête d’un beau vert; les ailes sont orange vif, lavé de rose; les bords d’un gris d’argent; la croupe et la queue rayées de bandes brunes et roses, le ventre jaune vif, moucheté de noir.

— Sa couleur? Il n’a pas de couleur.

— Il est couleur de dragon.

Après avoir entendu ces témoignages, les Anciens demeurèrent incertains sur ce qu’il y avait à faire. Les uns proposaient d’épier le dragon, de le surprendre et de l’accabler d’une multitude de flèches. D’autres, considérant qu’il était vain de s’opposer par la force à un monstre si puissant, conseillaient de l’apaiser par des offrandes.

— Payons-lui le tribut, dit l’un d’eux qui passait pour sage. Nous pourrons nous le rendre propice en lui faisant des présents agréables, des fruits, du vin, des agneaux, une jeune vierge.

D’autres enfin étaient d’avis d’empoisonner les fontaines où il avait coutume de boire ou de l’enfumer dans sa caverne.

Mais aucun de ces avis ne prévalut. On disputa longuement et les Anciens se séparèrent sans avoir pris aucune résolution.

CHAPITRE VII. LE DRAGON D’ALCA (SUITE)

Durant tout le mois dédié par les Romains à leur faux dieu Mars ou Mavors, le dragon ravagea les fermes des Dalles et des Dombes, enleva cinquante moutons, douze porcs et trois jeunes garçons. Toutes les familles étaient en deuil et l’île se remplissait de lamentations. Pour conjurer le fléau, les Anciens des malheureux villages qu’arrosent le Clange et la Surelle résolurent de se réunir et d’aller ensemble demander secours au bienheureux Maël.

Le cinquième jour du mois dont le nom, chez les Latins, signifie ouverture, parce qu’il ouvre l’année, ils se rendirent en procession au moustier de bois qui s’élevait sur la côte méridionale de l’île. Introduits dans le cloître, ils firent entendre des sanglots et des gémissements. Ému de leurs plaintes, le vieillard Maël, quittant la salle où il se livrait à l’étude de l’astronomie et à la méditation des Écritures, descendit vers eux, appuyé sur son bâton pastoral. À sa venue les Anciens prosternés tendirent des rameaux verts. Et plusieurs d’entre eux brûlèrent des herbes aromatiques.

Et le saint homme, s’étant assis près de la fontaine claustrale, sous un figuier antique, prononça ces paroles:

— O mes fils, postérité des Pingouins, pourquoi pleurez-vous et gémissez-vous? Pourquoi tendez-vous vers moi ces rameaux suppliants? Pourquoi faites-vous monter vers le ciel la fumée des aromates? Attendez-vous que je détourne de vos têtes quelque calamité? Pourquoi m’implorez-vous? Je suis prêt à donner ma vie pour vous. Dites seulement ce que vous espérez de votre père.

À ces questions le premier des Anciens répondit:

— Père des enfants d’Alca, ô Maël, je parlerai pour tous. Un dragon très horrible ravage nos champs, dépeuple nos étables et ravit dans son antre la fleur de notre jeunesse. Il a dévoré l’enfant Elo et sept jeunes garçons; il a broyé entre ses dents affamées la vierge Orberose, la plus belle des Pingouines. Il n’est point de village où il ne souffle son haleine empoisonnée et qu’il ne remplisse de désolation.

«En proie à ce fléau redoutable, nous venons, ô Maël, te prier, comme le plus sage, d’aviser au salut des habitants de cette île, de peur que la race antique des Pingouins ne s’éteigne.

— O le premier des Anciens d’Alca, répliqua Maël, ton discours me plonge dans une profonde affliction, et je gémis à la pensée que cette île est en proie aux fureurs d’un dragon épouvantable. Un tel fait n’est pas unique, et l’on trouve dans les livres plusieurs histoires de dragons très féroces. Ces monstres se rencontrent principalement dans les cavernes, aux bords des eaux et de préférence chez les peuples païens. Il se pourrait que plusieurs d’entre vous, bien qu’ayant reçu le saint baptême, et tout incorporés qu’ils sont à la famille d’Abraham, aient adoré des idoles, comme les anciens Romains, ou suspendu des images, des tablettes votives, des bandelettes de laine et des guirlandes de fleurs aux branches de quelque arbre sacré. Ou bien encore les Pingouines ont dansé autour d’une pierre magique et bu l’eau des fontaines habitées par les nymphes. S’il en était ainsi, je croirais que le Seigneur a envoyé ce dragon pour punir sur tous les crimes de quelques-uns et afin de vous induire, ô fils des Pingouins, à exterminer du milieu de vous le blasphème, la superstition et l’impiété. C’est pourquoi je vous indiquerai comme remède au grand mal dont vous souffrez de rechercher soigneusement l’idolâtrie dans vos demeures et de l’en extirper. J’estime qu’il sera efficace aussi de prier et de faire pénitence.

Ainsi parla le saint vieillard Maël. Et les Anciens du peuple pingouin, lui ayant baisé les pieds, retournèrent dans leurs villages avec une meilleure espérance.

CHAPITRE VIII. LE DRAGON D’ALCA (SUITE)

Suivant les conseils du saint homme Maël, les habitants d’Alca s’efforcèrent d’extirper les superstitions qui avaient germé parmi eux. Ils veillèrent à ce que les filles n’allassent plus danser autour de l’arbre des fées, en prononçant des incantations. Ils défendirent sévèrement aux jeunes mères de frotter leurs nourrissons pour les rendre forts, aux pierres dressées dans les campagnes. Un vieillard des Dombes, qui annonçait l’avenir en secouant des grains d’orge sur un tamis, fut jeté dans un puits.

Cependant, le monstre continuait à ravager chaque nuit les basses-cours et les étables. Les paysans épouvantés se barricadaient dans leurs maisons. Une femme enceinte qui, par une lucarne, vit au clair de lune l’ombre du dragon sur le chemin bleu, en fut si épouvantée qu’elle accoucha incontinent avant terme.

En ces jours d’épreuve, le saint homme Maël méditait sans cesse sur la nature des dragons et sur les moyens de les combattre. Après six mois d’études et de prières, il lui parut bien avoir trouvé ce qu’il cherchait. Un soir, comme il se promenait sur le rivage de la mer, en compagnie d’un jeune religieux nommé Samuel, il lui exprima sa pensée en ces termes:

— J’ai longuement étudié l’histoire et les moeurs des dragons, non pour satisfaire une vaine curiosité, mais afin d’y découvrir des exemples à suivre dans les conjonctures présentes. Et telle est, mon fils Samuel, l’utilité de l’histoire.

«C’est un fait constant que les dragons sont d’une vigilance extrême. Ils ne dorment jamais. Aussi les voit-on souvent employés à garder des trésors. Un dragon gardait à Colchis la toison d’or que Jason conquit sur lui. Un dragon veillait sur les pommes d’or du jardin des Hespérides. Il fut tué par Hercule et transformé par Junon en une étoile du ciel. Le fait est rapporté dans des livres; s’il est véritable, il se produisit par magie, car les dieux des païens sont en réalité des diables. Un dragon défendait aux hommes rudes et ignorants de boire à la fontaine de Castalie. Il faut se rappeler aussi le dragon d’Andromède, qui fut tué par Persée.

«Mais quittons les fables des païens, où l’erreur est mêlée sans cesse à la vérité. Nous rencontrons des dragons dans les histoires du glorieux archange Michel, des saints Georges, Philippe, Jacques le Majeur, et Patrice, des saintes Marthe et Marguerite. Et c’est en de tels récits, dignes de toute créance, que nous devons chercher réconfort et conseil.

«L’histoire du dragon de Silène nous offre notamment de précieux exemples. Il faut que vous sachiez, mon fils, que, au bord d’un vaste étang, voisin de cette ville, habitait un dragon effroyable qui s’approchait parfois des murailles et empoisonnait de son haleine tous ceux qui séjournaient dans les faubourgs. Et, pour n’être point dévorés par le monstre, les habitants de Silène lui livraient chaque matin un des leurs. On tirait la victime au sort. Le sort, après cent autres, désigna la fille du roi.

«Or, saint Georges, qui était tribun militaire, passant par la ville de Silène, apprit que la fille du roi venait d’être conduite à l’animal féroce. Aussitôt, il remonta sur son cheval et, s’armant de sa lance, courut à la rencontre du dragon, qu’il atteignit au moment où le monstre allait dévorer la vierge royale. Et quand saint Georges eut terrassé le dragon, la fille du roi noua sa ceinture autour du cou de la bête, qui la suivit comme un chien qu’on mène en laisse.

«Cela nous est un exemple du pouvoir des vierges sur les dragons. L’histoire de sainte Marthe nous en fournit une preuve plus certaine encore. Connaissez-vous cette histoire, mon fils Samuel?

— Oui, mon père, répondit Samuel.

Et le bienheureux Maël poursuivit:

— Il y avait, dans une forêt, sur les bords du Rhône, entre Arles et Avignon, un dragon mi-quadrupède et mi-poisson, plus gros qu’un boeuf, avec des dents aiguës comme des cornes et de grandes ailes aux épaules. Il coulait les bateaux et dévorait les passagers. Or, sainte Marthe, à la prière du peuple, alla vers ce dragon, qu’elle trouva occupé à dévorer un homme; elle lui passa sa ceinture autour du cou et le conduisit facilement à la ville.

«Ces deux exemples m’induisent à penser qu’il convient de recourir au pouvoir de quelque vierge pour vaincre le dragon qui sème l’épouvante et la mort dans l’île d’Alca.

«C’est pourquoi, mon fils Samuel, ceins tes reins et va, je te prie, avec deux de tes compagnons, dans tous les villages de cette île, et publie partout qu’une vierge pourra seule délivrer l’île du monstre qui la dépeuple.

«Tu chanteras des cantiques et des psaumes, et tu diras:

« — O fils des pingouins, s’il est parmi vous une vierge tres pure, qu’elle se lève et que, armée du signe de la croix, elle aille combattre le dragon!

Ainsi parla le vieillard, et le jeune Samuel promit d’obéir. Dès le lendemain, il ceignit ses reins et partit avec deux de ses compagnons pour annoncer aux habitants d’Alca qu’une vierge était seule capable de délivrer les Pingouins des fureurs du dragon.

CHAPITRE IX. LE DRAGON D’ALCA (SUITE)

Orberose aimait son époux, mais elle n’aimait pas que lui. À l’heure ou Vénus s’allume dans le ciel pâle, tandis que Kraken allait répandant l’effroi sur les villages, elle visitait, en sa maison roulante, un jeune berger des Dalles, nommé Marcel, dont la forme gracieuse enveloppait une infatigable vigueur. La belle Orberose partageait avec délices la couche aromatique du pasteur. Mais, loin de se faire connaître à lui pour ce qu’elle etait, elle se donnait le nom de Brigide et se disait la fille d’un jardinier de la baie des Plongeons. Lorsque échappée à regret de ses bras, elle cheminait, à travers les prairies fumantes, vers le rivage des Ombres, si d’aventure elle rencontrait quelque paysan attardé, aussitôt elle déployait ses voiles comme de grandes ailes et s’ecriait:

— Passant, baisse les yeux, pour n’avoir point à dire: Hélas! hélas! malheur à moi, car j’ai vu l’ange du Seigneur.

Le villageois tremblant s’agenouillait le front contre terre. Et plusieurs disaient, dans l’île, que, la nuit, sur les chemins passaient des anges et qu’on mourait pour les avoir vus.

Kraken ignorait les amours d’Orberose et de Marcel, car il était un héros, et les héros ne pénètrent jamais les secrets de leurs femmes. Mais, tout en ignorant ces amours, Kraken en goûtait les précieux avantages. Il retrouvait chaque nuit sa compagne plus souriante et plus belle, respirant, exhalant la volupté et parfumant le lit conjugal d’une odeur délicieuse de fenouil et de verveine. Elle aimait Kraken d’un amour qui ne devenait jamais importun ni soucieux parce qu’elle ne l’apesantissait pas sur lui seul.

Et l’heureuse infidélité d’Orberose devait bientôt sauver le héros d’un grand péril et assurer à jamais sa fortune et sa gloire. Car ayant vu passer dans le crépuscule un bouvier de Belmont, qui piquait ses boeufs, elle se prit à l’aimer plus qu’elle n’avait jamais aimé le berger Marcel. Il était bossu, ses épaules lui montaient par-dessus les oreilles; son corps se balançait sur des jambes inégales; ses yeux torves roulaient des lueurs fauves sous des cheveux en broussailles. De son gosier sortait une voix rauque et des rires stridents; il sentait l’étable. Cependant il lui était beau. «Tel, comme dit Gnathon, a aimé une plante, tel autre un fleuve, tel autre une bête.»

Or, un jour que, dans un grenier du village, elle soupirait étendue et détendue entre les bras du bouvier, soudain des sons de trompe, des rumeurs, des bruits de pas, surprirent ses oreilles; elle regarda par la lucarne et vit les habitants assemblés sur la place du marché, autour d’un jeune religieux qui, monté sur une pierre, prononça d’une voix claire ces paroles:

— Habitants de Belmont, l’abbé Maël, notre père vénéré, vous mande par ma bouche que ni la force des bras ni la puissance des armes ne prévaudra contre le dragon; mais la bête sera surmontée par une vierge. Si donc il se trouve parmi vous une vierge très nette et tout à fait intacte, qu’elle se lève et qu’elle aille au devant du monstre; et quand elle l’aura rencontré, elle lui passera sa ceinture autour du col et le conduira aussi facilement que si c’était un petit chien.

Et le jeune religieux, ayant relevé sa cucule sur sa tête, s’en fut porter en d’autres villages le mandement du bienheureux Maël.

Il était déjà loin quand, accroupie dans la paille amoureuse, une main sur le genou et le menton sur la main, Orberose méditait encore ce qu’elle venait d’entendre. Bien qu’elle craignît beaucoup moins pour Kraken le pouvoir d’une vierge que la force des hommes armés, elle ne se sentait pas rassurée par le mandement du bienheureux Maël; un instinct vague et sûr, qui dirigeait son esprit, l’avertissait que désormais Kraken ne pouvait plus être dragon avec sécurité.

Elle demanda au bouvier:

— Mon coeur, que penses-tu du dragon?

Le rustre secoua la tête:

— Il est certain que, dans les temps anciens, des dragons ravageaient la terre; et l’on en voyait de la grosseur d’une montagne. Mais il n’en vient plus, et je crois que ce qu’on prend ici pour un monstre recouvert d’écailles, ce sont des pirates ou des marchands qui ont emporté dans leur navire la belle Orberose et les plus beaux parmi les enfants d’Alca. Et si l’un de ces brigands tente de me voler mes boeufs, je saurai, par force ou par ruse, l’empêcher de me nuire.

Cette parole du bouvier accrut les appréhensions d’Orberose et ranima sa sollicitude pour un époux qu’elle aimait.

CHAPITRE X. LE DRAGON D’ALCA (SUITE)

Les jours s’écoulèrent et aucune pucelle ne se leva dans l’île pour combattre le monstre. Et, dans le moustier de bois, le vieillard Maël, assis sur un banc, à l’ombre d’un antique figuier, en compagnie d’un religieux plein de piété, nommé Régimental, se demandait avec inquiétude et tristesse comment il ne se trouvait point dans Alca une seule vierge capable de surmonter la bête.

Il soupira et le frère Régimental soupira de même. À ce moment le jeune Samuel, venant à passer dans le jardin, le vieillard Maël l’appela et lui dit:

— J’ai médité de nouveau, mon fils, sur les moyens de détruire le dragon qui dévore la fleur de notre jeunesse, de nos troupeaux et de nos récoltes. À cet égard, l’histoire des dragons de saint Riok et de saint Pol de Léon me semble particulièrement instructive. Le dragon de saint Riok était long de six toises; sa tête tenait du coq et du basilic, son corps du boeuf et du serpent; il désolait les rives de l’Elorn, au temps du roi Bristocus. Saint Riok, âgé de deux ans, le mena en laisse jusqu’à la mer où le monstre se noya très volontiers. Le dragon de saint Pol, long de soixante pieds, n’était pas moins terrible. Le bienheureux apôtre de Léon le lia de son étole et le donna à conduire à un jeune seigneur d’une grande pureté. Ces exemples prouvent que, aux yeux de Dieu, un puceau est aussi agréable qu’une pucelle. Le ciel n’y fait point de différence. C’est pourquoi, mon fils, si vous voulez m’en croire, nous nous rendrons tous deux au rivage des Ombres; parvenus à la caverne du dragon, nous appellerons le monstre à haute voix et, quand il s’approchera, je nouerai mon étole autour de son cou et vous le mènerez en laisse jusqu’à la mer où il ne manquera pas de se noyer.

À ce discours du vieillard, Samuel baissa la tête et ne répondit pas.

— Vous semblez hésiter, mon fils, dit Maël.

Le frère Régimental, contrairement à son habitude, prit la parole sans être interrogé.

— On hésiterait à moins, fit-il. Saint Riok n’avait que deux ans quand il surmonta le dragon. Qui vous dit que neuf ou dix ans plus tard il en eût encore pu faire autant? Prenez garde, mon père, que le dragon qui désole notre île a dévoré le petit Elo et quatre ou cinq autres jeunes garçons. Frère Samuel n’est pas assez présomptueux pour se croire à dix- neuf ans plus innocent qu’eux à douze et à quatorze.

«Hélas! ajouta le moine en gémissant, qui peut se vanter d’être chaste en ce monde où tout nous donne l’exemple et le modèle de l’amour, où tout dans la nature, bêtes et plantes, nous montre et nous conseille les voluptueux embrassements? Les animaux sont ardents à s’unir selon leurs guises; mais il s’en faut que les divers hymens des quadrupèdes, des oiseaux, des poissons, et des reptiles égalent en vénusté les noces des arbres. Tout ce que les païens, dans leurs fables, ont imaginé d’impudicités monstrueuses est dépassé par la plus simple fleur des champs, et si vous saviez les fornications des lis et des roses, vous écarteriez des autels ces calices d’impureté, ces vases de scandale.

— Ne parlez pas ainsi, frère Régimental, répondit le vieillard Maël. Soumis à la loi naturelle, les animaux et les plantes sont toujours innocents. Ils n’ont pas d’âme à sauver; tandis que l’homme….

— Vous avez raison, répliqua le frère Régimental; c’est une autre paire de manches. Mais n’envoyez pas le jeune Samuel au dragon: le dragon le mangerait. Depuis déjà cinq ans Samuel n’est plus en état d’étonner les monstres par son innocence. L’année de la comète, le Diable, pour le séduire, mit un jour sur son chemin une laitière qui troussait son cotillon pour passer un gué. Samuel fut tenté; mais il surmonta la tentation. Le Diable, qui ne se lasse pas, lui envoya dans un songe, l’image de cette jeune fille. L’ombre fit ce que n’avait pu faire le corps: Samuel succomba. À son réveil, il trempa de ses larmes sa couche profanée. Hélas! le repentir ne lui rendit point son innocence.

En entendant ce récit, Samuel se demandait comment son secret pouvait être connu, car il ne savait pas que le Diable avait emprunté l’apparence du frère Régimental pour troubler en leur coeur les moines d’Alca.

Et le vieillard Maël songeait, et il se demandait avec angoisse:

— Qui nous délivrera de la dent du dragon? Qui nous préservera de son haleine? Qui nous sauvera de son regard?

Cependant les habitants d’Alca commençaient à prendre courage. Les laboureurs des Dombes et les bouviers de Belmont juraient que, contre un animal féroce, ils vaudraient mieux qu’une fille, et ils s’écriaient, en se tapant le gras du bras: «Ores vienne le dragon!» Beaucoup d’hommes et de femmes l’avaient vu. Ils ne s’entendaient pas sur sa forme et sa figure, mais tous maintenant s’accordaient à dire qu’il n’était pas si grand qu’on avait cru, et que sa taille ne dépassait pas de beaucoup celle d’un homme. On organisait la défense: vers la tombée du jour, des veilleurs se tenaient à l’entrée des villages, prêts à donner l’alarme; des compagnies armées de fourches et de faux gardaient, la nuit, les parcs où les bêtes étaient renfermées. Une fois même, dans le village d’Anis, de hardis laboureurs le surprirent sautant le mur de Morio; armés de fléaux, de faux et de fourches, ils lui coururent sus, et ils le serraient de près. L’un d’eux, vaillant homme et très alerte, pensa bien l’avoir piqué de sa fourche; mais il glissa dans une mare et le laissa échapper. Les autres l’eussent sûrement atteint, s’ils ne s’étaient attardés à rattraper les lapins et les poules qu’il abandonnait dans sa fuite.

Ces laboureurs déclarèrent aux anciens du village que le monstre leur paraissait de forme et de proportions assez humaines, à part la tête et la queue, qui étaient vraiment épouvantables.

CHAPITRE XI. LE DRAGON D’ALCA (suite)

Ce jour-là Kraken rentra dans sa caverne plus tôt que de coutume. Il tira de sa tête son casque de veau marin surmonté de deux cornes de boeuf et dont la visière s’armait de crocs formidables. Il jeta sur la table ses gants terminés par des griffes horribles: c’étaient des becs d’oiseaux pêcheurs. Il décrocha son ceinturon où pendait une longue queue verte aux replis tortueux. Puis il ordonna à son page Elo de lui tirer ses bottes et, comme l’enfant n’y réussissait pas assez vite, il l’envoya d’un coup de pied à l’autre bout de la grotte.

Sans regarder la belle Orberose, qui filait la laine, il s’assit devant la cheminée où rôtissait un mouton, et murmura:

— Ignobles Pingouins!… Il n’est pas pire métier que de faire le dragon.

— Que dit mon seigneur? demanda la belle Orberose.

— On ne me craint plus, poursuivit Kraken, Autrefois tout fuyait à mon approche. J’emportais dans mon sac poules et lapins; je chassais devant moi moutons et cochons, vaches et boeufs. Aujourd’hui ces rustres font bonne garde; ils veillent. Tantôt, dans le village d’Anis, poursuivi par des laboureurs armés de fléaux, de faux et de fourches fières, je dus lâcher poules et lapins, prendre ma queue sur mon bras et courir à toutes jambes. Or, je vous le demande, est-ce une allure convenable à un dragon de Cappadoce, que de se sauver comme un voleur, sa queue sur le bras? Encore, embarrassé de crêtes, de cornes, de crocs, de griffes, d’écailles, j’échappai à grand peine à une brute qui m’enfonça un demi- pouce de sa fourche dans la fesse gauche.

Et ce disant, il portait la main avec sollicitude à l’endroit offensé.

Et après s’être livré quelques instants à des méditations amères:

— Quels idiots que ces Pingouins! Je suis las de souffler des flammes au nez de tels imbéciles. Orberose, tu m’entends?…

Ayant ainsi parlé, le héros souleva entre ses mains le casque épouvantable et le contempla longtemps dans un sombre silence. Puis il prononça ces paroles rapides:

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