Chapitre 1
Caroline faisait encore des siennes et c’en était devenu très agaçant même pour l’habitué que j’étais. Cela devait faire plus d’une trentaine de minutes que je subissais les effets de son ultra exigence vestimentaire. L’impatience née de tous ces essayages et le temps qui s’amenuisait m’avaient imposé le choix de la première cravate qui m’était tombée sous la main, et avec cela la dame n’était pas du tout d’accord. Elle insistait sur ses préférences avec toute la véhémence de critique de mode qu’elle se passionnait à être. « Tu dois assurer, tu es quand même le chef du protocole!”, répétait-elle de manière aussi engagée que persuadée. Ma femme était une fashion victim comme on dit ces jours-ci, et naturellement ma présentation se devait d’être en accord avec ses gouts de dame élégante. J’avoue que sa justesse vestimentaire, fût-elle souvent excessive, avait été le détail déterminant dans plusieurs cas lors de mes sollicitations professionnelles. Le look compte, j’avais réussi à obtenir des contrats et à convaincre des clients dans mon ancien emploi en partie parce que je présentais mieux que mes concurrents. Mais là l’attention ne devait pas être particulièrement portée sur ma personne, donc je pouvais faire fi de tous ses conseils. Si au moins elle tâtonnait moins, je me serais volontiers adonné à ses essayages.
C’est ainsi que les minutes s’égrainaient en donnant lieu à une opposition d’arguments parmi lesquels les miens étaient les plus pertinents, sans toutefois parvenir à faire flancher la dame.
— Chéri!!! Je t’assure, cette cravate ira mieux avec ta veste, insistait-elle malgré mon exaspération de plus en plus manifeste.
Elle se mettait ensuite à tendrement caresser la cravate en question et à me la présenter sous les yeux comme une commerciale affutée dans un grand magasin. Mais je ne pus me laisser séduire pour autant malgré les yeux de petit chat qu’elle m’afficha par la suite, le temps qui passait augmentait mon angoisse et focalisait ma personne tout entière vers l’échéance qui se rapprochait. Il me restait à peine une heure et demie; en imaginant la densité du trafic routier à ces heures de la journée, il y avait de quoi commencer à s’inquiéter.
Mais malgré cela, quelque temps plus tard nous n’étions pas plus avancés, madame persistait et finissait par m’entrainer de nouveau dans ses tâtonnements d’habilleuse de star. En effet, il m’était généralement difficile de lui tenir tête bien longtemps, sa personnalité en était la principale cause, et si on y rajoute l’amour et l’idiotie qui en provient, on comprend mieux comment j’ai pu accepter de telles choses dans des circonstances pourtant pesantes.
Je me sapais et me déshabillais, une veste bleue puis une veste noire, une cravate rouge puis une cravate pourpre, toute une souffrance. Mon alarme psychologique, elle, n’avait pas cessé de fonctionner, et sans consulter l’heure je la sentais régulièrement me brutaliser l’intérieur et me rappeler la nécessité d’écourter ce manège.
— Désolé chérie, pas le temps de tergiverser, je dois arriver avant le ministre, je dois vite y aller…
— Mais tes obligations ne doivent pas te faire perdre le sens de l’élégance, me répondit-elle avec conviction. Tu dois toujours être fringant, le monde te regarde. On est habitué à te voir chic et distingué, tu ne dois pas décevoir tous ces gens qui apprécient beaucoup ce côté-là de toi.
— Tu me fais bien rire Caro. Tu sais… ce n’est pas moi qui passe à la télé, lui rappelai-je.
— Ce n’est pas toi mais…
Subitement le bruit aigu de la sonnerie de mon téléphone coupa notre discussion pareillement au marteau d’un juge venu confirmer la décision du jury. Après avoir regardé l’heure, un affolement sans pareil m’agrippa l’esprit. J’avais pourtant tout fait pour éviter cette sentence, je me mettais désormais à maudire Eve d’avoir entraîné la chute d’Adam, et à supplier Dieu de m’épargner de cette condamnation.
— Où est-il? Où est-il? criai-je tout troublé à ma femme qui s’interrogeait aussi en étant complètement paniquée.
Tout m’amenait à croire que cet appel ne pouvait être qu’un rappel à l’ordre compte tenu de mon retard. A cause du précédent qui avait eu lieu au début du mois, mes plus grandes frayeurs venaient de l’éventualité qu’il provienne du ministre en personne. En effet un de mes collègues m’avait rapporté combien il avait souffert pendant cinq minutes sous la rage de monsieur mécontent de lui après qu’il eut été retardataire à une réunion.
Depuis lors, même ses coups de fil ordinaires me conduisaient dans une obscure incertitude où le stress devenait le seul maitre, usant de ses pouvoirs tel Bokassa 1er, disposant de ma vie comme s’il me l’avait empruntée depuis trente ans. Tout commençait dès la simple vue de son nom sur l’afficheur, instantanément mon cerveau se mettait à affreusement souffrir et enflait sous une rafale d’inquiétudes laissant place à toutes sortes de conclusions: un renvoi, un remaniement? Le supplice s’accentuait tout le long des échanges et la délivrance prenait place seulement après qu’il eut raccroché, parce que la civilité imposait que lui seul puisse terminer l’appel! Si on y rajoute le contexte particulier de cette journée, il y avait de quoi s’affoler comme un homme sans issue dans un immeuble sous la menace d’un écroulement imminent.
La cause de toute cette excitation matinale était une interview que monsieur le ministre avait programmée à la première chaine de télévision privée de notre pays. C’était la période qui suivait la divulgation par la presse d’un supposé système de détournement de fonds dans notre ministère. Les esprits étaient un peu tendus en effet et de ce fait, monsieur pestait d’une nervosité inhabituelle; mais au vu de la situation il y avait franchement matière à être grincheux. À peine après avoir majestueusement survécu à une campagne diffamatoire de la part de la presse à scandale qui l’accusait de pratiques spirituellement obscures, et supporté tous les ragots partis de son propre bureau qui faisaient de lui un homme aux multiples aventures extraconjugales, il se retrouvait devant cet autre épineux problème qui semblait ne pas être né d’affabulations infamantes comme les précédents. Les responsables de ce tonnerre travaillaient pour un journal spécialisé dans l’investigation, le Herald. Dans un numéro spécial, ils avaient apporté des preuves difficilement discutables mais jusque-là pas assez fortes pour étayer ce qu’ils appelaient la mafia: ils affirmaient que depuis plus de cinq ans de nombreux dons de l’UNESCO avaient été utilisés à des fins personnelles et reversés dans des circuits commerciaux par plusieurs hauts cadres de notre administration. Ce n’était pas une affaire à négliger, la comptabilisation qu’ils avaient faite de ces malversations avoisinait des milliards de notre monnaie. Dans un pays pauvre comme le nôtre, c’est triste à dire, les scandales pareils étaient légion. Monsieur le ministre, aimé et respecté de la majorité de mes concitoyens comme il était, ne pouvait supporter d’être mis dans le même sac que les voleurs de la République et de laisser libre cours au doute qui commençait à gagner les cœurs de ses partisans. Il avait donc décidé de mettre un terme aux agitations en optant pour une communication média à travers l’émission de télévision la plus suivie de tout le pays. C’est ce qui faisait de ce jour une journée si spéciale. Il était exigé de nous une ponctualité extraordinaire, nous devions arriver sur les lieux une heure avant le chef, mais voilà que je m’illustrais à l’opposé des ordres!
C“était la panique totale, ma femme et moi nous activions à chercher mon téléphone dans toute la chambre en augmentant le désordre qui témoignait déjà suffisamment mal de notre habituelle discipline. Heureusement, après une recherche assidue, elle le trouva enfin!
— Chéri le voici… cria-t-elle en le brandissant comme de l’or trouvé dans les profondeurs d’une mine au Katanga.
— PASSE LE MOI! lui hurlai-je dessus, oubliant la douceur attendrissante qui accompagne ordinairement les paroles de ma bouche qui lui sont destinées.
En consultant l’afficheur je plongeai dans la frayeur la plus traumatisante. Mes craintes se voyaient réalisées, il était bel et bien l’auteur de l’appel! Comme agonisant d’angoisse, mon pouce tremblant appuya la touche « décrocher” du combiné et mes oreilles s’apprêtaient à entendre la pire des sanctions.
— Allo, Monsieur le ministre…
Pendant que je me battais contre la torture du stress durant l’appel, ma femme y rajoutait de la nervosité en marmonnant derrière moi à cause de la frustration ressentie après les rudes paroles de tantôt, mais le soulagement qui résultait ensuite de ma conversation téléphonique me fit oublier ses gesticulations de poulette dégoûtée. Elle revint à de meilleurs sentiments lorsque je lui rapportai le propos de ma discussion. Monsieur m’avait appelé pour me communiquer un réaménagement du programme, l’interview était finalement annulée pour une toute autre activité aux environs de douze heures.
— Bah au moins tu vas pouvoir déjeuner, me dit-elle en commençant à faire du rangement dans ce semi-dépotoir que nous avions organisé.
Tout redevint calme par la suite, mes esprits retrouvés me firent regretter ma rudesse, regret que je transmis à la belle dame en lui arrachant au passage son formidable sourire.
Une vingtaine de minutes passées, une bonne odeur d’œufs au feu vint chatouiller mes narines pendant que je dressais la table. Caroline a aussi cet autre talent, c’est un véritable cordon-bleu. Cette qualité a été la première qui m’avait séduit chez elle lorsque nous commencions à nous fréquenter. Elle ferait tomber amoureux n’importe quel homme par ses petits plats.
Alors que j’étais maintenant assis sur la table en salivant, elle se ramena avec deux plats tellement remplis que des pains en tombaient presque.
— WOW!! C’est bien garni Caro, c’est pour nous deux, j’espère, lui dis-je alors qu’elle me regardait en m’affichant un sourire moqueur pour finir par bouger la tête d’un geste traduisant une réponse négative.
Elle m’avait servi quatre pains, de la salade d’avocat et des œufs bouillis. La vue de toute cette nourriture réduisit mon appétit. Finir ce plat entrainerait un étouffement! Discernant à travers ma réaction la barrière que je m’étais mise en rendant impossible la consommation totale de ce plat, elle réagit tout de suite en m’encourageant à la tâche.
— Mange mon amour. Je ne veux surtout pas que ta mère m’appelle encore pour me dire: mon fils a maigri. Mange chéri, me répétait-elle d’un air réellement ennuyé.
Mon poids était une obsession familiale. Ma mère me trouvait désespérément maigre par rapport à tout l’argent que je gagnais. Il était inconcevable pour elle que je continue à rester ce gringalet dont la corpulence reflétait l’état de misère auquel il avait été convié dans la majeure partie de son enfance. Elle n’hésitait pas à le faire savoir à Caroline chaque fois qu’elle en avait l’occasion, et lui tenait implicitement responsable de cette contrastante maigreur. Cela mettait une pression énorme à la pauvre qui naturellement me la transférait. C’est ainsi que toutes les fois où l’opportunité de me servir à manger se présentait à elle, j’avais droit à de copieux repas avec obligation de consommation intégrale. C’était très compliqué. Même rassasié, il ne fallait rien laisser dans l’assiette au risque de s’attirer ses foudres. Manger en sa présence devenait un véritable acte de bravoure. Personne n’était épargné à la maison.
Comme à son habitude lorsqu’une sourde contrariété dans mon comportement lui parvenait, elle bondit vers un sujet plus conciliateur, cette fois-ci son dévolu était porté sur l’inutilité du stress dans lequel nous avions été plongés depuis le matin.
— Ton travail me dépasse!!! Avec toute la peine de ce matin, subitement tout est annulé!! me dit-elle alors que je me faisais violence en avalant un pain de plus.
— Je t’assure… répondis-je après avoir bu un peu de jus de fruit.
Elle avait quand même raison, nous étions sous une pression considérable depuis les premières heures de la journée… Mon corps avait été frustré par une douche froide en plein cinq heures du matin, je crois qu’il m’en veut encore de l’avoir autant maltraité, mais la panne d’eau chaude ne m’avait guère laissé le choix. Que dire de ces essayages de vestes, ce fut un début de journée très éprouvant! Hélas, toute cette contrariété résumait à elle seule ma vie de fonctionnaire pendant cette période, beaucoup trop de feu et de panique. Nous voir nous agiter de la sorte pourrait laisser plus d’un extrapoler sur un caractère tyrannique chez le ministre, il n’en était pourtant rien, de mémoire, je ne me rappelle pas avoir réellement été un jour verbalement brutalisé par monsieur, mais l’ambiance tendue de ces derniers temps au ministère me conseillait d’éviter tout ce qui pourrait m’amener à découvrir son côté obscur.
À cause de toute cette tension et des sollicitations de mon patron, j’avais ajourné mes vacances. Ce fut très difficile à accepter pour Caroline qui me souhaitait plus souvent à la maison. Elle ne s’était point plainte, mais son mal-être se lisait dans certaines de ses réactions. Mais que pouvais-je faire à part me soumettre à mon travail? Il fallait bien que les factures soient payées, que l’éducation de nos enfants soit financée et que j’épargne pour qu’on puisse terminer la construction de notre maison. Malgré cela j’avais conscience de combien il pouvait être exaspérant d’être la femme d’un fonctionnaire aussi sollicité que je l’étais. Pour moi aussi ce fut difficile, j’adore passer du temps en famille et encore plus avec elle. Mes journées libres ont toujours été d’un immense plaisir, encore plus à cause du bonheur dans lequel elles plongeaient mon épouse. Caroline mettait de la musique, faisait ses travaux ménagers avec beaucoup plus de gaieté que d’habitude, me racontait ses histoires de familles, ses histoires de femmes. Elle se revêtait de sa plus belle robe, rajeunissait de dix ans son visage en se maquillant d’une manière dont elle seule a le secret. Nous allions faire des balades, souvent nous nous retrouvions au restaurant de notre premier rendez-vous galant. Nous revivions des moments intimes semblables à ceux de notre plus grande jeunesse, à cette époque où nous n’avions pas d’argent, pas d’enfants, pas de sollicitations contraignantes. Je l’accompagnais faire du shopping, je supportais de passer des heures à la recherche du nouveau produit révolutionnaire. Nous regardions un film ensemble, elle aimait beaucoup les films de romance, comme toute femme finalement. Elle me rappelait alors de manière moqueuse combien j’ai souffert avant qu’elle n’accepte de devenir ma petite amie. On se remémorait ensuite nos débuts… Elle riait, elle souriait, elle s’amusait, son teint clair en devenait presque rouge tellement elle pétillait de gaieté. J’étais toujours émerveillé devant ce spectacle, c’est tellement beau de la voir si enjouée.
Hélas, il fallait accepter d’attendre longtemps avant de la revoir ainsi, l’heure était grave au ministère et je ne pouvais abandonner mon parrain pendant toute cette période. A la place de l’interview, sous le conseil de son équipe de communication, monsieur le ministre avait décidé de jouer sur l’image en optant plutôt pour une remise de don à l’école publique d’un village à l’ouest du pays. L’idée en elle-même me semblait bonne, mais la destination choisie était loin de me ravir. La très mauvaise qualité de la route pour s’y rendre risquait de me causer un accident. En plus de cela, l’éventualité d’y croiser un de ces groupes de brigands spécialisés dans l’agression de voyageurs en abaissant des troncs d’arbres en pleine chaussée m’effrayait abondamment. Mais la plus grande raison à mes craintes restait le fait que cette région avait servi de base à la rébellion pendant la grande guerre: il y demeurait encore beaucoup d’animosité, de refus de l’ordre étatique. La preuve la plus récente était la grande émeute qui avait eu lieu il y a quelques mois de cela lorsque les habitants de cette localité s’étaient révoltés contre une énième taxe foncière. La contestation avait paralysé cette partie du pays pendant des mois et ce n’était qu’après maintes tractations avec le gouvernement que les choses s’étaient un tout petit peu calmées. Mais la haine était toujours présente. Tout ce qui représentait l’État dans quelque forme que ce soit n’y était pas le bienvenu. Et bizarrement… c’est dans cet endroit que le ministre avait décidé d’aller faire des dons. Je trouvais cela vraiment fou!!
Malgré mes réticences, je violentai mes peurs et me résolus à suivre mes imposantes obligations… Après une courte sieste, et une longue prière animée par ma femme, je pris ma voiture en direction de Waloua. Je me fis accompagner par deux gendarmes, cela aurait été une folie de s’y rendre tout seul, et surtout non-armé.
À ma grande surprise le début du trajet était fort agréable. La beauté de la nature m’emportait en combattant le scepticisme qui m’avait convaincu d’un florilège d’images navrantes dès les premiers kilomètres de route. L’émerveillement me supplantait à la vue des plantations de café, elles dégageaient une esthétique provoquant en moi l’idée selon laquelle des intentions artistiques délibérées animaient forcement les agriculteurs lors de leur semence. C’était si beau!!
La structure des habitations contrastait énormément avec l’urbanité à laquelle je m’efforçais de m’habituer dans la capitale. L’humidité régnait dans l’air avec une pureté qui me rapprochait de ce que l’imaginaire commun nous renvoie comme tentative de définition du paradis. De temps à autre aux postes de péage routier, nous avions droit à de réelles scènes d’agressivité commerciale, une véritable démonstration de la débrouillardise rurale: de jeunes commerçants prenaient d’assaut les véhicules en proposant à leurs occupants divers produits alimentaires: du bâton de manioc, du mets de pistache, etc. L’amabilité apparente et fortement séductrice des vendeurs compliquait la domination sans partage de ma chicheté habituelle, et finissait par m’obtenir de trahir mes penchants radins pour me soustraire d’une culpabilité naissante face à tant d’affabilité.
Malheureusement la suite du voyage vint confirmer toutes mes plus folles appréhensions en me désolant à foison. Plus on avançait, plus ce décor paradisiaque laissait place à un tableau sombre et pathétique. Arrivés à la bordure de Waloua, nous découvrîmes la rouille dominante sur la plaque indiquant le nom de la ville, elle nous annonçait l’état de délabrement total qui y régnait. Les cicatrices de la guerre restées encore visibles depuis toutes ces années créaient une ambiance de maison hantée où l’esprit du malin s’accapare les plus grandes peurs en asservissant les âmes pour laisser les mentalités dans ce qu’elles ont de plus primitif. J’avais l’impression d’être un de ces grands reporters de chaines de télévision occidentales suffisamment fou pour se rendre en territoire hostile et poussé par un enthousiasme professionnel qui le castre de tout sens de la responsabilité envers soi-même et sa vie.
Comment faisaient-ils pour y vivre? La pauvreté criait sur tous les toits. Pourquoi toute cette misère? Même si cette région avait une histoire qui pouvait l’incriminer aux yeux de certains, la logique de la solidarité ne saurait pardonner cette absence de compassion de la part des élites de la nation.
Alors que je me perdais progressivement dans mes questionnements émotionnels, subitement je vis une bande de jeunes se diriger tout droit vers notre véhicule avec de lisibles et hostiles intentions. Après les avoir aussi vus, la nervosité brulait dans les yeux des gendarmes qui m’accompagnaient. J’apercevais la vapeur de la rage sortir de leurs peaux, aérant leurs grosses veines encastrées dans des biceps d’une énormité respectant la norme professionnelle d’homme en tenue. À peine je me plaçais pour mieux distinguer la tête des jeunes qu’un des gendarmes, lui, avait déjà brusquement ouvert la portière de la voiture et pointait désormais son calibre sur eux!
— Vous vous croyez où ici? Tirez! Vous allez voir! C’est tout le village que vous allez tuer, cria un des villageois, ce devait être lui le leader.
Sans doute je me suis laissé influencer par la négativité de la situation, mais j’ai trouvé que ce personnage était taché d’une laideur macabre! En même temps, il fallut qu’il soit laid pour asseoir son autorité sur ses naïfs sbires, sinon je ne vois pas quel autre argument il pouvait avoir parce qu’il était d’une corpulence qui n’effraierait même pas un bambin.
Un silence inquiétant s’imposa ensuite. Tous les protagonistes se regardaient avec de la défiance pleine dans les yeux, on se serait cru dans un western américain: avec d’un côté le bon que je représentais à côté des brutes qu’étaient les gendarmes, et de l’autre côté les truands villageois. L’électricité montante me conseilla d’agir avant de voir les balles fuser des armes de ces excités hommes en tenue et atteindre d’idiots adversaires simplement munis de machettes. Je ne voulais en aucun cas voir mon nom mêlé aux grands titres de journaux d’opposition et de la communauté internationale qui à son habitude condamnera promptement une énième dérive d’un gouvernement africain.
Fort de ce risque, j’ouvris ma portière et m’adressai aux hommes en tenue d’un ton solennel :
— Ça va les gars, baissez vos armes.
Les gendarmes s’exécutèrent tout en exprimant un mécontentement dans leurs gestes, après avoir été stoppés dans leurs envies de punition.
— Je me présente: je suis Paul Endenne, je travaille au ministère de l’éducation nationale. Nous accompagnons le ministre pour les dons qu’il doit faire au profit de l’école publique, dis-je aux jeunes délinquants d’un ton conciliateur. Mais ils se mirent plutôt à me brutaliser du regard en affichant leur rage devant l’assurance et la détente avec laquelle je m’étais adressé à eux.
Les seuls comportements que ce type de personnes était habitué à voir de la part des étrangers se résumaient en de la soumission. J’imaginais le cataclysme mental qu’ils avaient dû subir en voyant un maigre civil s’adresser à eux avec tant de maitrise émotionnelle. S’ils avaient seulement fait un tour dans mes cavités nerveuses, ils auraient su que la peur régnait à l’unanimité dans le royaume de mes sentiments.
— Les dons? demanda soudainement l’un d’eux.
— Oui les dons, idiot, répondit un autre, comme pour signifier au premier la stupidité de sa question.
Puis ils se mirent à discuter entre eux en dialecte. Il me paraissait difficile de saisir le moindre mot de leur conversation malgré mes bases solides de maîtrise de plusieurs langues de mon pays. Les gendarmes quant à eux étaient toujours prêts à en découdre, ils continuaient à fixer du regard les jeunes gens en serrant leurs armes.
— Ça va, vous pouvez passer, conclut leur leader deux minutes après le début de leur conclave. Vous êtes les gens du ministre Agbwala, c’est un bon gars.
Après la conclusion du chef de file, tout le groupe s’était écarté du chemin d’un mouvement harmonisé semblable à un ballet aquatique. Le regret se faisait encore lire sur les visages de mes gardes du corps quand ils reprenaient place dans la voiture. Ils avaient dû considérer tout ce qui venait de se passer comme un acte de défiance, un affront qu’un homme en tenue digne de ce nom ne saurait tolérer. De grâce, nous continuâmes ensuite notre chemin avec plus de tranquillité, c’en était moins une!
Arrivé au centre du village, je pris la décision de rencontrer la directrice de l’école en premier lieu, mais constatai qu’elle ne se trouvait pas à son bureau lorsque je m’y rendis. Heureusement, quelques secondes plus tard, en repassant par la cour de l’école, un habitant la pointa du doigt à l’autre bout du terrain de football où elle discutait avec quelques enfants. Alors que je m’attendais une fois rapproché à voir une dame sèche aux grosses lunettes et à l’autorité frappante, c’est avec plaisir que je découvris qu’il s’agissait d’une femme charmante, tenue sur de hauts talons, charnue, et dont la beauté au premier regard entrainerait plus d’un dans une tentative d’appropriation corporelle. Elle faisait dans les un mètre soixante, un teint foncé, et un visage rond rempli de sensualité ponctué d’un rouge à lèvres marron. Sublime dans son endimanchement fait d’une robe ample en tissu africain, sa personne laissait échapper une fraicheur exceptionnelle et finissait par me rendre captif comme sous l’effet de la splendeur d’un tableau de Michel-Ange. Il fut difficile de me concentrer dans la conversation tant l’intensité de son doux regard me subjuguait jusqu’à m’obstruer l’ouïe de telle sorte que je ne pus même pas entendre son nom. L’engagement brutal contenu dans son discours vint alors me violenter et me remettre sur le droit chemin, celui d’une écoute plus attentive. Les traits froncés de son visage accompagnaient son propos mélancolique, les complaintes s’enchainaient de sa bouche avec une conviction qui me désolait de ne pas être en mesure d’apporter solutions à elles toutes.
Notre conversation prit fin lorsqu’elle me laissa devant la porte du chef du village en me soustrayant à sa grâce que je regrettai très rapidement une fois mon entretien commencé avec l’autorité traditionnelle, un homme dont la sénescence de la peau fit de lui un sexagénaire de l’avis de mes yeux, sec et très solide, trahissant par sa gestuelle son passé d’ancien combattant.
Ce dernier réussit cependant à plus rapidement attirer mon attention grâce au charisme qui accompagna sa prise de parole.
— D’après-vous monsieur Paul, pourquoi le ministre fait-il tout ceci? me demanda-t-il en me fixant droit dans les yeux.
— Monsieur Agbwala est un homme très charitable vous savez…
— Exactement!!! me coupa-t-il sèchement. Beaucoup de mes frères ici voient en sa visite un calcul politique et un moyen de redorer son blason. Moi je vois juste en monsieur le ministre un homme qui a de la compassion, un homme qui a du cœur. Depuis la guerre nous sommes devenus des parias dans cette République. Nous payons le prix des décisions des autres… Actuellement même les miettes nous n’avons pas. Vous avez vu par vous même l’état du village, dites-moi, pourquoi les jeunes ne se rebelleraient-ils pas!!!?
Il était presque devenu nerveux à cause de ce qu’il racontait, ce qui me poussa à prendre un air attristé pour lui montrer toute ma commisération. En général je m’abstiens de prononcer le moindre mot face aux interlocuteurs qui prennent le chemin d’un monologue guidé par des motivations passionnées, le calme est la meilleure des réponses dans ce genre de situation. Il resta ensuite silencieux un moment puis prit son téléphone. Je l’entendis converser en dialecte avec son interlocuteur avant de le voir se retourner brusquement vers moi et me dire :
— Repartez à l’école! Des jeunes vous y attendent. Ils vont vous donner un coup de main.
— Merci beaucoup, lui répondis-je un peu surpris par cette aide qui m’embarrassait du fait qu’elle ne coïncidait pas avec les vraies raisons de ma venue que je qualifierais de courtoise.
Ma sournoise ingratitude fut sanctionnée quand deux heures de travail plus tard, j’en étais rendu à remercier ciel et terre pour l’assistance dont m’avait fait bénéficier le vieil homme. On ne s’en serait jamais sorti sans la débauche d’énergie de ces jeunes qui avaient suivi les ordres de leur chef. Ils avaient travaillé avec tellement de gaieté et d’enthousiasme en m’aidant à installer les bâches et les chaises en plastique nécessaires à l’accueil des personnalités conviées à la cérémonie. Je préférais retenir ce visage de la jeunesse, loin des clichés sur l’inhospitalité de la région tout entière et surtout à des kilomètres du comportement animal qu’avaient eu les agresseurs à l’entrée du village. Une fois le travail fini, il ne restait plus qu’à attendre l’arrivée du ministre. Malgré son indéniable popularité, la peur de constater plus tard une mobilisation peu significative de la population m’angoissait. Franchement cela allait faire mauvaise presse de ne voir que quelques personnes assister à cet évènement. J’imaginais combien les opposants s’en seraient donné à cœur joie pour utiliser cet éventuel échec comme preuve de l’impopularité du gouvernement et du ministre en personne. Malheureusement pour eux petit à petit les gens commençaient à s’amasser autour de l’endroit.
Trente minutes plus tard le petit nombre s’était transformé en une grande foule dans la cour de l’école, tout le village était désormais présent, même les autorités administratives de la région étaient au complet. Il y avait une forte ambiance, au rythme des tam-tams et des balafons des jeunes se déhanchaient, de petits enfants nous offraient le spectacle d’une chorégraphie certainement travaillée depuis des semaines, l’excitation était à son comble. La chaine de télévision nationale capturait cette liesse, toute une équipe avait été missionnée pour immortaliser l’évènement. Soudainement, comme dans un mirage, nous aperçûmes un quatre-quatre noir aux vitres fumées s’amener à l’avant d’un convoi de véhicules de ce même calibre. Deux minutes après, la garde rapprochée du ministre, constituée d’hommes habillés en noir, lunettes aux yeux et chuchotant dans leurs oreillettes, ouvrait les portières de la Volkswagen située au milieu du groupe de véhicules.
Monsieur le ministre sortit tout magnanimement de la caisse, dans un costume gris, des lunettes noires, tout bien accoutré comme à son habitude, sa prestance n’avait d’égal que son charisme. À sa vue, la liesse grimpa en tonalité et envoya une gifle à tous ceux qui imaginaient que la popularité de cet homme avait considérablement diminué depuis les révélations de la presse et toutes les campagnes de dénigrement dont il avait été l’objet. L’amour que cette population témoigna à mon patron me fit comprendre pourquoi ce village avait été choisi parmi tant d’autres pour cette campagne d’image. Effectivement le message qui en résultait était celui de la communion du peuple avec ce héros qui lui avait tant donné et qui continuait à le faire sans distinction d’appartenance ethnique ou politique.
Une mignonne petite fille vint ensuite lui offrir un bouquet de fleurs en guise d’accueil, puis il fit sous des applaudissements intermittents un discours à la fois fort en paroles d’encouragement et de solidarité, mais aussi avec une pointe de démagogie politicienne. Par la suite il remit à la directrice de l’école du matériel informatique constitué de vingt ordinateurs et quatre imprimantes. Cela me permit de découvrir avec émerveillement le sourire de cette femme. Elle semblait comblée et accompagnait son état de jouissance absolue par une petite danse saccadée qui provoqua l’hilarité générale. Les jeunes à côté de moi me confieront d’ailleurs leur surprise de voir cette dame habituellement droite dans ses bottes entrain de se laisser aller à une telle expression corporelle en public.
Cette cérémonie riche en émotions prit son terme lorsque nous partagions un repas avec les principales autorités du village et de la région. Il ne nous restait plus qu’à rentrer en ville, et malgré toute l’allégresse ressentie au cours de cet évènement, je préférais me savoir chez moi le plus tôt possible.
Un peu plus tard, mon impatience se faisait de plus en plus croissante en attendant le ministre toujours assis dans la salle du banquet et occupé depuis longtemps par une longue discussion avec le gouverneur. Mais alors que l’ennui en moi était presqu’à son paroxysme, j’entendis loin derrière moi:
— Paul, Paul viens…
Après avoir constaté qu’il s’agissait de lui, et donc que son entrevue avec le chef de terre venait certainement de se terminer, je courus à grandes enjambées le rejoindre. Une fois à sa taille, il chatouilla mon égo avec des paroles plaisantes.
— Bon travail mon petit, continue comme ça, un jour tu deviendras ministre, me dit-il avec un ton assuré.
— Merci, merci monsieur le ministre, lui répondis-je tout flatté. Ce n’était pas la première fois qu’il me promettait un si bel avenir, mais j’avoue que cela m’a toujours fait du bien d’entendre de telles éloges de la bouche d’un homme aussi accompli que lui.
Il mit ensuite la main dans sa poche droite puis sortit une liasse de billets. Malgré ma bonne condition sociale, je fus très impressionné de voir tout ce cash. Sans compter, il me les tendit et dit :
— Tiens ceci! Partage à tous ceux qui t’ont donné un coup de main.
— Mais monsieur, mais le budget… objectai-je avec beaucoup de gêne et de respect.
Mais ce fut sans compter sur sa grande générosité.
— Fais ce que je te dis, me coupa-t-il avant de conclure: tu comprendras plus tard.
C“était à cause de toutes ces choses qu’on l’aimait, il a toujours eu le bon mot, le bon geste. Il était un mélange subtil de charisme et de charité. Je l’admirais et priais fort de lui ressembler, moi qui étais tout son contraire: toujours discret, agoraphobe, timide et surtout dénué de tout charisme. Si on rajoute à cela ma chicheté, le compte de mes défauts les plus criards est bon.
Trente minutes plus tard nous prenions finalement le chemin retour vers la capitale. Anticipant une probable réorganisation du planning de la journée fort des expériences passées, je décidai d’être à une meilleure proximité physique du ministre en choisissant de rentrer par le biais de sa voiture, la mienne étant désormais conduite par un de mes subalternes. Mais en seulement quelques minutes passées dans ce véhicule, l’insécurité commença à me gagner en me renvoyant aux regrets de mon choix lorsque la vitesse de plus en plus grandissante du chauffeur devenait anormale et dangereuse. Mon rythme cardiaque montait en flèche à chacun de nos passages à côté de ces gros camions transporteurs de billes de bois habituellement croisés dans les routes liaisons entre la côte et l’intérieur du pays. Le ministre lui n’avait visiblement aucun problème. Il était au téléphone, concentré dans une discussion. Je l’entendais dire « mon amour, oui mon amour”, ce qui m’amena à la conclusion que ce devait être sa femme. Monsieur le ministre était marié, père de trois enfants en bas âge.
Alors que nous continuions à mon plus grand désarroi de rouler à tombeau ouvert, le ministre chuchota une instruction au garde du corps occupant le siège passager à l’avant du véhicule. Ce dernier se dépêcha de la transmettre au chauffeur sous mon regard interrogé. Il m’était inhabituel d’être ainsi éloigné de la confidence. Sachant en plus que c’était justement pour être proche de toute information que je me suis risqué à faire chemin dans ce train à grande vitesse, mes interrogations se mêlaient à une amère frustration. J’étais rendu à devoir deviner notre prochaine destination qui devenait de plus en plus claire au fil des minutes à travers les chemins choisis par le chauffeur. Mes intuitions, tournant autour d’une escale dans un établissement hôtelier certainement pour y tenir une réunion improvisée, augmentées ensuite dans leur intensité une fois que nous entrions dans le quartier d’affaires de la ville, se confirmèrent lorsque je découvris se rapprocher le grand portail du palace le plus chic de toute la capitale, le seul cinq étoiles du pays: l’hôtel Atlantique. Un merveilleux endroit, autant renommé par sa qualité de service que par sa beauté et son design, mais sélectif en tout bord pour ceux qui ne se sentiraient pas suffisamment dissuadés par les prix exorbitants des chambres. Malgré la splendeur de l’établissement, le sentiment intrigué qui m’avait gagné depuis la marginalisation informationnelle dont j’avais fait l’objet se trouvait étrangement grandi lorsque nous pénétrions le cinq étoiles. Il m’était difficile de chasser de mon esprit les autres faits, moins glorieux, qui faisaient aussi la réputation de cet endroit. De nombreuses légendes circulaient autour de pratiques mystiques au sein de cet hôtel et, plus grave encore, il était avéré que ce lieu constituait un véritable bordel de luxe. Alors quand j’ajoutais à mes questionnements le fait que notre visite reste exceptionnelle et surprenante puisque l’hôtel en question ne constituait pas les habituelles destinations du ministre, je voyais les anciennes rumeurs faisant de mon patron un homme aux lourds secrets et aux pratiques sombres me prendre de nouveau en otage alors même que je les croyais mortes depuis qu’il avait été démontré qu’elles étaient infondées. Troublé par ces obscurités, je me laissais aller dans des imaginations en tout genre durant toute la période au cours de laquelle nous l’attendions assis au rez-de-chaussée depuis qu’il était monté sans une fois de plus rien me dire. Le doute adore l’inconnu, et dans l’inconnu j’étais bien noyé, pas seulement du fait de cet établissement de haut standing dont l’intérieur m’émerveillait et m’intriguait en même temps, mais surtout à cause des minutes qui se transformaient en heures sans que nous ne revoyions le ministre redescendu avec le seul garde du corps qui l’avait accompagné vers l’ascenseur plus tôt.
L’attente finit par prendre fin et le ministre finit par mettre un terme à mes doutes en sanctionnant la malice qui avait profité de l’inconnu dans lequel il m’avait laissé, il s’excusa de ne m’avoir pas informé et me confia que l’urgence familiale était la cause de ses curieux agissements. Je ne pus guère insister d’avoir plus amples explications que celle-là puisque obnubilé par tant d’humilité de la part de ce grand homme!
A peine sortis de l’immeuble en prenant la direction du garage, nous fûmes brusqués par un groupe d’enfants de la rue qui vint à notre rencontre en mendiant. Il s’agissait de quatre garnements caractérisés d’une pestilence accentuée et visiblement affamés. Leur paraître justifiait la pauvreté dans notre pays. Les cheveux crépus sur leurs têtes augmentaient l’aspect de chien errant qu’ils partageaient tous. La saleté qui les caractérisait contrastait parfaitement du luxe qui les environnait et rendait presque brutale leur présence dans ce lieu en questionnant la qualité du travail des agents de sécurité de l’hôtel. Les nerveux gardes du corps du ministre quant à eux ne laissèrent pas bien longtemps l’occasion de douter de leur efficacité, ils sautèrent sur ces gamins et les saisirent rudement.
— Laissez! Laissez! se mit à crier le ministre en nous rendant tous abasourdis par sa réaction. Malgré la notoriété de sa bonté, l’énergie contenue dans sa réplique paraissait quand même démesurée.
Il prit ensuite un des enfants à l’écart, ce devait être le plus âgé d’entre eux.
— Que faites-vous là? lui demanda-t-il.
— Mes parents sont morts monsieur. Je suis avec mes frères, nous essayons de trouver quelque chose à manger. Nous vendions des arachides et cirions les chaussures des passants quand on nous a tout volés l’autre jour.
— Humm, s’exclama-t-il avant d’appeler un de ses gardes pour lui donner quelques consignes.
Aussitôt nous entendions les enfants manifester leur allégresse avec des expressions de reconnaissance envers leur inattendu bienfaiteur. Il m’a été impossible de connaitre l’objet de leur joie soudainement retrouvée, mais la beauté du geste de mon patron me stupéfia durant tout le reste du trajet retour vers nos bureaux. Il y avait à cette époque-là une recrudescence du nombre d’enfants dans les rues. Beaucoup quittaient leurs villages pour tenter une aventure dans les villes, d’autres étaient issus de familles pauvres résidant dans la cité, mais restaient comme ultimes secours de leurs parents pour la plupart en situation de chômage et de misère. J’avais une opinion contrastée sur le sujet, autant j’éprouvais de la compassion pour ces enfants qu’on livrait à l’incertitude de la rue, autant je ressentais du dégout envers ceux qui les y envoyaient, mais aussi envers ceux qui pouvaient changer les choses mais dont les actions restaient soit absentes soit insignifiantes. Tout ce qui venait de se passer m’avait définitivement fait oublier cette inattendue escapade à l’hôtel Atlantique, même de retour au bureau je n’eus de cesse d’y repenser, j’étais dépassé par tant de bonté.
La soirée venue, je n’hésitai pas à raconter ma journée à Caroline en insistant surtout sur les derniers évènements à l’hôtel Atlantique. Mais comme d’habitude, surtout quand le nom du ministre était engagé, mon épouse ne retint que les points négatifs. Elle se plaignit d’abord du danger auquel nous avions été confrontés entre les mains des brigands au village Waloua, puis suivit ensuite le chemin des rumeurs dans ses insinuations lorsque nous rediscutions de l’inopinée escale de la délégation au cinq étoiles. Elle n’hésita pas à dire sa méfiance devant cette inaccoutumée destination du ministre, et me conseilla la prudence au cas où ce dernier envisagerait de se rendre à nouveau dans ce genre d’endroit.
Fort heureusement, pour une fois, nous ne nous étions pas trop étalés sur ce sujet, et n’avions pas donné le spectacle navrant d’une argumentation agitée portant généralement sur la personne de mon patron.
Il faut dire que la vie au travail et la personne du ministre s’invitaient dans presque toutes nos conversations à la maison. Ce travail était comme une seconde famille, et plus encore, une sérieuse concubine pour Caroline, c’est ce qui justifiait son comportement de rivale possessive et aigrie cherchant inlassablement à mieux connaître son ennemi pour mieux le railler. La majeure partie de ses opinions sur le ministère et surtout sur le ministre était négative. Mon patron qui pour moi était un homme admirable, un modèle pour la société, avait une tout autre image chez mon épouse. Elle trouvait qu’il était une mauvaise influence, qu’il avait un mauvais côté bien caché et qu’il essaierait de m’y entrainer tôt ou tard, tout cela sans justifier ses dires. N’empêche qu’elle avait fort bien raison de laisser parler sa frustration, je ne peux compter le nombre de fois où elle a dû dormir seule, couper des repas après un coup de fil reçu de ma part. Le plus dur pour elle restait la passion avec laquelle je parlais de mon activité et la puissance de ma motivation professionnelle.
Elle n’arrivait jamais à influencer mon regard sur monsieur malgré ses insistances. Bien au contraire je ressentais envers lui en plus de l’admiration, une commisération grandissante en le sachant attaqué de toutes parts avec de plus en plus de virulence malgré sa bonté. Les récentes révélations de la place faisant état de malversations au sein de son ministère ne paraissaient pas trop le mettre en difficulté au tout début lorsque l’affaire venait d’éclater. Lui qui était habitué aux fausses informations autour de sa personne et ses collaborateurs avait certainement dû vite caser celle-là dans ce même panier de « fake news” alors qu’elle était bien véridique. Depuis quelques semaines, je le sentais atteint, et cela coïncidait avec les preuves de plus en plus accablantes apportées par ses accusateurs. Il avait perdu de son sourire habituel et paraissait plus nerveux que jamais. Il m’arrivait très souvent de le surprendre plongé dans de longues réflexions dans son bureau, tellement mentalement absorbé qu’il en venait à oublier ma présence. Le pis était qu’il avait une pile de journaux évoquant le sujet sur sa table tout le temps. Moi à sa place je ne me serais pas préoccupé des on-dit mais me serais concentré sur mon travail en laissant la justice s’en charger. Peut-être avait-il des choses à se reprocher, ou alors avait-il des informations que nous ignorions? N’empêche que nous, ses proches, continuions inlassablement à lui apporter notre soutien et notre support.
Le lendemain arrivé, malgré ma ponctualité inhabituelle et la tranquillité du début de journée qu’elle semblait me garantir, grande fut ma surprise de me voir accueilli par une file de visiteurs très matinaux, sollicitant des rendez-vous pour la plupart d’entre eux. Sans hésitation, mes ordres à Jasmine, ma secrétaire, furent très stricts: aucun entretien jusqu’à nouvel ordre! Une grosse séance de travail m’attendait et m’imposait mon emploi du temps, même mon penchant socialiste ne pouvait me faire accorder une seconde à quelques choses d’autres qu’à mes dossiers. Trois heures plus tard, une plus grande contrainte vint pourtant sanctionner ma dévotion au travail en me rappelant qu’il n’y avait rien au-dessus d’elle au cours de mes journées actives: un coup de fil du ministre venait de m’obliger à un réaménagement de mon programme après qu’il m’intimât l’ordre de le rencontrer dans son bureau illico. Comme c’était devenu le cas à chacune de ses sollicitations, cette dernière entraina elle aussi sa vague d’inquiétude et de prières jusqu’à rendre la distance pourtant courte entre nos deux bureaux aussi ardue que le chemin d’un condamné à mort vers la salle d’exécution.
Lorsque j’y arrivai, je découvris une jeune demoiselle à la silhouette plaisante debout en lui faisant face. Les spéculations en tout genre sur son visage, nourries de la position de dos qu’elle me donnait, m’occupèrent l’esprit pendant de longues secondes. Puis, elle se retourna finalement en me dévoilant son doux visage et ses lèvres pulpeuses accentuant un portrait réjouissant à voir. Elle avait l’air timide et baissa les yeux en me saluant ensuite. Le ministre nous fit promptement les présentations et m’instruisit de lui trouver un bureau où elle pourrait travailler. Elle devait commencer comme stagiaire, « on verra pour la suite” m’avait-il précisé. Puis ils s’échangèrent un regard amical. Leur complicité presque familiale me fit extrapoler de l’évidence d’un rapport filial entre eux nonobstant le doute qui me perturbait jusqu’à m’amener à en faire une fixation de longues minutes avant que mon naturel ne me réimpose ma retenue ordinaire devant les histoires des autres. Depuis tous ces racontars sur les mauvaises habitudes sexuelles et amoureuses de mon patron, il était devenu difficile d’empêcher les réflexions bizarres de pénétrer mon esprit à la vue d’une femme dans ses environs.
Elle s’appelait Caroline… Cette coïncidence de prénom d’avec ma bien-aimée épouse fit naitre en moi une attraction décomplexée pour cette belle inconnue. En marchant avec elle je ne pus m’empêcher de constater sa cambrure et son derrière… Elle était tout simplement jolie. Quelques minutes plus tard, un climat amical s’était définitivement installé entre nous et nous faisions désormais la conversation comme de vieux collègues. J’avais réussi à briser la glace, et sa timidité constatée il y a un instant s’était éteinte telle une légère brise dans une zone aride. Elle me détailla ensuite son cursus académique: c’est ainsi que je fus fort impressionné en apprenant qu’elle était titulaire d’un master en traduction linguistique, un tel niveau d’étude à ce jeune âge… Quelques instants après, je l’installai dans ce qui allait lui servir de lieu de travail après avoir laissé quelques instructions au chef du département des opérations. Ce dernier, ébloui par tant de beauté s’empressa de s’entretenir avec elle. Il n’était pas difficile à voir qu’elle lui faisait de l’effet, ce cher Christian avait du mal à cacher ses sentiments derrière sa timidité. Je ne pense même pas qu’elle se soit rendue compte de l’effet qu’elle avait sur lui, concentrée qu’elle était de paraître sympathique dans ce nouvel environnement de travail à première vue intrigant. Nous nous séparâmes sur son beau sourire et je me promis de veiller sur elle, avec tout ce qu’il y avait comme requins dans ce bureau.
Dans l’après midi, comme il était de coutume à chaque troisième mercredi du mois, le ministre invita ses plus proches collaborateurs à souper. Mais contrairement aux autres fois où il était considéré comme une perte de temps et d’argent, ce traditionnel diner paraissait plus que nécessaire et attendu de tous à cause de la tension régnante; en effet, c’était un bon moyen de s’évader momentanément de l’ambiance électrique qui nous torturait au bureau. Le lieu choisi fut le restaurant montée-Carle, le meilleur restaurant de la ville, connu pour la valeur de sa cuisine et la renommée de son chef mais beaucoup trop cher pour un homme aux revenus modestes (le plat le moins couteux là-bas est équivalent à plusieurs jours de ration pour la majeure partie des familles dans le pays). Mais monsieur aimait bien ce genre d’endroit, luxueux et chic, devrait-on l’en blâmer pour autant sachant toutes ses bonnes œuvres… Chacun a bien droit à de bonnes détentes de temps à autre.
A notre arrivée nous fûmes accueillis comme des rois dans le restaurant. Les employés étaient excités de recevoir de telles personnalités et surtout d’accueillir la sommité qu’était mon patron. Ce dernier était à son aise et les appelait tous par leurs prénoms jusqu’à arriver à les tutoyer, quelle classe!!
Les jeunes serveuses étaient encore plus agitées que leurs collègues masculins: la vue des hommes de pouvoir, des hommes riches les mettait dans un état de transe totale. Elles souriaient pour un rien et affichaient une amabilité hors du commun. Il fallut être naïf pour ne pas lire leurs intentions: l’argent, encore l’argent et toujours l’argent. Beaucoup d’entre elles ne verraient aucun mal à se donner aux hommes riches, ce même s’ils étaient mariés. Ce n’est pas pour les dédouaner en quoi que ce soit, mais la misère ambiante, la maigreur de leurs salaires, et les rudes conditions de la vie dans la capitale pouvaient expliquer leurs comportements.
Le ministre passa ensuite la commande du champagne le plus cher et de quelques grandes bouteilles de vin, il souriait à nouveau et enchainait des plaisanteries. Ce fut un moment très agréable, un répit dans cette période guerrière que nous traversions…
Chapitre 2
— Pourquoi tant de haine, pourquoi tant de jalousie, pourquoi Paul, pourquoi?
Le désenchantement contenu dans cette tirade engagée m’écrouait dans une ambigüité unique en son genre en ce début de journée où je ne demandais qu’à sourire. Je me voyais plongé dans une immense confusion, ne sachant quelle suite donner à son émetteur qui après m’avoir directement adressé ce lot d’interrogations ne semblait pas pour autant en attendre réponse. Je me perdais dans la peur de l’erreur de jugement, m’octroyer le droit de répondre pouvait risquer une aggravation de l’état psychologique de cet homme, étant donné que je ne pensais pas détenir les aptitudes nécessaires à une remise sur pied d’un métabolisme épris par de violents doutes! Cette sollicitation me paralysait l’élocution, me figeant comme une des statues de Madame Tussaud, muettes et pourtant tachées d’une humanité convaincante. Je brillais encore par mon mutisme volontaire, que pouvais-je dire de réellement pertinent à un homme sujet à des troubles mentaux?
— As-tu lu ce torchon? insistait-il tout en présentant sous mes yeux un journal papier, le malheureux imprimé, se trouvant être le malchanceux exemplaire à être tombé sous ses griffes.
Toute la scène me rappelait les harangues de ma daronne quand elle me reprochait tout le désordre constaté dans sa maison à son retour de ses activités commerciales et juste après qu’elle m’eut regardé nerveusement en attendant de voir ma ligne de défense pour encore mieux la démonter! Je me murai une fois de plus dans un calme embarrassant, mais la force contraignante de cette autre interpellation m’emplissait d’un pressentiment qui me prévenait de la nécessité d’une réaction, en plus était-elle appuyée par le regard interrogateur de mon interlocuteur à juste titre orphelin de mes paroles. Le plus dérangeant était le fait que je ne l’avais pas lu, je lisais rarement les journaux et encore moins les journaux d’opposition. Travaillant pour le gouvernement, je n’accordais pas beaucoup de crédit à ces vautours et trouvais masochiste d’affecter ne serait-ce qu’une minute de mon précieux temps à leur lecture.
— Non monsieur, je ne l’ai pas encore lu, lui répondis-je avec le plus de délicatesse possible.
Je ne m’attendais pas à le voir offusqué par mon manque d’intérêt flagrant pour la lecture de journaux papiers, mais son expression corporelle trahissait sa désolation du fait du désintéressement affiché par son cher filleul qui l’entrainait à devoir ne pas réellement pouvoir compter sur ce dernier pour un éventuel support conforté par une expertise sur la question.
Sa désolation entraîna la mienne, le regret de ne pas être suffisamment outillé pour l’aider me turlupinait et m’envoyait me plaindre de l’ignorance. Moi qui par prudence crachais sur ces sources d’informations tordues, je me mettais à soudainement vouloir en prendre lecture, du moins de l’éditorial de ce matin-là. Une profonde lamentation m’anima encore plus pendant les longues secondes de silence qui suivirent après ma réponse. Je m’étais fait avoir par mon grand sens de la politesse en allant lui adresser mes salutations matinales, il aurait été préférable que je reste tranquillement dans mon bureau, voilà que je me retrouvais dans une situation pour le moins incongrue. Il était de mauvais poil, de très mauvais poil, et je crois savoir ce qui le mettait dans cet état.
— Ces gens m’accusent d’intentions bizarres, et quand ils oublient de le faire ils me considèrent comme le bouffon du président, ils m’ont même irrespectueusement appelé son « homme de ménage”! disait-il le visage naviguant entre colère et déception.
La haine qu’il transmettait à ce bout de papier était rageuse, il maudissait tout l’éditorial, son énervement jetait aux enfers tous ceux qui avaient participé de près ou de loin à la production et à la distribution de ce journal, du rédacteur en chef jusqu’au livreur.
— C’est terrible ça, répliquai-je.
Par cette piètre tentative de commisération, j’exhibais mon insuffisant vocabulaire en termes compassionnels face à une victime de la détresse; mon silence étant déjà suffisamment utilisé et forcement non indiqué à ce moment-là, ce bout de réponse constituait la seule manière pour moi de combler le vide peu sécurisant qui dominait l’ambiance. Avait-il ressenti du baume au cœur après ces paroles, j’en doute fort parce que son visage noircissait de plus belle, je le voyais bientôt asservi par des sentiments d’une troublante obscurité.
— Le pis c’est qu’ils affirment que je suis parti à Waloua faire le beau et n’apporter aucune solution à ces pauvres populations, et eux, qu’ont-ils fait pour les aider? me dit-il en secouant la tête, le bras accompagnant son propos dans une détresse totale.
J’aurais préféré ne pas être témoin de cette pénible scène présentant un homme trahi, agissant toujours par amour mais pourtant fait cocu par la dictature des intérêts politiques, des luttes acharnées pour le pouvoir et de la pure jalousie. « Ne voyez-vous pas qu’il fait de son mieux pour vous?” Criais-je dans les profondeurs de mon cœur!
Il affichait maintenant la détresse d’un enfant abandonné dans la rue par mégarde par ses parents, poussant les passants à lui jeter des regards remplis de pitié, leur protestant sa sagesse habituelle en guise de caution morale et preuve de l’injustice qu’il subissait dans cette situation. L’homme n’est à jamais qu’une faible créature, qui peut à tout moment être dépossédé de sa vie, et qui quel que soit son degré de pouvoir ne peut en aucune façon prétendre dicter les opinions jusqu’à atteindre l’unanimité. Si Dieu fait Homme n’y est pas parvenu, qui est ce mortel qui s’en croit capable?
Monsieur Agbwala n’était qu’Homme, malgré la haute figure qu’il symbolisait aux yeux de beaucoup, il ne pouvait échapper à la critique. Etant témoin rapproché de son expérience en politique, je le croyais pourtant immunisé face à tant de haine et de dénigrement, mais j’avais sous mes yeux la démonstration de ce qu’on n’est jamais suffisamment opaque face à ces forces négatives. Je me sentais vraiment navré pour lui, mais que pouvais-je faire à part regarder tout cela avec impuissance et souhaiter qu’il trouve inlassablement de la ressource pour continuer sa mission?
Après avoir laissé libre cours à sa déception encore quelques minutes, d’un seul coup, je le voyais ensuite ranger tous ces journaux en les entassant de manière ordonnée à un coin de la table, ces gestes me rassuraient un tout petit peu, j’avais l’impression que ce rangement physique entrainerait forcement un retour à la normale côté mental. J’espérais qu’il prendrait conscience de la nuisance que représentait la lecture de ces journaux, il devait accepter qu’il ne faille pas s’attendre à recevoir des éloges de la part de ces gens.
Malgré le fait d’en avoir ressenti les prémisses, son changement d’humeur fut ensuite très brutal! Il se mit d’abord à fredonner du Papa Wemba avant que quelques secondes plus tard, il ne décide de passer le disque du chanteur Congolais dans sa chaine hi-fi, pour finir en l’accompagnant jovialement comme dans un Karaoké, stupéfiant! Comment pouvait-il passer de la dépression à des fredonnements de chansons populaires!
Cependant, alors que je me laissais entrainer dans cette alacrité soudaine, il me prit complètement à la renverse en me posant une question à des antipodes de l’insouciance dans laquelle nous étions trempés.
— As-tu déjà préparé les équipes pour la rencontre avec les grévistes? m’avait-il questionné.
— Oui, monsieur le ministre, tout est prêt, lui avais-je rapidement répondu.
La promptitude avec laquelle la réplique à son interrogation avait été apportée par mes soins cachait à la perfection le violent impact du contre-pied qu’avait occasionné son attitude sur ma personne! Il pouvait se mettre à l’aise, siroter du bon Martini, s’écouter de la bonne musique, siffloter, chanter, perdre l’assistance dans l’ambiance, et après choquer brutalement en revenant sur les dossiers brulants, quel professionnalisme! Mais le fait était qu’il venait de me renvoyer de nouveau au regret de ma présence dans son bureau moi qui avais vite fait d’enterrer ce sombre sentiment.
Cela faisait des jours que j’évitais d’aborder ce sujet avec lui, j’avais esquivé avec le plus grand sérieux possible l’occasion de nous retrouver en aparté. Hélas, comme on ne peut trop longtemps rester fugitif devant ses habitudes, je m’étais rendu innocemment dans son bureau, jetant aux oubliettes cette préoccupation.
En effet, le ministre m’avait confié la délicate mission d’organiser un premier contact puis une rencontre franche avec des grévistes qui promettaient de tout casser s’ils ne soupçonnaient aucune volonté de dialogue de notre part. Une épine de plus momentanément ombrée par l’actualité brûlante des révélations du Herald mais pourtant toute aussi nuisible.
Après l’approbation par le parlement de la mémorable et très contestée loi du travail Botom (proposée par le ministre portant ce même nom), les syndicats du pays avaient exprimé leur mécontentement face à ce qu’ils considéraient comme un retour à la colonisation et pire encore comme une nouvelle forme d’esclavage, mais ils en étaient presque tous restés sur de simples déclarations et s’étaient abstenus d’opter pour des actions concrètes sur le terrain dans le but de soutenir leur indignation. Comme par malheur, il fallut que de tous les secteurs d’activité qui existent dans notre pays, ce soit le nôtre qui offrit le spectacle d’une revendication directe et engagée. Il n’y a rien de plus néfaste qu’un mouvement de grève ayant réussi à avoir l’agrément populaire, en effet beaucoup de concitoyens considéraient cette agitation comme la voix des mécontentements tacitement gardés qui n’attendaient qu’une pareille mobilisation pour se faire entendre. Il aurait donc été plus que maladroit de voir en cela un désaveu personnel du ministre, c’était toute la politique gouvernementale et particulièrement cette loi du travail qui était rejetée comme du vomi des entrailles de la nation.
Mais comme il est de tradition qu’un ministre défende corps et âme les choix du gouvernement auquel il appartient, il n’y avait pour monsieur Agbwala aucune alternative. Ce comportement allait à coup sûr l’entraîner à subir une nouvelle vague d’impopularité, je le lui avais fait remarquer, il avait alors insisté sur son incapacité à aller contre la loi, nous étions là dans une mauvaise posture. J’avais même présenté un plan de sortie de crise au ministre, celui-ci l’avait balayé du revers de la main en m’abandonnant dans l’appréhension de voir l’hécatombe suivre après le refus de ma clairvoyance, mais ne me laissant pas pour autant décourager j’espérais au fond de moi qu’avec le temps il prendrait en compte mes indications et reviendrait à la raison. Malheureusement, comme je venais d’en avoir la démonstration, que nenni! Il fallait donc que je me conforme à sa volonté d’organiser cette rencontre avec les grévistes.
Cependant, malgré mon manque d’enthousiasme, j’avais réussi quelques jours plus tôt à établir un premier petit contact avec l’autre partie grâce à la dextérité de mon remuant et efficace collègue Christian, qui connaissait vaguement un des leaders syndicaux mais s’était engagé dans cette brèche avec raison.
Une fois dos au mur, au sortir du bureau du chef, je m’empressai d’aller discuter de l’évolution du dossier avec ce cher Christian avec l’espoir de le trouver dans ses locaux, lui qui en général était affairé aux activités sur le terrain. Je fus chanceux de le croiser pile au couloir entrain de vaquer aux obligations de son emploi du temps en laissant son bureau dans le désert auquel il s’était habitué. Je le découvris en charmante compagnie, la petite Caroline le suivait avec toute la sagesse et le dévouement caractéristique de tout stagiaire soucieux de préserver ses maigres chances d’être titularisé. Ils avaient vraiment l’air complice, elle l’écoutait attentivement et lui, s’appliquait à lui prodiguer des conseils. Il débordait de bonheur Christian, dire qu’il ne se sentait pas séduit par l’innocente beauté de la jeune demoiselle serait un pur mensonge, je ne l’avais jamais vu aussi content. Christian était le gendre idéal, un jeune homme surdoué, d’un professionnalisme précoce, j’admirais beaucoup son sens du travail et de la discipline. Il comblait par ces valeurs son physique peu enchanteur: une maigreur à en rendre jalouse ma corpulence, un visage fin et sec et une bonne tête de cocu! La vision de leur entente me fit imaginer le beau couple qu’ils pourraient former tous les deux. En fait l’idée me satisfaisait énormément, je trouvais préférable qu’elle soit l’amoureuse d’un si gentil gars au lieu d’être la victime des appétits pervers des renards du bureau, je me fis d’ailleurs la promesse d’œuvrer de manière subtile à la réalisation de ce rêve. C’est ainsi que je me préparais à lui glisser discrètement mes insinuations.
— Alors les jeunes, ça se passe bien? Caroline, il prend bien soin de toi j’espère? leur demandai-je en prenant mon ton paternel de circonstance.
Mais alors que la question ne lui était pas spécialement destinée, Christian prit très vite les devant :
— Bonjour Paul, commença-t-il, mais bien sûr que je prends bien soin d’elle, poursuivit-il. Et très bientôt elle pourra être apte à aller faire les descentes en communication dans les écoles, insista-t-il en regardant la jeune demoiselle comme pour solliciter d’elle la confirmation de ses dires. Celle-ci ne le fit d’ailleurs pas longtemps attendre en appuyant promptement ses affirmations :
— Ça se passe très bien monsieur Paul. Monsieur Christian me forme vraiment très bien, affirmait-elle en lui jetant un regard complice jusqu’à l’entrainer à rougir de bonheur!
— C’est bien, j’aime le fait que ton intégration se fasse aussi efficacement, c’est du bon boulot Christian.
Ils restèrent quelques secondes le sourire dévorant le reste du visage et confirmant mes présomptions. La complicité entre eux sautait aux yeux, et il y avait de quoi présager la naissance prochaine d’une idylle entre la demoiselle à la frimousse angélique et le jeune cadre au dynamisme et au professionnalisme admirable.
Malgré l’atmosphère bon enfant qui régnait je n’eus guère autre choix que d’y mettre un terme, étant donné la pressante nécessité d’une consultation en aparté avec mon jeune collègue pour commencer à dénouer l’épine que constituait l’affaire des grévistes. Ce fut presqu’un crève-cœur de les voir se séparer et d’entendre la douce voix aigüe de la petite Caroline nous dire « à toute à l’heure”. En à peine un mois leurs personnes s’étaient tellement attachées qu’ils devaient souffrir de devoir ne pas être ensemble pendant de longues minutes. Je vis le regard passionné de Christian suivre la démarche de top model de sa mignonne stagiaire, qui disparaissait dans ce long couloir jamais parut aussi court pour lui à cet instant, que c’est beau d’être amoureux!
— Tu vas devoir rappeler ton contact, il faut qu’on ait une rencontre dans les brefs délais, le patron met une énorme pression sur le dossier, lui dis-je sèchement.
Comme sorti d’un long et doux sommeil rythmé par un rêve fantastique, il mit un bout de temps avant d’entrer dans la conversion, toutefois son professionnalisme de tous bords ne l’abandonna pas malgré l’asphyxie qu’il subissait sous une horde de sentiments émotifs.
C’est ainsi qu’il se remit tout de même de ses émotions mais constata que je l’avais démasqué. Il réagit alors promptement en poussant ma concentration à se détourner de ce moment de faiblesse dans lequel il venait de s’illustrer.
— Finalement il n’est pas revenu sur sa décision ce malgré les arguments que tu lui as présentés… me répondit-il, le regard contrarié.
— Je t’assure, espérons qu’on pourra arriver à un compromis avec leur leader, et surtout que la popularité du boss ne s’en ressortira pas plus écorchée.
— Espérons… connaissant la fougue de ces gars, j’ai peur…
Je me sentais malheureusement confirmé dans mes appréhensions, nous étions en position de faiblesse, mais nous nous apprêtions quand même à aller dans un territoire ennemi, face à de véritables rapaces qui n’allaient nous faire certainement aucun cadeau, il y avait de quoi être inquiet!
Nous restâmes encore quelques minutes à réfléchir sur la meilleure approche à avoir pour mener à bien cette périlleuse sortie, étant résolus à devoir aller contre notre conviction commune et à souffrir de devoir foncer droit dans le mur.
Le soutien de Christian était plus que louable, le fait était que l’affaire ne le concernait que très peu, il ne devait pas être de cette effrayante expédition mais par amitié et surtout à cause de son trop plein de dévotion au travail et de disponibilité aux autres, il mettait quand même toute son énergie pour aider à la réussite de cette entrevue. Je ne pouvais que le remercier de cela, en plus de son aide déterminante dans l’établissement du premier contact avec les porteurs de la revendication.
C“était un bosseur, un homme rempli d’enthousiasme, permanemment focalisé au travail et à rien d’autre! C’est l’autre raison qui me poussa à encourager la possibilité d’une aventure entre lui et Caroline, elle constituerait une meilleure distraction à mes yeux pour le formidable travailleur qu’il était. Cela éloignerait les chances de le voir tomber sous les griffes d’une de ces croqueuses d’hommes il faut protéger les bonnes âmes.
C’est ainsi que je revins sur ce sujet quelques instants plus tard :
— Alors Christian, dis-moi, elle te plait la petite… Avoue qu’elle te plait.
Après avoir fait mine de ne pas savoir de qui je parlais, il esquissa un léger sourire puis se rétracta dans sa timidité défensive, essayant ainsi de cacher son béguin. Mais j’insistai de plus belle, appuyant ma question avec plus de tact pour mieux le mettre en confiance et établir un climat dans lequel il se sentirait plus à l’aise à laisser parler son cœur.
— C’est vrai qu’elle est jolie, et très sympathique…
— Mais… ajoutai-je en discernant le scepticisme qu’il affichait sur son visage plissé, il se sentit une fois de plus cerné dans son esprit et ne comprenait pas comment je pouvais aussi facilement anticiper ses réactions, s’il pouvait s’imaginer que j’étais loin d’être devin mais plutôt qu’il était facile à lire comme personnalité…
Il resta un moment calme, gêné par mon insistance avant d’ajouter :
— Ah je ne sais pas… Serait-elle intéressée par le gars que je suis? Elle est vraiment très jolie, les filles comme elle ne sortent qu’avec des ministres!
— Pourquoi dis-tu cela, tente ta chance mon gars, elle a l’air de beaucoup t’apprécier.
Son manque d’assurance ne me surprenait pas, à trop être droit on ne peut pas développer des qualités de cavaleurs. Christian me renvoyait l’image d’un gars toujours sérieux, n’ayant certainement jamais connu les joies de la nuit, et n’ayant assurément qu’à de très rares occasions vécu des amourettes, sa naïveté était semblable à celle d’un préadolescent. Dans tous les cas, j’avais réussi à au moins lui mettre l’idée dans la tête en espérant qu’il saurait prendre les choses en main et déclarer sa flamme à la très jolie Caroline.
Constatant qu’il se perdait maintenant dans l’ambigüité que constituait sa situation, mais aussi qu’une fois de plus il venait de trahir une autre de ses pensées et pas des moindres, il usa de cette tactique défensive qui consiste à rapidement sortir d’un sujet gênant sans conclusion aucune et à bondir comme un loup sur la première ouverture qui se présenterait.
— As-tu aussi lu l’article sur le ministre dans le Herald? De vrais crevards ces gens, toujours là à critiquer même quand il ne faut pas, avait-il lâché.
Ne voulant pas non plus l’enfoncer encore plus dans l’embarras dans lequel il était bien trempé et tentait désespérément de se défaire, je ne pus qu’adhérer à cette demande tacite et m’engager dans ce nouveau sujet de conversation à mon plus grand regret fort loin d’être aussi intéressant que le précédent.
— Je ne l’ai pas lu, mais tout le monde en parle… Pourquoi autant de bruit pour un comportement habituel? Ce serait surprenant de les voir agir autrement quand même, lui répondis-je d’un air désolé accompagné du mouvement de bras analogue.
— N’empêche que ce sont des rats ces gens-là, ils travestissent les faits, c’est vrai qu’on n’est pas dans le monde des bisounours mais il faut jouer juste.
Malgré mon manque d’intérêt sur ce sujet je partageais totalement son avis, d’ailleurs il ne pouvait pas être plus aligné au fond de ma pensée. Mais alors, contrairement à lui et à de nombreuses autres personnes, je ne laissais plus ces journaux m’entrainer dans un bouleversement sentimental capable de provoquer mon indignation la plus virulente. Cela faisait un bon moment que j’avais compris leur mesquinerie, c’était tout un malicieux business bien organisé. Je pouvais affirmer sans besoin de preuve qu’ils avaient trouvé leur poule aux œufs d’or en la personne de monsieur Agbwala, parler de lui à longueur de pages intéressait beaucoup les gens, faire des articles sur lui était une assurance d’écouler les tirages de manière efficace. Bien sûr monsieur le ministre ne leur facilitait pas la tâche tant il faisait les efforts de rester propre et évitait les scandales au maximum, mais ces gens ne s’en contentaient pas et avaient trouvé en la désinformation infamante un nouveau moyen de produire des scoops, de créer du buzz. Si ça aurait été moi la victime de ces agissements nuisibles, ma réponse face de tels mensonges aurait été très rude, je leur aurais tout simplement intenté un procès. Mais comme monsieur Agbwala tenait à rester un ange, ce que je concevais toutefois, il voyait du mauvais œil un procès en diffamation. Il chérissait beaucoup sa popularité et trouvait qu’en pleine affaire en cours dans son ministère en plus de la contestation des grévistes, il ne serait pas intéressant d’aller devant les tribunaux pour une histoire que certains confondront malicieusement à une atteinte à liberté d’expression de la part d’une ponte du régime. Mal parler de monsieur Agbwala, lui trouver des défauts et des erreurs n’était pourtant pas une choquante originalité dans la sphère des ministres et des politiciens. Ce qui pouvait être un sésame pour ces agitateurs de l’opinion était le fait qu’ils s’attaquaient -avec de plus en plus de succès- à un homme qui constituait avec quelques rares personnes le petit groupe de personnalités publiques pouvant se prévaloir d’une certaine intégrité morale. C’est tout cet habituel et injuste acharnement qui avait conduit mon esprit à l’incrédulité devant les faits de détournements divulgués par cette même presse, leurs habituelles diffamations rendaient plausible à mes yeux l’idée selon laquelle toute cette histoire n’était encore qu’un autre de leurs ignobles plans commerciaux.
Malgré l’exception que constituait monsieur Agbwala, il faut tout de même reconnaitre qu’il ne pouvait à lui seul obstruer la méfiance que suscitait l’Homme politique dans mon pays. Les citoyens en voulaient énormément aux politiciens, à la classe politique en général, qu’elle soit de l’opposition ou du pouvoir en place. Il leur était à juste titre reproché les deux grandes guerres qui entachèrent durement l’histoire de notre chère patrie, tout cela à cause de leur piteuse gestion des affaires après les indépendances, caractérisée par l’expression de leurs égoïsmes pervers et hautement affligeants. En effet les deux guerres avaient éclaté après deux coups d’Etat militaires avec comme piteuse excuse de la part de leurs auteurs le fait de vouloir faire régner l’ordre que les civils avaient mis à mal suite aux nombreuses affaires de corruption et détournements, causes d’un marasme économique des plus asphyxiants. Ces putschistes y demeuraient longtemps et empiraient les choses en ajoutant en plus des souffrances économiques et sociales, un climat dictatorial, liberticide, autocratique, avant de finalement se faire dégager par des rébellions successives toutes aussi tyranniques que leurs prédécesseurs. Notre République restait donc tristement prisonnière d’un cercle vicieux dont seule la providence a pu nous délivrer il y a tout juste huit années, tout heureux étions-nous de voir se dérouler devant nos esprits incrédules une première élection transparente! Malgré ce vent apaisant de liberté apporté par la démocratie, il n’en restait pas moins de gabegie des biens publics, notre pays était hautement corrompu, ce fléau gangrenait toutes les sphères de la république. Cette omniprésente corruption nous poussa dans les hauteurs du classement des pays les plus corrompus au monde, une triste publicité pour une si jeune nation. Si on ajoute à cela: le taux de chômage très élevé, la pauvreté commune et la dépression nationale, il y avait matière à interroger la sincérité de nos dirigeants et constater le profond désamour que pouvaient ressentir les citoyens pour la politique et les politiciens. Je pensais fermement que monsieur le ministre était différent de ses collègues. Pour moi il était d’une rarissime transparence, tenant toujours à apporter des explications sur ses choix et sa politique, insufflant un nouveau type de gestion, une nouvelle manière de diriger. Malheureusement tous ces actes ne comptaient pas pour certains qui ne se gênaient pas de le mettre dans le même sac que ses collaborateurs du gouvernement. Mais il n’abandonnait pas, comme en témoigne son insistance à rencontrer les grévistes, alors que normalement son esprit aurait dû se concentrer uniquement sur le séisme qu’avait provoqué le Herald.
Le lendemain, le contact de Christian nous permit de finalement fixer une date certaine pour une entrevue avec les grévistes, j’informai de ce fait le ministre par téléphone et nous nous accordâmes sur l’heure de la descente et le lieu de l’entrevue. J’admets qu’à ce moment-là, bien que je me sois depuis un certain temps résigné à cette rencontre, il n’en demeurait pas moins de craintes dans mon esprit. Et comme pour noircir le tableau, j’avais en flash les drames entourant les précédentes manifestations d’humeur dans le pays. Les choses peuvent brusquement dégénérer dans ce genre de situation, les passions peuvent rapidement accoucher de la plus grande bestialité dans la majeure partie des cas. J’augmentais mes peurs en me souvenant qu’une des nombreuses crises de notre pays commença par un simple mouvement de grève ayant par la suite tourné à l’affrontement: les employés de l’entreprise publique de transport en commun avaient décidé de porter leurs réclamations dans la rue en organisant des marches qu’ils disaient pacifiques, malgré la bonne foi des organisateurs, les choses s’étaient rapidement gâtées quand des éléments nuisibles infiltrèrent les marches et s’adonnèrent à des pillages et autre dégradations de biens publics; face à cette émulation de violences les autorités n’eurent autre choix que d’envoyer les forces de l’ordre mettre fin à la manifestation, cette décision loin de calmer les choses avait plutôt enflammé les esprits et la grève avait tourné en guérilla urbaine, donnant lieu à des heurts venimeux en pleine capitale. Si on ajoute à cela les désordres de Waloua après la contestation face à la taxe foncière, il était logique d’avoir des peurs quant à la bonne tenue des débats. Le fait qu’on ait affaire à de simples enseignants et donc à des personnes normalement réputées droites, respectueuses et pacifistes, ne me rassurait pas: ils peuvent eux aussi être infiltrés par ces bandes de brigands toujours très heureux d’occasionner les saccages les plus démonstratifs.
Trois jours plus tard, c’était par une matinée ensoleillée que nous nous dirigions vers l’école publique d’Okoroka.
Deux véhicules constituaient notre délégation, le ministre et deux autres collaborateurs étaient les passagers de l’une des voitures avec la présence plus ou moins sécurisante d’un gendarme, moi j’occupais ma voiture personnelle avec trois autres hommes en tenue, autant dire que nous nous étions préparés à toute éventualité. Mais un sombre pressentiment ne me quittait pourtant pas, le présage d’un déroulement horrifique des opérations me harcelait sans relâche, je n’arrivais pas à me sentir rassuré de la présence des hommes armées dans nos rangs.
Nous avancions en douce allure vers le lieu du rendez-vous, chaque minute qui passait nous rapprochait d’un défi qui me paraissait insurmontable. Mon cœur se débattait à l’intérieur de mon corps comme pour s’évader de la violence des débats qui arrivait droit devant nous. Un calme inquiétant nous accueillit ensuite dans les cent derniers mètres avant le portail de l’école. Le frisson d’un vent inattendu me frôlait alors la peau une minute plus tard lorsque nous y étions presque, rajoutant une dose de frémissement à toute l’étendue de ma chair dont ma veste noire se faisait un bonheur de cacher la fébrilité. Un bruit assourdissant constitué de grosses voix d’hommes vint ensuite rappeler à ceux d’entre nous qui se seraient perdus à prendre tout ce qui nous attendait à la légère qu’ils ne vivraient pas beaucoup ce genre d’évènement aussi hautement tendu dans leur vie. Je voyais dès lors les autres collaborateurs du ministre bruiter sans faire exprès de petits gémissements, ils tremblaient tellement, on aurait dit de fragiles chatons sortis tout droit des eaux glaciales de la banquise, ils étaient dans une attristante disgrâce.
Les voix se faisaient plus tonnantes au fur et à mesure qu’on avançait. Elles atteignirent leur pic sonore lorsque le groupe de plus d’une centaine de grévistes qui constituaient cette bruyante chorale nous découvrit en train de traverser la cour de l’école, alignés comme un convoi dans le désert, tous craintifs les uns autant que les autres à une exception: le ministre lui ne transparaissait aucune frayeur! Son regard affichait la détermination. Il avançait tranquillement malgré l’hostilité de plus en plus grandissante des manifestants. Je n’ai aucun doute sur le fait que ces gens auraient sauté sur nous si la vision des gros calibres ne les contraignait pas à couper court à toute volonté de violence. Obligés de revoir le degré de leur animosité, ils concentraient leur trop plein d’excitation dans leurs cordes vocales, s’égosillant à crier leur colère avec le plus de virulence possible.
Nous aperçûmes ensuite une silhouette filiforme se diriger vers nous, il s’agissait d’un homme chétif, très grand de taille, un tas d’ossements couvert d’une peau sèche rappelant celles des peuples qui vivent dans les zones sahéliennes. L’homme en question se présenta fièrement comme étant le leader de la contestation. Il nous lança ensuite un sourire malicieux, exposant son air complice du diable, avant de nous diriger vers une des nombreuses salles de classes qui bordaient la cour de l’école. Nous entrâmes d’un pas pressé vers la salle, sous les huées des revendicateurs qui se sentaient galvanisés à la vue de leur leader, qui, marchant devant nous, leur donnait une illusion de domination devant la bande que nous étions, abandonnés à son orientation. Une fois dans la salle, nous distinguâmes trois autres hommes qui nous accueillirent d’un air sombre, tous aussi malingres que leur leader, assis à une table avec devant eux plusieurs documents, l’un d’entre eux avait de très grosses lunettes qui pour le coup me rassurèrent un peu du fait qu’ils restaient de simples enseignants, et que leurs capacités intellectuelles faisaient bien plus peur que leurs aptitudes physiques. Le leader nous pria ensuite de prendre place, chose que nous fîmes avec la ferme impression de consentir à une invitation à un combat intense de la part de notre adversaire, qui n’hésiterait pas à nous faire mordre la poussière si l’occasion lui était donnée. Le groupement de grévistes non invités à la table des négociations s’amassa autour des fenêtres et continuait à jouer son rôle de pourvoyeur de pression en criant des mots crus. Ils se comportaient comme des supporters constituant le douzième homme dans une rencontre de football, vouant toutes leurs énergies pour pouvoir exulter pour la victoire de leur équipe au coup de sifflet final. Je me sentais comme piégé dans une arène romaine, protagoniste d’une lutte de fauves, où seuls les coups de pression et d’intimidation faisaient office d’armes, les perdants s’en sortiraient avec de lourdes séquelles psychologiques.
Trente minutes après le début des pourparlers les deux parties campaient toujours fermement sur leurs positions. Le ministre, malgré son tempérament habituellement doux, s’habillait du caractère de défenseur des lois. N’en déplaise à l’ouverture au dialogue que tous lui connaissaient, il ne concédait aucun centimètre de terrain. Le groupe des grévistes lui non plus ne se laissait pas affaiblir. Mais ils commençaient à manifester des gestes d’impatience au fil du temps, peut-être s’attendaient-ils à voir monsieur Agbwala adhérer facilement à leurs revendications…
— J’ai pris vos doléances, je vais en discuter avec le président, je reviendrais vers vous!
C’est par ces courtes paroles que Monsieur le ministre mit fin aux espoirs d’une sortie de crise dès la fin du présent débat. Avec cette promesse il venait de rallonger la durée de vie de ce navrant feuilleton, j’aurais tant aimé que toute cette histoire se termine en ces lieux, mais, hélas. Les autres belligérants eux aussi étaient du même avis que moi, comment imaginer qu’ils aient réussi à rencontrer le ministre pour finalement ne pas avoir une conclusion favorable à leurs doléances! « On connait la suite des promesses des hommes politiques” entendis-je certains déclarer.
Le vacarme se faisait alors de plus en plus fort, ravivant le sentiment d’insécurité qui s’était séparé de nous durant les débats! Les esprits s’échauffaient, la tension était à son comble, tout le monde dans la salle avait les nerfs à vif, et nos gendarmes protecteurs commençaient à le sentir, ils étaient désormais sur le qui-vive! Un d’eux chuchota à l’oreille du ministre, certainement pour lui indiquer la nécessité d’un déplacement imminent. Une minute plus tard nous nous levâmes comme un seul homme et avançâmes à la hâte vers la porte. Mais à notre plus grande surprise les grévistes regroupés dehors obstruaient désormais le passage toujours en criant de vive voix leur rage. Les gendarmes usèrent alors de toute la férocité qu’on leur connait, et dégagèrent avec force le petit groupe de manifestants qui faisait barrage à l’entrée de la salle. S’en était suivie une grande bousculade juste à la sortie, je sentais des bras m’esquinter la partie supérieure du corps, mes muscles mis fortement à contribution essayaient de permettre à ma personne de se sortir de ce désordre. Je voyais impuissamment se passer ce que je craignais depuis des semaines, depuis que mon patron s’était encore laissé entrainer par son élan d’ouverture sociale maladive sans réfléchir. Se faire botter le cul, je n’avais jamais eu l’occasion de prendre la pleine mesure de cette expression jusqu’à ce jour-là. Je me débattais comme un rat pris dans un piège, dépité de ne pas être secouru par ces gendarmes qui me paraissaient pourtant si rassurants, hélas, ils avaient en priorité le plus haut gradé de la délégation.
N’en déplaise à la violence de ces intellectuels devenus barbares, toute la délégation avait quand même réussi à se sortir saine et sauve des griffes de ces carnivores. Mes vêtements certifiaient de ce dur combat, encore traumatisés par toutes ces mains et toutes ces tensions. Mon apparence ne faisait plus justice à l’image glamour que ma chère Caroline aimait bien faire valoir de moi. Je n’étais pas le seul secoué, je voyais la torpeur se lire sur mes deux collègues, l’un d’eux essuyait d’un mouchoir son visage imbibé de sueur certainement chaude en bruitant de nombreux « ouf, ouf” pour témoigner de son désarroi, ça se voyait qu’il ne s’était plus affecté à de telles activités sportives depuis des années, je les plaignais presque malgré les petites douleurs que je ressentais au dos!
Monsieur Agbwala lui s’en était sorti sans aucune égratignure, resplendissant toujours d’élégance dans sa veste noire faite d’un tissu pouvant nourrir plus de trois ménages pendant trois mois. Il fallait se rappeler qu’il constituait une personne plus importante que nous, et avait été l’objet de la plus grande protection de la part des gendarmes, nous laissant ainsi dans un sentiment pouvant s’apparenter à une jalousie complexée et inavouée. Pouvait-on en réalité crier à l’injustice dans ce genre de situation? Ceci étant les choses s’étaient faites ainsi et nous n’avions plus qu’à l’accepter en sachant pertinemment que monsieur le ministre était désolé de tout ce qui venait de se passer, y compris des décisions des gendarmes. Encore heureux qu’ils n’eussent pas fait usage de leurs armes sur les grévistes, ceci était d’ailleurs ma seule satisfaction à ce moment-là. Effectivement, je me sentais révolté, mes sentiments à l’égard de monsieur le ministre à cet instant étaient loin de ceux de mes habitudes, je lui en voulais! Je n’arrivais pas à digérer sa prise de décision! En s’obstinant à ne pas voir que nous étions en position de faiblesse, en se laissant dicter par sa maladive envie de toujours paraître angélique, en prenant le monde entier pour bon et docile comme lui, il nous avait risqué un malheur.
C’est avec le ressenti d’avoir pu être considéré comme un simple dommage collatéral par celui que je considérais comme un second père, que je déboulai la rage au cœur dans son bureau le lendemain. Les paroles fortement négatives d’une Caroline une fois de plus révoltée contre mon travail avaient appuyé ce sentiment d’injustice, je m’étais décidé à faire savoir mon mécontentement à mon patron et à froisser notre respect mutuel tant chéri par les faits historiques jusqu’à la sortie périlleuse de la veille. Mais alors, la réponse opposée par l’accusé face à ma plaidoirie me surprit énormément! Sans pour autant s’excuser du déroulement des choses, monsieur m’avait plutôt montré les fruits qui accompagneront notre sacrifice. Effectivement la connaissance par l’opinion publique de la violence des manifestants face à une pauvre délégation pourtant venue leur tendre l’oreille réduirait énormément la sympathie généralisée dont faisaient l’objet les grévistes et la position de force changerait donc désormais de mains.
Il ne fallut rien de plus pour me faire oublier le massage à l’eau tiède que ma tendre épouse m’avait administré pour calmer les douleurs ressenties dans mes muscles dorsaux, occasionnées par cette inhabituelle activité sportive supportée la veille. Je me laissais alors complètement assujettir par la brillantissime logique de ce sage qu’était monsieur le ministre, et culpabilisais presque d’avoir fait preuve d’un égoïsme barbant. Il avait réussi à complètement me retourner la cervelle, moi qui venait me rendre justice je me retrouvais à me flageller pour me punir de mon incapacité à lire les faits d’une distance hautement spirituelle. Mais si! Lui aussi avait vu le respect qui est supposé lui être accordé être foulé au pied par ces gens, mais il ne s’en plaignait pas pour autant, il regardait plutôt vers l’avenir et reprenait la main dans cette crise. Naturellement, étant loin d’être machiavélique, mon cher patron ne pourrait en aucun cas abuser de son état de dominance et devrait plutôt tranquillement apporter une solution qui calmerait les esprits en tuant les plus durs ressentiments dans la profondeur où ils se hasarderaient à se cacher. Je lui aurais attribué le prix Nobel rien que pour sa sagesse, sa vision et son affuté!
Je transmis cette clairvoyance des choses très rapidement à Christian quand il vint lui aussi me plaindre plus tard dans l’après-midi de ce même jour. A lui aussi il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour rompre le verrou de son indignation et pénétrer dans la célébration de la victoire que nous venions de remporter en cette période morose que nous traversions au ministère. Nous nous laissions aller à une exaltation à cause de cette résolution de crise, en louant la lucidité de notre cher patron et sa capacité à toujours remettre les choses en ordre.
— C’est visiblement la semaine des bonnes nouvelles Paul! J’ai invité Caroline à sortir et elle a accepté, avait-il ajouté dans la foulée de notre ambiance joyeuse.
Cette autre nouvelle me plut au plus haut point, même si une petite culpabilité intérieure me gênait du fait de l’entrave au règlement que constituait cette relation amoureuse naissante. En tant que chef de département surtout supérieur hiérarchique du très entiché Christian, je me devais de faire respecter les règles notamment celle qui prohibait les rapports intimes entre deux collègues d’un même service. Mais à ce moment-là j’étouffai sans aucun scrupule toute intention de rappel à l’ordre à ces amants illicites en me consolant de n’avoir fermé les yeux que sur une petite entrave de la part d’un employé qui a toujours fait preuve de la plus grande droiture, il n’y avait aucune raison pour me laisser submerger par une quelconque impression d’irresponsabilité de ma part. Je lui exprimai même mon immense enchantement devant cette idylle débutante, et lui souhaitai tout le meilleur du monde dans cette quête que j’avais savamment déclenchée. Caroline ferait une très bonne épouse pour lui, moi-même étant en couple avec une Caroline, je pouvais l’assurer du moins à cause du prénom la qualité de sa future compagne.
Nous fûmes surpris dans notre élan de gaieté par l’arrivée soudaine d’André dans mon bureau, qui comme à son habitude avait d’abord dû déranger la pauvre Jasmine des minutes durant et n’ayant pas pu bénéficier d’une suite positive à ses avances, il avait certainement déposé toute sa frustration sur la poignée de ma porte avant de débouler sans frapper dans mon bureau comme dans une pétaudière. On ne peut pas dire qu’entre ce dernier et Christian il règne une amitié passionnée, bien au contraire il s’agissait plus d’une inimitié inavouée dont leurs comportements de respect mutuel faisaient l’effort d’en cacher l’amplitude.
Tout les opposait! Contrairement à Christian, André était un mec aux manières moyenâgeuses, dragueur à tout bord et très prétentieux. Mais aussi bizarre que cela était, il n’était pas seulement un collègue mais aussi mon ami de depuis bien des années.
— Alors c’est comment Paul? J’ai suivi que vous avez été presque dévorés hier! disait-il en ricanant comme une hyène heureuse de voir le lion laisser sa proie pour qu’elle en profite.
Ces rires égaux à de vraies nuisances au sens auditif sonnèrent le glas de la patience de Christian qui comme à son habitude respectueuse, décida de manifester son mécontentement en s’en allant simplement, ne supportant plus de voir cette gourde d’André se moquer aussi aisément du malheur d’autrui.
Un gênant moment silencieux prit place ensuite et avant que mon nuisible ami n’y mette un terme en disant :
— Et si on allait oublier tout ça devant une bonne bière mon cher Paul!
Le plus désolant chez cet homme était le fait qu’il permettait rarement aux gens de voir ses bons côtés. Il était la première victime de ses conneries mais il commençait quand même à prendre conscience des inimitiés que posait sa conduite, et essayait de se rattraper de ses erreurs. Malheureusement son action après coup n’était pas suffisamment forte pour faire oublier le tsunami occasionné par la nocuité de ses actes.
Trente minutes plus tard, nous nous asseyions tranquillement dans ce bar-restaurant situé à quelques deux cents mètres de notre lieu de service, un bar privé hyper sélectif, où seules de grandes personnalités ont accès. L’établissement profitait du besoin d’intimité qu’éprouvent certaines personnes de l’élite dans leurs saines détentes et avait fait de sa qualité dans la gestion de la clientèle son fer de lance. Rapidement entrainés dans une atmosphère bruyante mais tout autant savoureuse, nous nous camouflions dans cette forêt, tentant de ne pas trop se faire remarquer malgré la bonne réputation de l’établissement jusqu’au moment où André commença à lancer de petites flatteries à une serveuse qui les recevait visiblement plutôt bien avec un sourire flatté, une jeune demoiselle à la lourde poitrine, un visage peu enchanteur, mais suffisamment noyé dans une silhouette provocante qui ferait se retourner plus d’un.
Alors que je me débattais à couvrir la gêne que causait la bestialité de mon collègue, qui vis-je! Dame! La jeune Caroline à l’entrée du restaurant bras dessus bras dessous avec un homme à première vue autre que le timide Christian!!! Et pourtant, il y avait à peine quelques heures de cela, ce dernier me disait sa joie de commencer une aventure amoureuse avec elle, terrible désillusion! Son apparence d’ange m’avait donc menti! Comment n’ai-je pas pu être plus méfiant devant cette inconnue avant de la conseiller à ce gentil gars. Le pauvre jeune homme, s’il savait que sa belle faisait les restaurants avec une compagnie masculine autre que la sienne… Quelle désolation!
Mais je n’étais cependant pas encore au bout de mes surprises! Cet homme qui la tenait amoureusement par le bras, cette corpulence, ces manières, cette élégance me rappelait quelqu’un: monsieur le ministre! Oui c’était bel et bien lui! Bon Dieu que faisaient-ils là à batifoler dans un restaurant?
Immense stupeur! Je n’arrivais pas à en croire mes yeux! Fallait-il commencer à me questionner de ce que la situation pouvait laisser penser? Fallait-il y voir la confirmation de ce que les bruits de couloir affirmaient depuis plusieurs mois? C’était sûr que si André voyait ce qui se déroulait devant nous ce serait le comble, lui le principal animateur des rumeurs qui faisaient de monsieur le ministre un cavaleur de première, lui qui m’accusait d’être trop naïf à chaque fois que je m’insurgeais contre ce qu’il me semblait être des commérages abjects. Fort heureusement il était toujours perdu dans ses tentatives de séduction de sa nouvelle conquête.
Je ne les quittais plus des yeux. Ils avaient choisi de s’asseoir côté restaurant à l’abri des regards comme s’ils se savaient guettés, ce qui a encore plus éveillé mes soupçons. Etait-ce un sain besoin d’intimité pour justement éviter de malsaines conclusions comme la mienne ou alors devrais-je réellement m’inquiéter d’une infamie? J’en tremblais de stupéfaction!
Deux minutes plus tard, il me devint plus difficile de les voir. En plus, je risquais maintenant de me voir démasqué en me faisant trop proche physiquement. Je restais donc fatalement à me ressasser les minutes antérieures et la scène forte en ambigüité qui avait eu lieu. Ils m’avaient entraîné dans un éparpillement paralysant, dans une nuit de spéculations les plus tordues les unes que les autres.
Fuyant la honte d’un futur procès de la part d’André si ce dernier venait à découvrir l’impensable qui se produisait devant nous, je protestai à une continuation vers l’ivresse un réaménagement de mon emploi du temps. Fort heureusement il accepta, mais tâcha de d’abord terminer son larcin en prenant le numéro de la charmante serveuse, prochaine partenaire de ses activités sexuelles. Nous quittâmes ensuite les lieux d’un pas pressé dont j’imposais la cadence, laissant les tourtereaux à leur rendez-vous, abandonné que j’étais à imaginer la teneur de leur discussion et la réalité de leur relation.
Chapitre 3
Je n’en pouvais plus de la prison mentale dans laquelle j’étais injustement écroué depuis que la suite des évènements ne m’avait pas plus renseigné. Je me murais dans la fausseté, crevais devant la naïveté de ce cher Christian qui, comme pour remuer le couteau dans la plaie, ne se privait plus de jouir de la compagnie du confident que j’étais devenu pour lui. Ses histoires me torturaient, m’enfonçaient de violents coups de poignard à chaque détail de son idylle. J’agonisais en voyant une âme si blanche, si innocente, vivre dans l’ignorance d’éléments importants de son existence. Il enjolivait tout comme un enfant, me racontait ses moments de plaisir tout en usant d’une pudeur respectueuse, et moi je l’écoutais transformer sa tendre Caroline en princesse Disney, moi qui savais désormais qu’elle était certainement loin d’être Blanche-Neige. Je criais ma peine en silence, m’obligeant à devoir accompagner d’un enchantement hypocrite le conte à l’eau de rose que me rapportait le très entiché jeune homme. Mais il m’arrivait souvent l’envie de tout étaler, quitte à le frustrer et à certainement le condamner à une désastreuse dépression. Fort heureusement je réussissais tant bien que mal à me contenir, jusque-là la scène du restaurant et les commérages de ce nuisible André étaient insuffisants pour m’entrainer à créer un cataclysme dans le mental de ce jeune garçon à la fleur de l’âge. Pourquoi ruiner le rêve d’un enfant qui devait certainement n’en être qu’à sa première véritable aventure amoureuse? Pourquoi briser ce conte de fées pourtant bien commencé, entre la belle et le travailleur, tout cela à cause d’une scène certes intrigante à raison, mais pas assez flagrante pour donner lieu à une conclusion qui plus tard pourrait s’apparenter à une erreur de jugement?
C’est ainsi que je décidai d’adopter la vigilance en prêtant beaucoup plus d’attention aux faits et gestes des suspects, en les épiant tel un espion russe, dans une extraordinaire discrétion. Il ne s’agissait pas seulement du souci d’avoir la confirmation d’un amour trahi (entre Christian et sa dulcinée), mais il était aussi question de vérifier l’enracinement de mes propres convictions, de rendre plus forte la légitimité de mes opinions envers monsieur le ministre en ayant à nouveau l’assurance des valeurs que je lui connaissais. Le risque de regretter de longues minutes d’intenses débats, de multiples arguments savamment exposés dans des échanges tendus avec ceux qui m’opposaient ce que je me persuadais être des élucubrations, me tourmentait! En m’adonnant à ce silencieux espionnage, je m’anesthésiais de tout jugement de la part de ma conscience, en espérant ne jamais tenir cet élément qui détruirait toute l’estime cultivée de longues années pour celui qui a toujours été mon idole.
Mais comme s’ils s’en étaient mis d’accord, les deux individus ne se retrouvaient presque jamais dans une même pièce, et avaient cessé de se rendre dans ce restaurant où je les attendais presque chaque soir, camouflé comme ma mission de détective me le recommandait. L’espoir d’avoir juste été témoin d’un fait anodin et innocent, et donc de m’être fait avoir par une imagination influencée par de nombreux commérages, me gagnait peu à peu, mais le doute subsistait! Tous leurs comportements me semblaient désormais suspects, même le vide et le silence parlaient en leur défaveur. Et pourtant une semaine jour pour jour après la scène du restaurant, j’allais avoir la pire des réponses à mes incertitudes.
Ce jour-là, après de longues heures de travail, je me décidai poussé par une fatigue pesante de retourner à mon domicile plus tôt que d’habitude. Je sortis de mon bureau portant ma chair comme une croix, fantasmant sur l’aide d’un tapis volant pour conduire mes soixante dix kilos jusqu’à mon véhicule. Mes pieds faisaient de leur mieux pour supporter ma fatigue musculaire en s’exécutant d’une démarche presque boitillante en direction du parking. Comme si ma lourdeur physique ne suffisait pas il fallut que mon mental lui aussi soit atteint: je voyais le nouveau couple Caroline et Christian sortir de l’immeuble devant moi, heureux comme des roses en plein printemps, presqu’entrain de faire des mamours, souffrant de ne pas pouvoir se tenir la main comme les amoureux passionnés sont supposés faire. La culpabilité me rongeait comme une gangrène, me suçait tel un lupus, affectant mes os et mon cœur dans les cellules les plus reculées, je me sentais mal, mal d’être témoin oculaire d’une probable fourberie sentimentale. Mais j’avais tout de même réussi à regagner mon automobile. Ses sièges m’accueillirent à bras ouverts, me caressant de leur doux cuir jouissif, m’attendrissant d’une sensation d’aisance répondant à un besoin connexe légitiment décrié. Le ballet des voitures n’avait pas encore débuté à mon plus grand bonheur. Je quittai l’immeuble sans regarder derrière, heureux de m’échapper de cet univers peuplé de cols blancs et de prochainement jouir de la tendresse de ma chère épouse, qui devait à cette heure-là être déjà présente dans notre maisonnette.
Plongé dans un moral profondément bas et une aptitude physique encore plus molle qu’à son habitude, je me sentis touché par la grâce quand aux premiers mètres de mon parcours vers la maison, je fus agréablement surpris par la fluidité du trafic. Mais alors que la jubilation montait en moi, plusieurs automobiles m’alertèrent d’un immense bouchon en rebroussant chemin à une centaine de mètres devant moi, je saisis de ce fait l’exigence d’un changement de direction pour ne pas me retrouver coincé des heures dans une interminable queue. C’est ainsi que j’usai de ma lucidité en imitant ceux qui avaient fait le bon choix de revenir sur leurs pas, et optai sans autre choix de passer par un raccourci non bitumé sur l’avenue saint Eloi, réconforté par la puissance de mon auto qui confirmait tout le bien-fondé exposé dans les publicités que son concessionnaire passait en boucle à la télé. Tout comme moi, une longue file de voitures s’aventurait dans ce chemin de quartier sous le regard médusé des riverains, étonnés de voir autant de véhicules emprunter cette piste boueuse, ravissant la vedette à la belle route bitumée juste à côté, plus habituée à ce trafic. Après être sorti de cette ruelle de quartier, j’arrivai à ma plus grande joie au carrefour Debanje alors qu’il m’aurait fallu des heures avant d’atteindre cette jonction en empruntant la voie normale. Mon allégresse contrastait avec l’amertume qui se lisait sur les personnes parquées au carrefour, souffrantes de la rareté des taxis qui pour la plupart avaient délaissé cette partie de la ville très souvent théâtre de monstrueux embouteillages. Parmi ces pauvres gens un visage attira particulièrement mon attention en me donnant une impression de déjà-vu, cette belle gueule au front ressorti ne m’était pas inconnue, en plus d’elle, ces petits yeux étirés semblables à ceux des jolies filles asiatiques et ce teint chocolat bien entretenu me confortaient: c’était bien cette chère Christine!
Christine fut pendant trois années la secrétaire particulière auprès du ministre, cette petite dame était dotée d’un fort caractère. Je me rappelle encore du premier jour où j’avais croisé son chemin, elle m’avait tout simple empêché de rencontrer monsieur Agbwala, à l’époque j’étais encore employé de la banque atlantique. Bien sûr nos relations ne peuvent se résumer à ce malheureux incident, elles s’étaient considérablement rafraichies au fil du temps, surtout à partir du moment où je rejoignis le ministère, mais nous n’étions pas pour autant devenus les meilleurs amis du monde. Avant son départ, nous avions une relation que je qualifierais de tiède, sans réel intérêt réciproque, disons qu’il s’agissait d’une cordialité normale, un respect mutuel, une sympathie de circonstance, rien de plus que ça. Mais j’avoue qu’au moment où je découvris son visage parmi cette masse de personnes, je fus rempli d’une joyeuse émotion. Une bonne dose de nostalgie me gagnait, elle constituait de doux souvenirs, de mes débuts au ministère et mes premières maladresses.
Elle m’avait aussi vu et reconnu à travers les vitres de la voiture puisqu’elle me faisait ensuite des signes de la main, ce qui m’imposa à devoir l’inviter à prendre place sur le siège passager à l’avant de mon quatre fois quatre. Elle s’exécuta sans gêne sous les regards couverts de jalousie des autres gens restés malheureux et impatients dans l’attente de moyens de transports en commun. Malgré mon immense joie de revoir une collègue de longue date, je ne pouvais taire cette petite gêne nourrie du fait qu’à part ma tendre épouse, aucune autre femme n’avait eu droit à une place dans mon véhicule jusqu’alors. Le pis était qu’elle occupait justement le siège passager habituellement voué à Caroline. La crainte de croiser madame Endenne dans une rue et de devoir témoigner de la stupéfaction qu’elle aurait face l’image d’une autre femme, qui plus est jolie, en compagnie de son homme, me dérangeait et m’empêchait de donner toute mon attention à mon invitée.
Heureusement, les remerciements sincères et répétés de Christine changèrent complètement mon état d’esprit en me faisant sentir la fierté d’un sauveur venu à la rescousse d’une pauvre personne qui risquait de souffrir des heures, immobile à attendre la venue d’un de ces véhicules jaunes. Je constatai la fraicheur frappante de la demoiselle malgré son changement professionnel et la couleur éblouissante de sa peau qui, pourtant sombre, témoignait d’une toilette de haute qualité. Son parfum enivrant faisait irruption dans mes cavités nasales et ne ressortait qu’après avoir bercé dans une sensation de jouissance mon odorat devenu en un temps record sous l’addiction de cette magnifique fragrance! Elle rangeait ensuite sa longue chevelure faite de mèches brésiliennes. Sans toutefois me donner l’audace d’une quelconque expertise d’esthéticien, je puis assurer de la valeur de ce dernier artifice qui, en m’aventurant à en faire une estimation, devait valoir plus de trois mois de salaire d’un cadre d’entreprise. Je ne me rappelle pas avoir ne serait-ce qu’un peu été séduit par la demoiselle du temps de ses fonctions au ministère, mais là je puis dire qu’elle dégageait un certain charme insoupçonnable, la jeune petite fille avait bien grandi.
Lorsqu’elle se mit à se refaire une beauté et à user de sa trousse de maquillage, nos yeux se croisèrent sur le rétroviseur en provoquant un frisson incommodant sur nous. Avec la plus grande promptitude, je dégageai mon regard de ce miroir et la laissai continuer son art. Je n’imaginais pas un tel changement physique chez cette chère Christine, tous ces artifices, toute cette fraicheur et que dire de sa joie de vivre, tout cela trahissait une certaine évolution. Le rebond de la demoiselle à côté de moi était remarquable, sa beauté et sa classe semblaient plus éblouissantes comparées à celles de ces heures en tant qu’employée dans l’administration publique. L’envie de m’actualiser sur sa situation me martyrisait désormais, mais j’avais du mal à transcender ma timidité face à la gente féminine, et ma curiosité s’étouffait dans les profondeurs de ma pensée. Le silence qui n’est d’habitude pas attendu dans les retrouvailles en général, encore moins dans le cas d’anciens collègues, gouvernait pourtant sans ombrage dans le véhicule, encouragé par le comportement des deux occupants dont elle, qui continuait à peindre son visage avec le plus d’acuité possible et moi, qui n’opposais guère de sérieuses objections à mes habitudes de garçon introverti. Une brèche vint ensuite à mon secours lorsque je lui indiquai, bousculé par mes réflexes, la nécessité de l’usage de la ceinture de sécurité: il n’en fallut pas plus pour détendre l’atmosphère et délier les langues.
— Alors qu’est-ce que tu deviens Christine? lui demandai-je avec une tonalité trahissant l’idée fixe que je m’étais déjà faite de sa réponse.
— Je suis là, je me débrouille…
Par cet élément de langage couramment utilisé dans notre pays, elle essayait de s’inscrire en faux contre mes sournoises insinuations et d’y protester un modeste train de vie, loin de la surestimation que j’avais faite juste en me fiant à des détails superficiels insuffisamment tangibles. Elle me condamnait à devoir conclure que tous ces artifices qui l’ennoblissaient m’avaient tout simplement envoyé vers la mauvaise direction.
— Tu te débrouilles bien alors, tu es toute rayonnante là, lui rétorquai-je.
Elle esquissa alors un sourire soulignant sa beauté enfantine, mit un petit temps à répondre à ma déclaration en regardant droit devant elle, fuyant mon regard de manière explicite, et finit par confirmer ce que mes remarques suggéraient.
— Je travaille dans le cabinet d’affaires Déporté, je me bats là-bas.
Je sursautai d’emballement en entendant cette réponse, elle certifiait tout ce que son élégance trahissait, seul un salaire dans une société de cette stature pouvait justifier cet agréable changement. C’est tout simplement le meilleur cabinet d’affaires dans notre pays, les employés de cet établissement n’ont rien à envier aux hauts cadres de la fonction publique, l’évolution que je soupçonnais était plus grande que ce que je m’imaginais.
— C’est magnifique ça Christine! J’ai toujours su que tu as du potentiel, j’ai toujours admiré ton dynamisme et ton abnégation au travail! Tu as vraiment eu raison de te chercher ailleurs.
Alors qu’elle resplendissait de fierté face aux éloges que je lui emplissais tel un griot malien, le déplaisir s’empara subitement d’elle et se concentra sur son visage en durcissant ses traits. Sa mignonne frimousse était désormais sous le joug d’une nervosité profonde, le calme qu’exposait l’agencement de ses différentes parties faciales se transformait en une brutalité silencieuse en raffermissant cette belle gueule baignée dans cinq minutes de maquillage. J’étais profondément désemparé, et encore plus confus du diagnostic à apporter à cet incident. Ne comprenant pas quel bouton j’avais malencontreusement appuyé pour déclencher cette réaction atomique, je souffrais d’attendre plus ample démonstration pour me faire ne serait-ce qu’une infime idée de ce qui m’était reproché.
— Je vois que tu n’es pas au parfum! me répondit-elle en prenant un air contrarié.
Je ne sus comment prendre ces paroles, entre le soulagement de me voir innocenté par l’ignorance comme elles m’indiquaient et la sentence du reproche qui en ressortait, mon impression restait amère, et je demeurais suspendu à l’attente d’une suite pouvant mieux éclairer ma lanterne.
Elle continua ensuite :
— J’ai été mise à la porte mon cher Paul, virée!
La violence avec laquelle elle appuya le mot « virée” disait à elle toute seule la frustration que je voyais se réveiller. Je culpabilisais déjà d’avoir ouvert une porte si bien cadenassée, de faire ressasser de douloureux souvenirs enfermés avec tant de peine. J’imaginais combien se fut difficile pour elle de vivre son renvoi et la misère qui s’ensuivit, je m’empressai de lui dire toute ma désolation sans alors savoir que le fait de sa rage était éloigné de ce à quoi je pensais.
— Comment ont-ils pu te renvoyer? Une travailleuse modèle comme toi! Je ne comprends pas les ressources humaines des fois!
Je croyais avoir usé des expressions adéquates, du meilleur choix des mots et angle de vue en appuyant sur le fait de l’injustice qu’avait consisté son renvoi du ministère, mais sa réaction me témoigna du contraire. Je n’avais fait qu’approfondir la souffrance en l’incitant à se remémorer de son passé et à revivre toutes ses peines avec la même douleur. J’avais touché la corde sensible et m’apprêtais à en subir les conséquences!
— C’est une très longue histoire, et crois-moi les ressources humaines n’y sont pour rien! C’est ton boss qui est derrière tout ça!
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