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Discours

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17 Avril 1792—27 Juillet 1794

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Réponse de M. Robespierre aux discours de MM. Brissot et Guadet du 23 avril 1792, prononcée à la Société des Amis de la Constitution le 27 du même mois, et imprimée par ordre de la Société (27 avril 1792)

Réponse de Maximilien Robespierre à l’accusation de J.-B. Louvet [imprimé par ordre de la Convention nationale] (5 novembre 1792)

Opinion de Maximilien Robespierre, député du département de Paris, sur le jugement de Louis XVI; imprimé par ordre de la Convention nationale (3 décembre 1792)

Second discours de Maximilien Robespierre, sur le jugement de Louis Capet; prononcé à la Convention nationale, le 28 décembre, l’an premier de la République [imprimé sur ordre de la Société des Amis de la Liberté et de l’Egalité] (28 décembre 1792)

Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, présentée par Maximilien Robespierre [imprimé par ordre de la Société des Amis de la Liberté et de l’Egalité] (24 avril 1793)

Discours de Maximilien Robespierre sur la Constitution [discours imprimé par ordre de la Société des Jacobins] (10 mai 1793)

Rapport fait à la Convention nationale au nom du Comité de salut public par le citoyen Robespierre, membre de ce comité, sur la situation politique de la République; le 27 brumaire, l’an 2 de la République; imprimé par ordre de la Convention nationale (27 brumaire an II — 18 novembre 1793)

Rapport par Maximilien Robespierre à la Convention, fait au nom du Comité de salut public, le quintidi 15 frimaire, l’an second de la République une et indivisible; imprimé par ordre de la Convention — Réponse de la Convention nationale aux manifestes des rois ligués contre la République; proposée par Robespierre, au nom du Comité de salut public, et décrétée par la Convention (15 frimaire an II — 5 décembre 1793)

Rapport sur les principes du gouvernement révolutionnaire, fait au nom du Comité de salut public par Maximilien Robespierre; imprimé par ordre de la Convention; le 5 nivôse de l’an second de la République une et indivisible (5 nivôse an II — 25 décembre 1793)

Rapport sur les principes de morale politique qui doivent guider la Convention nationale dans l’administration intérieure de la République, fait au nom du Comité de salut public, le 18 pluviôse, l’an 2e de la République, par Maximilien Robespierre; imprimé par ordre de la Convention nationale (18 pluviôse an II — 5 février 1794)

Rapport fait au nom du Comité de salut public, par Maximilien Robespierre, sur les rapports des idées religieuses et morales avec les principes républicains, et sur les fêtes nationales. Séance du 18 floréal, l’an second de la République française une et indivisible. Imprimé par ordre de la Convention nationale (18 floréal an II — 7 mai 1794)

Discours du 8 Thermidor (27 juillet 1794)

Réponse de M. Robespierre aux discours de MM. Brissot et Guadet du 23 avril 1792, prononcée à la Société des Amis de la Constitution le 27 du même mois, et imprimée par ordre de la Société (27 avril 1792)

Je ne viens pas vous occuper ici, quoi qu’on en puisse dire, de l’intérêt de quelques individus ni du mien; c’est la cause publique qui est l’unique objet de toute cette contestation: gardez-vous de penser que les destinées du peuple soient attachées à quelques hommes; gardez-vous de redouter le choc des opinions, et les orages des discussions politiques, qui ne sont que les douleurs de l’enfantement de la Liberté. Cette pusillanimité, reste honteux de nos anciennes moeurs, serait l’écueil de l’esprit public et la sauvegarde de tous les crimes. Elevons-nous une fois pour toute à la hauteur des âmes antiques; et songeons que le courage et la vérité peuvent seuls achever cette grande révolution.

Au reste, vous ne me verrez pas abuser des avantages que me donne Ici manière dont j’ai été personnellement attaqué; et, si je parle avec énergie, je n’en contribuerai que plus puissamment à la véritable paix et à la seule union qui convienne aux amis de la Patrie.

Ce n’est pas moi qui ai provoqué la dernière scène qui a eu lieu dans cette Société; elle avait été précédée d’une diffamation révoltante dont tous les journaux étaient les instruments et répandue surtout par ceux qui sont entre les mains de mes adversaires. Deux députés à l’Assemblée nationale connus par leur civisme intrépide et le défenseur de Château-Vieux avaient articulé des faits contre plusieurs membres de cette Société. Sans m’expliquer sur cet objet, et même sans y mettre autant d’importance que beaucoup d’autres, sans attaquer nommément qui que ce soit, j’ai cru devoir éclairer la Société sur les manoeuvres qui, dans ces derniers temps, avaient été employées pour la perdre ou la paralyser; j’ai demandé la permission de les dévoiler à cette séance; j’avais annoncé en même temps que je développerais dans un autre temps des vérités importantes au salut public; le lendemain toutes les espèces de journaux possibles, sans en excepter La Chronique ni Le Patriote Français, s’accordent à diriger contre moi et contre tous ceux qui avaient déplu à mes adversaires les plus absurdes et les plus atroces calomnies. Le lendemain, M. Brissot, prévenant le jour où je devais porter la parole, vient dans cette tribune, armé du volumineux discours que vous avez entendu.

Il ne dit presque rien sur les faits allégués par les trois citoyens que j’ai nommés; il nous assure que nous ne devons pas craindre de voir une autorité trop grande entre les mains des patriciens; se livre à une longue dissertation sur le tribunat, qu’il présente comme la seule calamité qui menace la nation; nous garantit que le patriotisme règne partout, sans en excepter le lieu qui fut jusqu’ici le foyer de toutes les intrigues et de toutes les conspirations; loue la dénonciation en général, mais prétend que cette arme sacrée doit rester oisive par la raison que nous sommes en guerre avec les ennemis du dehors: il va jusqu’à nous reprocher de crier contre la guerre, tandis qu’il n’est pas question de cela, et que nous n’en avons jamais parlé que pour proposer les moyens ou de prévenir en même temps la guerre étrangère et la guerre civile ou au moins de tourner la première au profit de la liberté. Enfin au panégyrique le plus pompeux de ses amis, il oppose les portraits hideux de tous les citoyens qui n’ont point suivi ses étendards; il présente tous les dénonciateurs comme des hommes exagérés, comme des factieux et des agitateurs du peuple; et, dans ses éternelles et vagues déclamations, il m’impute l’ambition la plus extravagante et la plus profonde perversité. M. Guadet, que je n’avais jamais attaqué en aucune manière, trouva le moyen d’enchérir sur M. Brissot dans un discours dicté par le même esprit.

Le même jour, un autre membre de cette Société, pour s’être expliqué librement sur la conduite tenue par le procureur-syndic du Département, dans la fête de la Liberté, reçoit de la part de ce dernier l’assurance qu’il va le traduire devant les Tribunaux: et devant quels juges! Sera-ce devant les jurés que le procureur-syndic a lui-même choisis? Et ce procureur-syndic est membre de cette Société, et, après l’avoir prise pour arbitre d’une discussion élevée dans son sein, il décline son jugement, pour la soumettre à celui des Juges! Il récuse le tribunal de l’opinion publique pour adopter le tribunal de quelques hommes.

Je n’ai eu aucune espèce de part, ni directement ni indirectement, aux dénonciations faites ici par MM. Collot, Merlin et Chabot: je les en atteste eux-mêmes; j’en atteste tous ceux qui me connaissent; et je le jure par la Patrie et par la Liberté; mon opinion sur tout ce qui tient à cet objet est indépendante, isolée; ma cause ni mes principes n’ont jamais tenu, ni ne tiennent à ceux de personne. Mais j’ai cru que dans ce moment la justice, les principes de la liberté publique et individuelle m’imposaient la loi de faire ces légères observations sur le procédé de M. Roederer, avant de parler de ce qui me regarde personnellement.

Avant d’avoir expliqué le véritable objet de mes griefs, avant d’avoir nommé personne, c’est moi qui me trouve accusé par des adversaires qui usent contre moi de l’avantage qu’ils ont de parler tous les jours à la France entière dans des feuilles périodiques, de tout le crédit, de tout le pouvoir qu’ils exercent dans le moment actuel. Je suis calomnié à l’envi par les journaux de tous les partis ligués contre moi: je ne m’en plains pas; je ne cabale point contre mes accusateurs; j’aime bien que l’on m’accuse; je regarde la liberté des dénonciations, dans tous les temps, comme la sauvegarde du peuple, comme le droit sacré de tout citoyen; et je prends ici l’engagement formel de ne jamais porter mes plaintes à d’autre tribunal qu’à celui de l’opinion publique: mais il est juste au moins que je rende un hommage à ce tribunal vraiment souverain, en répondant devant lui à mes adversaires. Je le dois d’autant plus que, dans les temps où nous sommes, ces sortes d’attaques sont moins dirigées contre les personnes que contre la cause et les principes qu’elles défendent. Chef de parti, agitateur du peuple, agent du Comité Autrichien, payé ou tout au moins égaré, si l’absurdité de ces inculpations me défend de les réfuter, leur nature, l’influence et le caractère de leurs auteurs méritent au moins une réponse. Je ne ferai point celle de Scipion ou de Lafayette qui, accusé dans cette même tribune de plusieurs crimes de lèse-nation, ne répondit rien. Je répondrai sérieusement à cette question de M. Brissot: qu’avez-vous fait pour avoir le droit de censurer ma conduite et celle de mes amis? Il est vrai que, tout en m’interrogeant, il semble lui-même m’avoir fermé la bouche en répétant éternellement, avec tous mes ennemis, que je sacrifiais la chose publique à mon orgueil, que je ne cessais de vanter mes services, quoiqu’il sache bien que je n’ai jamais parlé de moi que lorsqu’on m’a forcé de repousser la calomnie et de défendre mes principes. Mais enfin, comme le droit d’interroger et de calomnier suppose celui de répondre, je vais lui dire franchement et sans orgueil ce que j’ai fait. Jamais personne ne m’accusa d’avoir exercé un métier lâche ou flétri mon nom par des liaisons honteuses et par des procès scandaleux; mais on m’accusa constamment de défendre avec trop de chaleur la cause des faibles opprimés contre les oppresseurs puissants; on m’accusa, avec raison, d’avoir violé le respect dû aux tribunaux tyranniques de l’ancien régime, pour les forcer à être justes par pudeur, d’avoir immolé à l’innocence outragée l’orgueil de l’aristocratie bourgeoise, municipale, nobiliaire, ecclésiastique. J’ai fait, dès la première aurore de la Révolution, au delà de laquelle vous vous plaisez à remonter pour y chercher à vos amis des titres de confiance, ce que je n’ai jamais daigné dire, mais ce que tous mes compatriotes s’empresseraient de vous rappeler à ma place, dans ce moment où l’on met en question si je suis un ennemi de la patrie, et s’il est utile à sa cause de me sacrifier; ils vous diraient que, membre d’un très petit tribunal, je repoussai par les principes de la souveraineté du peuple ces édits de Lamoignon auxquels les tribunaux supérieurs n’opposaient que des formes; ils vous diraient qu’à l’époque des premières Assemblées, je les déterminai moi seul, non pas à réclamer, mais à exercer les droits du souverain; ils vous diraient qu’ils ne voulurent pas être présidés par ceux que le despotisme avait désignés pour exercer cette fonction, mais par les citoyens qu’ils choisirent librement; ils vous diraient que, tandis qu’ailleurs le Tiers-Etat remerciait humblement les nobles de leur prétendue renonciation à des privilèges pécuniaires, je les engageais à déclarer pour toute réponse à la Noblesse artésienne que nul n’avait le droit de faire don au peuple de ce qui lui appartenait; ils vous rappelleraient avec quelle hauteur ils repoussèrent le lendemain un courtisan fameux, gouverneur de la province et président des trois Ordres, qui les honora de sa visite pour les ramènera des procédés plus polis; ils vous diraient que je déterminai l’assemblée électorale représentative d’une province importante à annuler des actes illégaux et concussionnaires que les Etats de la province et l’intendant avaient osé se permettre; ils vous diraient qu’alors comme aujourd’hui en butte à la rage de toutes les puissances conjurées contre moi, menacé d’un procès criminel, le peuple m’arracha à la persécution pour me porter dans le sein de l’Assemblée nationale, tant la nature m’avait fait pour jouer le rôle d’un tribun ambitieux et d’un dangereux agitateur du peuple! Et moi j’ajouterai que le spectacle de ces grandes assemblées éveilla dans mon coeur un sentiment sublime et tendre qui me lia pour jamais à la cause du peuple par des liens bien plus forts que toutes les froides formules de serments inventées par les lois; je vous dirai que je compris dès lors cette grande vérité morale et politique annoncée par Jean-Jacques, que les hommes n’aiment jamais sincèrement que ceux qui les aiment; que le peuple seul est bon, juste, magnanime, et que la corruption et la tyrannie sont l’apanage exclusif de tous ceux qui le dédaignent. Je compris encore combien il eût été facile à des représentants vertueux d’élever tout d’un coup la nation française à toute la hauteur de la liberté. Si vous me demandez ce que j’ai fait à l’Assemblée nationale, je vous répondrai que je n’ai point fait tout le bien que je désirais, que je n’ai pas même fait tout le bien que je pouvais. Dès ce moment je n’ai plus eu à faire au peuple, à des hommes simples et purs, mais à une assemblée particulière, agitée par mille passions diverses, à des courtisans ambitieux, habiles dans l’art de tromper, qui, cachés sous le masque du patriotisme, se réunissaient souvent aux phalanges aristocratiques pour étouffer ma voix. Je ne pouvais prétendre qu’aux succès qu’obtiennent le courage et la fidélité à des devoirs rigoureux; il n’était point en moi de rechercher ceux de l’intrigue et de la corruption. J’aurais rougi de sacrifier des principes sacrés au frivole honneur d’attacher mon nom à un grand nombre de lois. Ne pouvant faire adopter beaucoup de décrets favorables à la liberté, j’en ai repoussé beaucoup de désastreux; j’ai forcé du moins la tyrannie à parcourir un long circuit pour approcher du but fatal où elle tendait. J’ai mieux aimé souvent exciter des murmures honorables que d’obtenir de honteux applaudissements; j’ai regardé comme un succès de faire retentir la voix de la vérité, lors même que j’étais sûr de la voir repoussée; portant toujours mes regards au delà de l’étroite enceinte du sanctuaire de la législation, quand j’adressai la parole au Corps représentatif, mon but était surtout de me faire entendre de la nation et de l’humanité; je voulais réveiller sans cesse dans le coeur des citoyens ce sentiment de la dignité de l’homme et ces principes éternels qui défendent les droits des peuples contre les erreurs ou contre les caprices du législateur même. Si c’est un sujet de reproche, comme vous le dites, de paraître souvent à la tribune; si Phocion et Aristide, que vous citez, ne servaient leur patrie que dans les camps et dans les tribunaux, je conviens que leur exemple me condamne; mais voilà mon excuse. Mais, quoi qu’il en soit d’Aristide et de Phocion, j’avoue encore que cet orgueil intraitable que vous me reprochez éternellement a constamment méprisé la cour et ses faveurs, que toujours il s’est révolté contre toutes les factions avec lesquelles j’ai pu partager la puissance et les dépouilles de la nation, que, souvent redoutable aux tyrans et aux traîtres, il ne respecta jamais que la vérité, la faiblesse et l’infortune.

Vous demandez ce que j’ai fait. Oh! une grande chose, sans doute. J’ai donné Brissot et Condorcet à la France. J’ai dit un jour à l’Assemblée constituante que, pour imprimer à son ouvrage un auguste caractère, elle devait donner au peuple un grand exemple de désintéressement et de magnanimité; que les vertus des législateurs devaient être la première leçon des citoyens; et je lui ai proposé de décréter qu’aucun de ses membres ne pourrait être réélu à la seconde législature; cette proposition fut accueillie avec enthousiasme. Sans cela peut-être beaucoup d’entre eux seraient restés dans la carrière; et qui peut répondre que le choix du peuple de Paris ne m’eût pas moi-même appelé à la place qu’occupent aujourd’hui Brissot ou Condorcet? Cette action ne peut être comptée pour rien par M. Brissot, qui, dans le panégyrique de son ami, rappelant ses liaisons avec d’Alembert et sa gloire académique, nous a reproché la témérité avec laquelle nous jugeons des hommes qu’il a appelés nos maîtres en patriotisme et en liberté. J’aurais cru, moi, que dans cet art nous n’avions d’autre maître que la nature.

Je pourrais observer que la Révolution a rapetissé bien des grands hommes de l’ancien régime; que, si les académiciens et les géomètres que M. Brissot nous propose pour modèles, ont combattu et ridiculisé les prêtres, ils n’en ont pas moins courtisé les grands et adoré les rois, dont ils ont tiré un assez bon parti; et qui ne sait avec quel acharnement ils ont persécuté la vertu et le génie de la Liberté dans la personne de ce Jean-Jacques dont j’aperçois ici l’image sacrée, de ce vrai philosophe qui seul, à mon avis, entre tous les hommes célèbres de ce temps-là, mérita ces honneurs publics prostitués depuis par l’intrigue à des charlatans politiques et à de méprisables héros.

Quoi qu’il en soit, il n’en est pas moins vrai que, dans le système de M. Brissot, il doit paraître étonnant que celui de mes services que je viens de rappeler ne m’ait pas mérité quelque indulgence de la part de mes adversaires.

J’ai cru encore que, pour conserver la vertu des membres de l’Assemblée nationale pure de toute intrigue et de toute espérance corruptrice, il fallait élever une barrière entre eux et le ministère, que leur devoir était de surveiller les ministres, et non de s’identifier avec eux ou de le devenir eux-mêmes; et l’Assemblée constituante, consacrant ces principes, a décrété que les membres des législatures ne pourraient parvenir au ministère ni accepter aucun emploi du pouvoir exécutif pendant quatre ans après la fin de leur mission. Après avoir élevé cette double digue contre l’ambition des représentants, il fallut la défendre encore longtemps contre les efforts incroyables de tous les intrigants qu’elle mettait au désespoir; et l’on peut facilement conjecturer qu’il m’eût été facile de composer avec eux sur ce point au profit de mon intérêt personnel. Eh bien! je l’ai constamment défendue; et je l’ai sauvée du naufrage de la revision. Comment le délire de la haine a-t-il donc pu vous aveugler au point d’imprimer dans vos petites feuilles et de répandre partout dans vos petites coteries, et même dans les lieux publics, que celui qui provoqua ces deux décrets aspire au ministère pour lui et pour ses amis, que je veux renverser les nouveaux ministres pour m’élever sur leurs ruines? Je n’ai pas encore dit un seul mot contre les nouveaux ministres; il en est même parmi eux que je préférerais, quant à présent, à tout autre et que je pourrais défendre dans l’occasion: je veux seulement qu’on les surveille et qu’on les éclaire, comme les autres; que l’on ne substitue pas les hommes aux principes, et la personne des ministres au caractère des peuples: je veux surtout qu’on démasque tous les factieux. Vous demandez ce que j’ai fait: et vous m’avez adressé cette question, dans cette tribune, dans cette Société dont l’existence même est un monument de ce que j’ai fait! Vous n’étiez pas ici, lorsque, sous le glaive de la proscription, environné de pièges et de baïonnettes, je la défendais et contre toutes les fureurs de nos modernes Syllas, et même contre toute la puissance de l’Assemblée constituante. Interrogez donc ceux qui m’entendirent; interrogez tous les amis de la Constitution répandus sur toute la surface de l’empire; demandez-leur quels sont les noms auxquels ils se sont ralliés, dans ces temps orageux. Sans ce que j’ai fait, vous ne m’auriez point outragé dans cette tribune, car elle n’existerait plus; et ce n’est pas vous qui l’auriez sauvée. Demandez-leur qui a conseillé les patriotes persécutés, ranimé l’esprit public, dénoncé à la France entière une coalition perfide et toute-puissante, arrêté le cours de ses sinistres projets, et converti ses jours de triomphe en des jours d’angoisse et d’ignominie. J’ai fait tout ce qu’a fait le magistrat intègre que vous louez dans les mêmes feuilles où vous me déchirez. C’est en vain que vous vous efforcez de séparer des hommes que l’opinion publique et l’amour de la patrie ont unis. Les outrages que vous me prodiguez sont dirigés contre lui-même, et les calomniateurs sont les fléaux de tous les bons citoyens. Vous jetez un nuage sur la conduite et sur les principes de mon compagnon d’armes, vous enchérissez sur les calomnies de nos ennemis communs, quand vous osez m’accuser de vouloir égarer et flatter le peuple! Et comment le pourrais-je! Je ne suis ni le courtisan, ni le modérateur, ni le tribun, ni le défenseur du peuple; je suis peuple moi-même!

Mais par quelle fatalité tous les reproches que vous me faites sont-ils précisément les chefs d’accusation intentés contre moi et contre Petion au mois de juillet dernier par les d’André, les Bamave, les Duport, les Lafayette! Comment se fait-il que, pour répondre à vos inculpations, je n’aie rien autre chose à faire que de vous renvoyer à l’adresse que nous fîmes à nos commettants, pour confondre leurs impostures et dévoiler leurs intrigues? Alors, ils nous appelaient factieux; et vous n’avez sur eux d’autre avantage que d’avoir inventé le terme d’agitateur, apparemment parce que l’autre est usé. Suivant les gens que je viens de nommer, c’était nous qui semions la division parmi les patriotes; c’était nous qui soulevions le peuple contre les lois, contre l’Assemblée nationale, c’est-à-dire l’opinion publique contre l’intrigue et la trahison. Au reste, je ne me suis jamais étonné que mes ennemis n’aient point conçu qu’on pouvait être aimé du peuple sans intrigue, ou le servir sans intérêt. Comment l’aveugle-né peut-il avoir l’idée des couleurs, et les âmes viles deviner le sentiment de l’humanité et les passions vertueuses? Comment croiraient-ils aussi que le peuple peut lui-même dispenser justement son estime ou son mépris? Ils le jugent par eux-mêmes; ils le méprisent et le craignent; ils ne savent que le calomnier pour l’asservir et pour l’opprimer.

On me fait aujourd’hui un reproche d’un nouveau genre. Les personnages dont j’ai parlé, dans le temps où je fus nommé accusateur public du Département de Paris, firent éclater hautement leur dépit et leur fureur; l’un d’eux abandonna même brusquement la place de président du Tribunal criminel; aujourd’hui ils me font un crime d’avoir abdiqué ces mêmes fonctions qu’ils s’indignaient de voir entre mes mains! C’est une chose digne d’attention de voir ce concert de tous les calomniateurs à gages de l’aristocratie et de la cour, pour chercher dans une démarche de cette nature des motifs lâches ou criminels! Ce qui n’est pas moins remarquable, c’est de voir MM. Brissot et Guadet en faire un des principaux chefs de l’accusation qu’ils ont dirigée contre moi. Ainsi, quand on reproche aux autres de briguer les places avec bassesse, on ne peut m’imputer que mon empressement à les fuir ou à les quitter. Au reste, je dois sur ce point à mes concitoyens une explication; et je remercie mes adversaires de m’avoir eux-mêmes présenté cette occasion de la donner publiquement. Ils feignent d’ignorer les motifs de ma démission; mais le grand bruit qu’ils en ont fait me prouverait qu’ils les connaissent trop bien; quand je ne les aurais pas d’avance annoncés très clairement à cette Société et au public, il y a trois mois, le jour même de l’installation du Tribunal criminel; je vais les rappeler. Après avoir donné une idée exacte des fonctions qui m’étaient confiées; après avoir observé que les crimes de lèse-nation n’étaient pas de la compétence de l’accusateur public; qu’il ne lui était pas permis de dénoncer directement les délits ordinaires, et que son ministère se bornait à donner son avis sur les affaires envoyées au Tribunal criminel en vertu des décisions du juré d’accusation; qu’il renfermait encore la surveillance sur les officiers de police, le droit de dénoncer directement leurs prévarications au Tribunal criminel, je suis convenu que, renfermée dans ces limites, cette place était peut-être la plus intéressante de la magistrature nouvelle. Mais j’ai déclaré que, dans la crise orageuse qui doit décider de la liberté de la France et de l’univers, je connaissais un devoir encore plus sacré que d’accuser le crime ou de défendre l’innocence et la liberté individuelle, avec un titre public, dans des causes particulières, devant un Tribunal judiciaire; ce devoir est celui de plaider la cause de l’humanité et de la liberté, comme homme et comme citoyen, au tribunal de l’univers et de la postérité; j’ai déclaré que je ferais tout ce qui serait en moi pour remplir à la fois ces deux lâches: mais que, si je m’apercevais qu’elles étaient au-dessus de mes forces, je préférerais la plus utile et la plus périlleuse; que nulle puissance ne pouvait me détacher de cette grande cause des nations que j’avais défendue, que les devoirs de chaque homme étaient écrits dans son coeur et dans son caractère, et que, s’il le fallait, je saurais sacrifier ma place à mes principes et mon intérêt particulier à l’intérêt général. J’ai conservé cette place jusqu’au moment où je me suis assuré qu’elle ne me permettait pas de donner aucun moment au soin général de la chose publique; alors je me suis déterminé à l’abdiquer. Je l’ai abdiquée, comme on jette son bouclier pour combattre plus facilement les ennemis du bien public; je l’ai abandonnée, je l’ai désertée, comme on déserte ses retranchements, pour monter à la brèche. J’aurais pu me livrer sans danger au soin paisible de poursuivre les auteurs des délits privés, et me faire pardonner peut-être par les ennemis de la Révolution une inflexibilité de principes qui subjuguait leur estime. J’aime mieux conserver la liberté de déjouer les complots tramés contre le salut public; et je dévoue ma tête aux fureurs des Syllas et des Clodius. J’ai usé du droit qui appartient à tout citoyen, et dont l’exercice est laissé à sa conscience. Je n’ai vu là qu’un acte de dévouement, qu’un nouvel hommage rendu par un magistrat aux principes de l’égalité et à la dignité du citoyen; si c’est un crime, je fais des voeux pour que l’opinion publique n’en ait jamais de plus dangereux à punir.

Ainsi donc, les actions les plus honnêtes ne sont que de nouveaux aliments de calomnie! Cependant, par quelle étrange contradiction feignez-vous de me croire nécessaire à une place importante, lorsque vous me refusez toutes les qualités d’un bon citoyen? Que dis-je? Vous me faites un crime d’avoir abandonné des fonctions publiques; et vous prétendez que, pour me soustraire à ce que vous appelez l’idolâtrie du peuple, je devrais me condamner moi-même à l’ostracisme! Qu’est-ce donc que cette idolâtrie prétendue, si ce n’est pas une nouvelle injure que vous faites au peuple? N’est-ce pas être aussi trop méfiant et trop soupçonneux à la fois, de paraître tant redouter un simple citoyen qui a toujours servi la cause de l’égalité avec désintéressement, et de craindre si peu les chefs de factions entourés de la force publique, qui lui ont déjà porté tant de coups mortels?

Mais quelle est donc cette espèce d’ostracisme dont vous parlez? Est-ce la renonciation à toute espèce d’emplois publics, même pour l’avenir? Si elle est nécessaire pour vous rassurer contre moi, parlez, je m’engage à en déposer dans vos mains l’acte authentique et solennel. Est-ce la défense d’élever désormais la voix pour défendre les principes de la Constitution et les droits du peuple? De quel front oseriez-vous me la proposer? Est-ce un exil volontaire, comme M. Guadet l’a annoncé en propres termes? Ah! ce sont les ambitieux et les tyrans qu’il faudrait bannir. Pour moi, où voulez-vous que je me retire? Quel est le peuple où je trouverai la liberté établie? Et quel despote voudra me donner un asile? Ah! on peut abandonner sa patrie heureuse et triomphante; mais menacée, mais déchirée, mais opprimée, on ne la fuit pas, on la sauve, ou on meurt pour elle. Le ciel qui me donna une âme passionnée pour la liberté et qui me fit naître sous la domination des tyrans, le ciel qui prolongea mon existence jusqu’au règne des factions et des crimes, m’appelle peut-être à tracer de mon sang la route qui doit conduire mon pays au bonheur et à la liberté; j’accepte avec transport cette douce et glorieuse destinée. Exigez-vous de moi un autre sacrifice? Oui, il en est un que vous pouvez demander encore; je l’offre à ma patrie, c’est celui de ma réputation. Je vous la livre, réunissez-vous tous pour la déchirer, joignez-vous à la foule innombrable de tous les ennemis de la liberté, unissez, multipliez vos libelles périodiques, je ne voulais de réputation que pour le bien de mon pays: si, pour la conserver, il faut trahir, par un coupable silence, la cause de la vérité et du peuple, je vous l’abandonne; je l’abandonne à tous les esprits faibles et versatiles que l’imposture peut égarer, à tous les méchants qui la répandent. J’aurai l’orgueil encore de préférer à leurs frivoles applaudissements le suffrage de ma conscience et l’estime de tous les hommes vertueux et éclairés; appuyé sur elle et sur la vérité, j’attendrai le secours tardif du temps, qui doit venger l’humanité trahie et les peuples opprimés.

Voilà mon apologie; c’est vous dire assez, sans doute, que je n’en avais pas besoin. Maintenant il me serait facile de vous prouver que je pourrais faire la guerre offensive avec autant d’avantages que la guerre défensive. Je ne veux que vous donner une preuve de modération. Je vous offre la paix, aux seules conditions que les amis de la patrie puissent accepter. A ces conditions, je vous pardonne volontiers toutes vos calomnies; j’oublierai même cette affectation cruelle avec laquelle vous ne cessez de défigurer ce que j’ai dit pour m’accuser d’avoir fait contre l’Assemblée nationale les réflexions qui s’adressaient à vous, cette artificieuse politique avec laquelle vous vous êtes toujours efforcés de vous identifier avec elle, d’inspirer de sinistres préventions contre moi à ceux de ses membres pour qui j’ai toujours marqué le plus d’égards et d’estime. Ces conditions, les voici.

Je ne transige point sur les principes de la justice et sur les droits de l’humanité. Vous me parlerez tant que vous voudrez du Comité autrichien; vous ajouterez même que je suis son agent involontaire, suivant l’expression familière de quelques-uns de vos papiers. Moi qui ne suis point initié dans les secrets de la cour, et qui ne puis l’être, moi qui ignore jusqu’où s’étendent l’influence et les relations de ce Comité, je ne connais qu’une seule règle de conduite, c’est la Déclaration des Droits de l’homme et les principes de notre Constitution. Partout où je vois un système qui les viole constamment; partout où j’aperçois l’ambition, l’intrigue, la ruse et le machiavélisme, je reconnais une faction; et toute faction tend de sa nature à immoler l’intérêt général à l’intérêt particulier. Que l’on s’appelle Condé, Cazalès, Lafayette, Duport, Lameth ou autrement, peu m’importe: je crois que sur les ruines de toutes les factions doivent s’élever la prospérité publique et la souveraineté nationale; et dans ce labyrinthe d’intrigues, de perfidies et de conspirations, je cherche la route qui conduit à ce but; voilà ma politique, voilà le seul fil qui puisse guider les pas des amis de la raison et de la liberté. Or, quels que soient le nombre et les nuances des différents partis, je les vois tous ligués contre l’égalité et contre la Constitution; ce n’est qu’après les avoir anéanties qu’ils se disputeront la puissance publique et la substance du peuple. De tous ces partis, le plus dangereux, à mon avis, est celui qui a pour chef le héros qui, après avoir assisté à la révolution du nouveau monde, ne s’est appliqué jusqu’ici qu’à arrêter les progrès de la liberté dans l’ancien, en opprimant ses concitoyens. Voilà, à mon avis, le plus grand des dangers qui menacent la liberté. Unissez-vous à nous pour le prévenir. Dévoilez, comme députés et comme écrivains, et cette faction et ce chef! Vous, Brissot, vous êtes convenu avec moi, et vous ne pouvez le nier, que Lafayette était le plus dangereux ennemi de notre liberté; qu’il était le bourreau et l’assassin du peuple; je vous ai entendu dire, en présence de témoins, que la journée du Champ-de-Mars avait fait rétrograder la Révolution de vingt années. Cet homme est-il moins redoutable parce qu’il est à la tête d’une armée? Non.

Hâtez-vous donc, vous et vos amis, d’éclairer la partie de la nation qu’il a abusée; déployez le caractère d’un véritable représentant; n’épargnez pas Narbonne plus que Lessart. Faites mouvoir horizontalement le glaive des lois pour frapper toutes les têtes des grands conspirateurs; si vous désirez de nouvelles preuves de leurs crimes, venez plus souvent dans nos séances, je m’engage à vous les fournir. Défendez la liberté individuelle, attaquée sans cesse par cette faction; protégez les citoyens les plus éprouvés contre ses attentats journaliers; ne les calomniez pas; ne les persécutez pas vous-même; le costume des prêtres a été supprimé; effacez toutes ces distinctions impolitiques et funestes par lesquelles Lafayette a voulu élever une barrière entre les gardes nationales et la généralité des citoyens; faites réformer cet état-major ouvertement voué à Lafayette, et auquel on impute tous les désordres, toutes les violences qui oppriment le patriotisme. Il est temps de montrer un caractère décidé de civisme et d’énergie véritable; il est temps de prendre les mesures nécessaires pour rendre la guerre utile à la liberté; déjà les troubles du Midi et de divers départements se réveillent; déjà on nous écrit de Metz que depuis cette époque tout s’incline dans cette ville devant le général; déjà le sang a coulé dans le département du Bas-Rhin. A Strasbourg, on vient d’emprisonner les meilleurs citoyens; Diétrich, l’ami de Lafayette, est dénoncé comme l’auteur de ces vexations; il faut que je vous le dise: vous êtes accusé de protéger ce Diétrich et sa faction; non par moi, mais par la Société des Amis de la Constitution de Strasbourg. Effacez tous ces soupçons, venez discuter avec nous les grands objets qui intéressent le salut de la patrie; prenez toutes les mesures que la prudence exige pour éteindre la guerre civile et terminer heureusement la guerre étrangère; c’est à la manière dont vous accueillerez cette proposition que les patriotes vous jugeront; mais, si vous la rejetez, rappelez-vous que nulle considération, que nulle puissance ne peut empêcher les amis de la patrie de remplir leurs devoirs.

Réponse de Maximilien Robespierre à l’accusation de J.-B. Louvet [imprimé par ordre de la Convention nationale] (5 novembre 1792)

Citoyens, délégués du peuple,

Une accusation, sinon très redoutable, au moins très grave et très solennelle, a été intentée contre moi, devant la Convention nationale; j’y répondrai, parce que je ne dois pas consulter ce qui me convient le mieux à moi-même, mais ce que tout mandataire du peuple doit à l’intérêt public. J’y répondrai, parce qu’il faut qu’en un moment disparaisse le monstrueux ouvrage de la calomnie, si laborieusement élevé pendant plusieurs années, peut-être; parce qu’il faut bannir du sanctuaire des lois la haine et la vengeance, pour y rappeler les principes de la concorde. Citoyens, vous avez entendu l’immense plaidoyer de mon adversaire; vous l’avez même rendu public par la voie de l’impression; vous trouverez sans doute équitable d’accorder à la défense la même attention que vous avez donnée à l’accusation.

De quoi suis-je accusé? D’avoir conspiré pour parvenir à la dictature, ou au triumvirat, ou au tribunat. L’opinion de mes adversaires ne paraît pas bien fixée sur ces points. Traduisons toutes ces idées romaines un peu disparates par le mot de pouvoir suprême, que mon accusateur a employé ailleurs.

Or, on conviendra d’abord que si un pareil projet était criminel, il était encore plus hardi; car, pour l’exécuter, il fallait non seulement renverser le trône, mais anéantir la législature, et surtout empêcher encore qu’elle ne fût remplacée par une Convention nationale; mais alors comment se fait-il que j’aie le premier, dans mes discours publics et dans mes écrits, appelé la Convention nationale, comme le seul remède des maux de la patrie? Il est vrai que cette proposition même fut dénoncée comme incendiaire, par mes adversaires actuels; mais bientôt la révolution du 10 fit plus que la légitimer, elle la réalisa. Dirai-je que, pour arriver à la dictature, il ne suffisait pas de maîtriser Paris; qu’il fallait asservir les 82 autres départements? Où étaient mes trésors, où étaient mes armées? Où étaient les grandes places dont j’étais pourvu? Toute la puissance résidait précisément dans les mains de mes adversaires. La moindre conséquence que je puisse tirer de tout ce que je viens de dire, c’est qu’avant que l’accusation pût acquérir un caractère de vraisemblance, il faudrait au moins qu’il fût préalablement démontré que j’étais complètement fou: encore ne vois-je pas ce que mes adversaires pourraient gagner à cette supposition; car alors il resterait à expliquer comment des hommes sensés auraient pu se donner la peine de composer tant de beaux discours, tant de belles affiches, de déployer tant de moyens, pour me présenter à la Convention nationale et à la France entière comme le plus redoutable de tous les conspirateurs.

Mais venons aux preuves positives. L’un des reproches les plus terribles que l’on m’ait faits, je ne le dissimule point, c’est le nom de Marat. Je vais donc commencer par vous dire quels ont été mes rapports avec lui. Je pourrai même faire ma profession de foi sur son compte, mais sans en dire ni plus de bien, ni plus de mal que j’en pense. Car je ne sais point trahir ma pensée, pour caresser l’opinion générale.

Au mois de janvier 1792, Marat vint me trouver; jusque-là, je n’avais eu avec lui aucune espèce de relations directes, ni indirectes. La conversation roula sur les affaires publiques, dont il me parla avec désespoir; je lui dis, moi, tout ce que les patriotes, même les plus ardents, pensaient de lui; à savoir qu’il avait mis lui-même un obstacle au bien que pouvaient produire les vérités utiles développées dans ses écrits, en s’obstinant à revenir éternellement sur certaines propositions absurdes et violentes, qui révoltaient les amis de la liberté autant que les partisans de l’aristocratie. Il défendit son opinion; je persistai dans la mienne, et je dois avouer qu’il trouva mes vues politiques tellement étroites, que, quelque temps après, lorsqu’il eut repris son journal, alors abandonné par lui depuis quelque temps, en rendant compte lui-même de la conversation dont je viens de parler, il écrivit en toutes lettres qu’il m’avait quitté parfaitement convaincu que je n’avais ni les vues ni l’audace d’un homme d’Etat; et, si les critiques de Marat pouvaient être des titres de faveur, je pourrais remettre encore sous vos yeux quelques-unes de ses feuilles publiées six semaines avant la dernière révolution, où il m’accusait de feuillantisme, parce que, dans un ouvrage périodique, je ne disais pas hautement qu’il fallait renverser la Constitution.

Depuis cette première et unique visite de Marat, je l’ai retrouvé à l’assemblée électorale; ici je retrouve aussi M. Louvet, qui m’accuse d’avoir désigné Marat pour député, d’avoir mal parlé de Priestley, enfin d’avoir dominé le corps électoral par l’intrigue et par l’effroi. Aux déclamations les plus absurdes et les plus atroces, comme aux suppositions les plus romanesques et les plus hautement démenties par la notoriété publique, je ne réponds que par les faits: les voici.

L’assemblée électorale avait arrêté unanimement que tous les choix qu’elle ferait seraient soumis à la ratification des assemblées primaires, et ils furent, en effet, examinés et ratifiés par les sections. A cette grande mesure, elle en avait ajouté une autre, non moins propre à tuer l’intrigue, non moins digne des principes d’un peuple libre, celle de statuer que les élections seraient faites à haute voix et précédées de la discussion publique des candidats. Chacun usa librement du droit de les proposer. Je n’en présentai aucun. Seulement, à l’exemple de quelques-uns de mes collègues, je crus faire une chose utile en proposant des observations générales sur les règles qui pouvaient guider les corps électoraux dans l’exercice de leurs fonctions. Je ne dis point de mal de Priestley; je ne pouvais en dire d’un homme qui ne m’était connu que par sa réputation de savant et par une disgrâce qui le rendait intéressant aux yeux des amis de la révolution française. Je ne désignai pas Marat plus particulièrement que les écrivains courageux qui avaient combattu ou souffert pour la cause de la révolution; tels que l’auteur des Crimes des rois, et quelques autres qui fixèrent les suffrages de l’assemblée. Voulez-vous savoir la véritable cause qui les a réunis en faveur de Marat en particulier? C’est que, dans celte crise, où la chaleur du patriotisme était montée au plus haut degré, et où Paris était menacé par l’armée des tyrans qui s’avançait, on était moins frappé de certaines idées exagérées ou extravagantes qu’on lui reprochait que des attentats de tous les perfides ennemis qu’il avait dénoncés et de la présence des maux qu’il avait prédits. Personne ne songeait alors que bientôt son nom seul servirait de prétexte pour calomnier et la députation de Paris et l’assemblée électorale et les assemblées primaires elles-mêmes. Pour moi, je laisserai à ceux qui me connaissent le soin d’apprécier ce beau projet formé par certaines gens, de m’identifier, à quelque prix que ce soit, avec un homme qui n’est pas moi. Et n’avais-je donc pas assez de torts personnels, et mon amour, mes combats pour la liberté, ne m’avaient-ils pas suscité assez d’ennemis depuis le commencement de la révolution, sans qu’il soit besoin de m’imputer encore un excès que j’ai évité, et des opinions que j’ai moi-même condamnées le premier?

M. Louvet a fait découler les autres preuves dont il appuie son système, de deux autres sources principales: de ma conduite dans la Société des Jacobins, et de ma conduite dans le conseil général de la commune.

Aux Jacobins, j’exerçais, si on l’en croit, un despotisme d’opinion, qui ne pouvait être regardé que comme l’avant-coureur de la dictature. D’abord, je ne sais pas ce que c’est que le despotisme de l’opinion, surtout dans une société d’hommes libres, composée, comme vous le dites vous-mêmes, de 1.500 citoyens, réputés les plus ardents patriotes, à moins que ce ne soit l’empire naturel des principes. Or, cet empire n’est point personnel à tel homme qui les énonce; il appartient à la raison universelle et à tous les hommes qui veulent écouter sa voix. Il appartenait à mes collègues de l’Assemblée constituante, aux patriotes de l’Assemblée législative, à tous les citoyens qui défendirent invariablement la cause de la liberté.

L’expérience a prouvé, en dépit de Louis XVI et de ses alliés, que l’opinion des Jacobins et des sociétés populaires était celle de la nation française; aucun citoyen ne l’a créée, ni dominée; et je n’ai fait que la partager. A quelle époque rapportez-vous les torts que vous me reprochez? Est-ce aux temps postérieurs à la journée du 10? Depuis cette époque, jusqu’au moment où je parle, je n’ai pas assisté plus de six fois peut-être à la Société. C’est depuis le mois de janvier, dites-vous, qu’elle a été entièrement dominée par une faction très peu nombreuse, mais chargée de crimes et d’immoralités dont j’étais le chef, tandis que tous les hommes sages et vertueux, tels que vous, gémissaient dans le silence et dans l’oppression, de manière, ajoutez-vous, avec le ton de la pitié, que cette société, célèbre par tant de services rendus à la patrie, est maintenant tout à fait méconnaissable.

Mais si, depuis le mois de janvier, les Jacobins n’ont pas perdu la confiance et l’estime de la nation, et n’ont pas cessé de servir la liberté; si c’est depuis cette époque qu’ils ont déployé un plus grand courage contre la cour et Lafayette; si c’est depuis cette époque que l’Autriche et la Prusse leur ont déclaré la guerre; si c’est depuis cette époque qu’ils ont recueilli dans leur sein les fédérés rassemblés pour combattre la tyrannie, et préparé avec eux la sainte insurrection du mois d’août 1792, que faut-il conclure de ce que vous venez de dire, sinon que c’est cette poignée de scélérats dont vous parlez qui ont abattu le despotisme, et que vous et les vôtres étiez trop sages et trop amis du bon ordre pour tremper dans de telles conspirations; et s’il était vrai que j’eusse, en effet, obtenu aux Jacobins cette influence que vous me supposez gratuitement, et que je suis loin d’avouer, que pourriez-vous en induire contre moi?

Vous avez adopté une méthode bien sûre et bien commode pour assurer votre domination, c’est de prodiguer les noms de scélérats et de monstres à vos adversaires, et de donner vos partisans pour les modèles du patriotisme; c’est de nous accabler à chaque instant du poids de nos vices et de celui de vos vertus; cependant à quoi se réduisent, au fond, tous vos griefs? La majorité des Jacobins rejetait vos opinions; elle avait tort sans doute. Le public ne vous était pas plus favorable; qu’en pouvez-vous conclure en votre faveur? Direz-vous que je lui prodiguais les trésors que je n’avais pas, pour faire triompher des principes gravés dans tous les coeurs? Je ne vous rappellerai pas qu’alors le seul objet de dissentiment qui nous divisait, c’était que vous défendiez indistinctement tous les actes des nouveaux ministres, et nous les principes; que vous paraissiez préférer le pouvoir, et nous l’égalité. Je me contenterai de vous observer qu’il résulte de vos plaintes mêmes que nous étions divisés d’opinion dès ce temps-là. Or, de quel droit voulez-vous faire servir la Convention nationale elle-même à venger les disgrâces de votre amour-propre ou de votre système? Je ne chercherai point à vous rappeler aux sentiments des âmes républicaines, mais soyez au moins aussi généreux qu’un roi: imitez Louis XII, et que le législateur oublie les injures de M. Louvet. Mais non, ce n’est point l’intérêt personnel qui vous guide, c’est l’intérêt de la liberté; c’est l’intérêt des moeurs qui vous arme contre cette Société qui n’est plus qu’un repaire de factieux et de brigands qui retiennent au milieu d’eux un petit nombre d’honnêtes gens trompés. Cette question est trop importante pour être traitée incidemment. J’attendrai le moment où votre zèle vous portera à demander à la Convention nationale un décret qui proscrive les Jacobins: nous verrons alors si vous serez plus persuasifs ou plus heureux que Lafayette. Avant de terminer cet article, dites-nous seulement ce que vous entendez par ces deux portions du peuple que vous distinguez dans tous vos discours, dans tous vos rapports, dont l’une est flagornée, adulée, égarée par nous, dont l’autre est paisible, mais intimidée; dont l’une vous chérit et l’autre semble incliner à nos principes? Votre intention serait-elle de désigner ici, et ceux que Lafayette appelait les honnêtes gens, et ceux qu’il nommait les sans-culottes et la canaille?

Il reste maintenant le plus fécond et le plus intéressant des trois chapitres qui composent votre plaidoyer diffamatoire, celui qui concerne ma conduite au conseil général de la commune.

On me demande d’abord pourquoi, après avoir abdiqué la place d’accusateur public, j’ai accepté le titre d’officier municipal?

Je réponds que j’ai abdiqué, au mois de janvier 1791, la place lucrative et nullement périlleuse, quoi qu’on dise, d’accusateur public, et que j’ai accepté les fonctions de membre du conseil de la commune, le 10 août 1792. On m’a fait un crime de la manière même dont je suis entré dans la salle où siégeait la nouvelle municipalité. Notre dénonciateur m’a reproché très sérieusement d’avoir dirigé mes pas vers le bureau. Dans ces conjectures, où d’autres soins nous occupaient, j’étais loin de prévoir que je serais obligé d’informer un jour la Convention nationale que je n’avais été au bureau que pour faire vérifier mes pouvoirs. M. Louvet n’en a pas moins conclu de tous ces faits, à ce qu’il assure, que ce conseil général, ou du moins plusieurs de ses membres, étaient réservés à de hautes destinées. Pouviez-vous en douter? N'était-ce pas une assez haute destinée que celle de se dévouer pour la patrie? Pour moi, je m’honore d’avoir ici à défendre et la cause de la commune et la mienne. Mais, non… je n’ai qu’à me réjouir de ce qu’un grand nombre de citoyens ont mieux servi la chose publique que moi. Je ne veux point prétendre à une gloire qui ne m’appartient pas. Je ne fus nommé que dans la journée du 10: mais ceux qui, plus tôt choisis, étaient déjà réunis à la maison commune dans la nuit redoutable, au moment où la conspiration de la cour était prés d’éclater, ceux-là sont véritablement les héros de la liberté; ce sont ceux-là qui, servant de point de ralliement aux patriotes, armant les citoyens, dirigeant les mouvements d’une insurrection tumultueuse d’où dépendait le salut public, déconcertèrent la trahison en faisant arrêter le commandant de la garde nationale vendu à la cour, après l’avoir convaincu, par un écrit de sa main, d’avoir donné aux commandants de bataillons des ordres de laisser passer le peuple insurgent, pour le foudroyer ensuite par derrière… Citoyens représentants, si la plupart de vous ignoraient ces faits, qui se sont passés loin de vos yeux, il vous importe de les connaître, ne fût-ce que pour ne pas souiller les mandataires du peuple français par une ingratitude fatale à la cause de la liberté; vous devez les entendre avec intérêt, du moins pour qu’il ne soit pas dit qu’ici les dénonciations seules ont droit d’être accueillies. Est-ce donc si difficile de comprendre que, dans de telles circonstances, celte municipalité tant calomniée dut renfermer les plus généreux citoyens? Là étaient ces hommes que la bassesse monarchique dédaigne, parce qu’ils n’ont que des âmes fortes et sublimes; là nous avons vu, et chez les citoyens, et chez les magistrats nouveaux, des traits d’héroïsme, que l’incivisme et l’imposture s’efforceront en vain de ravir à l’histoire.

Les intrigues disparaissent avec les passions qui les ont enfantées. Les grandes actions et les grands caractères restent seuls. Nous ignorons les noms des vils factieux qui assaillaient de pierres Caton dans la tribune du peuple romain, et les regards de la postérité ne se reposent que sur l’image sacrée de ce grand homme.

Voulez-vous juger le conseil général révolutionnaire de la commune de Paris? Placez-vous au sein de cette immortelle révolution qui l’a créé, et dont vous êtes vous-mêmes l’ouvrage.

On vous entretient sans cesse, depuis votre réunion, d’intrigants qui s’étaient introduits dans ce corps. Je sais qu’il en existait, en effet, quelques-uns; et qui, plus que moi, a le droit de s’en plaindre? Ils sont au nombre de mes ennemis; et d’ailleurs quel corps si pur et si peu nombreux fut absolument exempt de ce fléau?

On vous dénonce éternellement quelques actes répréhensibles imputés à des individus. J’ignore ces faits; je ne les nie, ni ne les crois; car j’ai entendu trop de calomnies pour croire aux dénonciations qui partent de la même source et qui toutes portent l’empreinte de l’affectation ou de la fureur.

Je ne vous observerai pas même que l’homme de ce conseil général, qu’on est le plus jaloux de compromettre, échappe nécessairement à ces traits; je ne m’abaisserai pas jusqu’à observer que je n’ai jamais été chargé d’aucune espèce de commission, ni ne me suis mêlé en aucune manière d’aucune opération particulière, que je n’ai jamais présidé un seul instant la commune, que jamais je n’ai eu la moindre relation avec le Comité de surveillance tant calomnié; car, tout compensé, je consentirais volontiers à me charger de tout le bien et de tout le mal attribué à ce corps, que l’on a si souvent attaqué dans la vue de m’inculper personnellement.

On lui reproche des arrestations qu’on appelle arbitraires, quoique aucune n’ait été faite sans un interrogatoire.

Quand le consul de Rome eut étouffé la conspiration de Catilina, Clodius l’accusa d’avoir violé les lois. Quand le consul rendit compte au peuple de son administration, il jura qu’il avait sauvé la patrie, et le peuple applaudit. J’ai vu à cette barre tels citoyens qui ne sont pas des Clodius, mais qui, quelque temps avant la révolution du 10 août, avaient eu la prudence de se réfugier à Rouen, dénoncer emphatiquement la conduite du conseil de la commune de Paris. Des arrestations illégales? Est-ce donc le code criminel à la main qu’il faut apprécier les précautions salutaires qu’exige le salut public, dans les temps de crise amenés par l’impuissance même des lois? Que ne nous reprochez-vous aussi d’avoir brisé illégalement les plumes mercenaires, dont le métier était de propager l’imposture et de blasphémer contre la liberté? Que n’instituez-vous une commission pour recueillir les plaintes des écrivains aristocratiques et royalistes? Que ne nous reprochez-vous d’avoir consigné tous les conspirateurs aux portes de cette grande cité? Que ne nous reprochez-vous d’avoir désarmé les citoyens suspects? d’avoir écarté de nos assemblées, où nous délibérions sur le salut public, les ennemis reconnus de la Révolution? Que ne faites-vous le procès à la fois, et à la municipalité, et à l’assemblée électorale, et aux sections de Paris, et aux assemblées primaires même des cantons, et à tous ceux qui nous ont imités? Car toutes ces choses-là étaient illégales, aussi illégales que la révolution, que la chute du trône et de la Bastille, aussi illégales que la liberté elle-même?

Mais que dis-je? Ce que je présentais comme une hypothèse absurde n’est qu’une réalité très certaine. On nous a accusés, en effet, de tout cela, et de bien d’autres choses encore. Ne nous a-t-on pas accusés d’avoir envoyé, de concert avec le conseil exécutif, des commissaires dans plusieurs départements, pour propager nos principes, et les déterminer à s’unir aux Parisiens contre l’ennemi commun?

Quelle idée s’est-on donc formée de la dernière révolution? La chute du trône paraissait-elle si facile avant le succès? Ne s’agissait-il que de faire un coup de main aux Tuileries? Ne fallait-il pas anéantir dans toute la France le parti des tyrans, et par conséquent communiquer à tous les départements la commotion salutaire qui venait d’électriser Paris? Et comment ce soin pouvait-il ne pas regarder ces mêmes magistrats qui avaient appelé le peuple à l’insurrection? Il s’agissait du salut public; il y allait de leurs tètes, et on leur a fait un crime d’avoir envoyé des commissaires aux autres communes, pour les engager à avouer, à consolider leur ouvrage! Que dis-je? La calomnie a poursuivi ces commissaires eux-mêmes! Quelques-uns ont été jetés dans les fers. Le feuillantisme et l’ignorance ont calculé le degré de chaleur de leur style; ils ont mesuré toutes leurs démarches avec le compas constitutionnel, pour trouver le prétexte de travestir les missionnaires de la révolution en incendiaires, en ennemis de l’ordre public. A peine les circonstances qui avaient enchaîné les ennemis du peuple ont-elles cessé, les mêmes corps administratifs, tous les hommes qui conspiraient contre lui, sont venus les calomnier devant la Convention nationale elle-même. Citoyens, vouliez-vous une révolution sans révolution? Quel est cet esprit de persécution qui est venu reviser, pour ainsi dire, celle qui a brisé nos fers? Mais comment peut-on soumettre à un jugement certain les effets que peuvent entraîner ces grandes commotions? Qui peut, après coup, marquer le point précis où devaient se briser les flots de l’insurrection populaire? A ce prix, quel peuple pourrait jamais secouer le joug du despotisme? Car s’il est vrai qu’une grande nation ne peut se lever par un mouvement simultané, et que la tyrannie ne peut être frappée que par la portion des citoyens qui est plus près d’elle, comment ceux-ci oseront-ils l’attaquer, si, après la victoire, les délégués, venant des parties éloignées de l’Etat, peuvent les rendre responsables de la durée ou de la violence de la tourmente politique qui a sauvé la patrie? Ils doivent être regardés comme fondés de procuration tacite pour la société tout entière. Les Français amis de la liberté, réunis à Paris au mois d’août dernier, ont agi à ce titre au nom de tous les départements; il faut les approuver ou les désavouer tout à fait. Leur faire un crime de quelques désordres apparents ou réels, inséparables d’une grande secousse, ce serait les punir de leur dévouement. Ils auraient droit de dire à leurs juges: Si vous désavouez les moyens que nous avons employés pour vaincre, laissez-nous les fruits de la victoire; reprenez votre constitution et toutes vos lois anciennes, mais restituez-nous le prix de nos sacrifices et de nos combats; rendez-nous nos concitoyens, nos frères, nos enfants qui sont morts pour la cause commune. Citoyens, le peuple qui vous a envoyés a tout ratifié. Votre présence ici en est la preuve; il ne vous a pas chargés de porter l’oeil sévère de l’inquisition sur les faits qui tiennent à l’insurrection, mais de cimenter par les lois justes la liberté qu’elle lui a rendue. L’univers, la postérité ne verra dans ces événements que leur cause sacrée et leur sublime résultat; vous devez les voir comme elle. Vous devez les juger, non en juges de paix, mais en hommes d’Etat et en législateurs du monde. Et ne pensez pas que j’aie invoqué ces principes éternels parce que nous avons besoin de couvrir d’un voile quelques actions répréhensibles. Non, nous n’avons point failli, j’en jure par le trône renversé, et par la république qui s’élève.

On vous a parlé bien souvent des événements du 2 septembre; c’est le sujet auquel j’étais le plus impatient d’arriver, et je le traiterai d’une manière absolument désintéressée.

J’ai observé qu’arrivé à cette partie de son discours, M. Louvet lui-même a généralisé d’une manière très vague l’accusation dirigée auparavant contre moi personnellement; il n’en est pas moins certain que la calomnie a travaillé dans l’ombre. Ceux qui ont dit que j’avais eu la moindre part aux événements dont je parle sont des hommes ou excessivement crédules, ou excessivement pervers. Quant à l’homme qui, comptant sur le succès de la diffamation dont il avait d’avance arrangé tout le plan, a cru pouvoir alors imprimer impunément que je les avais dirigés, je me contenterai de l’abandonner au remords, si le remords ne supposait une âme. Je dirai, pour ceux que l’imposture a pu égarer, qu’avant l’époque où ces événements sont arrivés, j’avais cessé de fréquenter le conseil général de la commune; l’assemblée électorale dont j’étais membre avait commencé ses séances; que je n’ai appris ce qui se passait dans les prisons que par le bruit public, et plus tard que la plus grande partie des citoyens, car j’étais habituellement chez moi ou dans les lieux où mes fonctions publiques m’appelaient. Quant au conseil général de la commune, il est certain, aux yeux de tout homme impartial, que, loin de provoquer les événements du 2 septembre, il a fait ce qui était en son pouvoir pour les empêcher. Si vous demandez pourquoi il ne les a point empêchés, je vais vous le dire. Pour se former une idée juste de ces faits, il faut chercher la vérité, non dans les écrits ou dans les discours calomnieux qui les ont dénaturés, mais dans l’histoire de la dernière révolution.

Si vous avez pensé que le mouvement imprimé aux esprits par l’insurrection du mois d’août était entièrement expiré au commencement de septembre, vous vous êtes trompés; et ceux qui ont cherché à vous persuader qu’il n’y avait aucune analogie entre l’une et l’autre de ces deux époques ont feint de ne connaître ni les faits, ni le coeur humain.

La journée du 10 août avait été signalée par un grand combat, dont beaucoup de patriotes et beaucoup de soldats suisses avaient été les victimes. Les plus grands conspirateurs furent dérobés à la colère du peuple victorieux, qui avait consenti à les remettre entre les mains d’un nouveau tribunal. Mais le peuple était déterminé à exiger leur punition. Cependant, après avoir condamné trois ou quatre coupables subalternes, le tribunal criminel se reposa. Montmorin avait été absous; Depoix, et plusieurs conspirateurs de cette importance, avaient été frauduleusement remis en liberté; de grandes prévarications, en ce genre, avaient transpiré; et de nouvelles preuves de la conspiration de la cour se développaient chaque jour; presque tous les patriotes qui avaient été blessés au château des Tuileries mouraient dans les bras de leurs frères parisiens; on déposa sur le bureau de la commune des balles mâchées, extraites du corps de plusieurs Marseillais et plusieurs autres fédérés; l’indignation était dans tous les coeurs.

Cependant une cause nouvelle, et beaucoup plus importante, acheva de porter la fermentation à son comble. Un grand nombre de citoyens avaient pensé que la journée du 10 rompait les fils des conspirations royales; ils regardaient la guerre comme terminée, quand tout à coup la nouvelle se répand dans Paris que Longwy a été livré, que Verdun a été livré, et qu’à la tête d’une armée de 100.000 hommes, Brunswick s’avance vers Paris: aucune place forte ne nous séparait des ennemis. Notre armée divisée, presque détruite par les trahisons de Lafayette, manquait de tout. Il fallait songer à la fois à trouver des armes, des effets de campement, des vivres et des hommes. Le danger était grand, il paraissait plus grand encore. Danton se présente à l’Assemblée législative, lui peint vivement les périls et les ressources, la porte à prendre quelques mesures vigoureuses, et donne une grande impulsion à l’opinion publique; il se rend à la maison commune, et invite la municipalité à faire sonner le tocsin; le conseil général de la commune sent que la patrie ne peut être sauvée que par les prodiges que l’enthousiasme de la liberté peut seul enfanter, et qu’il faut que Paris tout entier s’ébranle pour courir au-devant des Prussiens; il fait sonner le tocsin, pour avertir tous les citoyens de courir aux armes; il leur en procure par tous les moyens qui sont en son pouvoir; le canon d’alarme tonnait on même temps; en un instant 40.000 hommes sont armés, équipés, rassemblés, et marchent vers Châlons… Au milieu de ce mouvement universel, l’approche des ennemis étrangers réveille le sentiment d’indignation et de vengeance qui couvait dans les coeurs contre tes traîtres qui les avaient appelés. Avant d’abandonner leurs foyers, leurs femmes et leurs enfants, les citoyens, les vainqueurs des Tuileries veulent la punition des conspirateurs, qui leur avait été souvent promise; on court aux prisons… Les magistrats pouvaient-ils arrêter le peuple? Car c’était un mouvement populaire, et non, comme on l’a ridiculement supposé, la sédition partielle de quelques scélérats payés pour assassiner leurs semblables; et s’il n’en eût pas été ainsi, comment le peuple ne l’aurait-il pas empêché? Comment la garde nationale, comment les fédérés n’auraient-ils fait aucun mouvement pour s’y opposer? Les fédérés eux-mêmes étaient là en grand nombre. On connaît les vaines réquisitions du commandant de la garde nationale; on connaît les vains efforts des commissaires de l’Assemblée législative qui furent envoyés aux prisons.

J’ai entendu quelques personnes me dire froidement que la municipalité devait proclamer la loi martiale. La loi martiale à l’approche de l’ennemi! La loi martiale, après la journée du 10! La loi martiale pour les complices du tyran détrôné contre le peuple! Que pouvaient les magistrats contre la volonté déterminée d’un peuple indigné, qui opposait à leurs discours, et le souvenir de sa victoire, et le dévouement avec lequel il allait se précipiter au devant des Prussiens, et qui reprochait aux lois mêmes la longue impunité des traîtres qui déchiraient le sein de leur patrie; ne pouvant les déterminer à se reposer sur les tribunaux du soin de leur punition, les officiers municipaux les engagèrent à suivre des formes nécessaires, dont le but était de ne pas confondre, avec les coupables qu’ils voulaient punir, les citoyens détenus pour des causes étrangères à la conspiration du 10 août; et ce sont les officiers municipaux qui ont exercé ce ministère, le seul service que les circonstances permettaient de rendre à l’humanité, qu’on vous a présentés comme des brigands sanguinaires.

Le zèle le plus ardent pour l’exécution des lois ne peut justifier ni l’exagération, ni la calomnie; or, je pourrais citer ici, contre les déclamations de M. Louvet, un témoignage non suspect: c’est celui du ministre de l’Intérieur, qui, en blâmant les exécutions populaires en général, n’a pas craint de parler de l’esprit de prudence et de justice que le peuple (c’est son expression) avait montré dans cette conduite illégale; que dis-je? je pourrais citer, on faveur du conseil général de la commune, M. Louvet lui-même, qui commençait l’une de ses affiches de La Sentinelle par ces mots: «Honneur au conseil général de la commune, il a fait sonner le tocsin, il a sauvé la patrie…» C'était alors le temps des élections.

On assure qu’un innocent a péri; on s’est plu à en exagérer le nombre: mais un seul c’est beaucoup trop sans doute; citoyens, pleurez cette méprise cruelle, nous l’avons pleurée dès longtemps; c’était un bon citoyen; c’était donc l’un de nos amis. Pleurez même les victimes coupables réservées à la vengeance des lois, qui ont tombé sous le glaive de la justice populaire; mais que votre douleur ait un terme comme toutes les choses humaines.

Gardons quelques larmes pour des calamités plus touchantes. Pleurez cent mille patriotes immolés par la tyrannie; pleurez nos citoyens expirants sous leurs toits embrasés, et les fils des citoyens massacrés au berceau ou dans les bras de leurs mères. N’avez-vous pas aussi des frères, des enfants, des épouses à venger? La famille des législateurs français, c’est la patrie; c’est le genre humain tout entier, moins les tyrans et leurs complices. Pleurez donc, pleurez l’humanité abattue sous leur joug odieux. Mais consolez-vous, si, imposant silence à toutes les viles passions, vous voulez assurer le bonheur de votre pays, et préparer celui du monde. Consolez-vous, si vous voulez rappeler sur la terre l’égalité et la justice exilées, et tarir, par des lois justes, la source des crimes et des malheurs de vos semblables.

La sensibilité qui gémit presque exclusivement pour les ennemis de la liberté m’est suspecte. Cessez d’agiter sous mes yeux la robe sanglante du tyran, ou je croirai que vous voulez remettre Rome dans ses fers. En voyant ces peintures pathétiques des Lamballe, des Montmorin, de la consternation des mauvais citoyens, et ces déclamations furieuses contre des hommes connus sous des rapports tout à fait opposés, n’avez-vous pas cru lire un manifeste de Brunswick ou de Condé? Calomniateurs éternels, voulez-vous donc venger le despotisme? Voulez-vous flétrir le berceau de la république? Voulez-vous déshonorer aux yeux de l’Europe la révolution qui l’a enfantée, et fournir des armes à tous les ennemis de la liberté? Amour de l’humanité, vraiment admirable, qui tend à cimenter la misère et la servitude des peuples, et qui cache le désir barbare de se baigner dans le sang des patriotes!

A ces terribles tableaux, mon accusateur a lié le projet qu’il me supposait d’avilir le corps législatif, qui, disait-il, était continuellement tourmenté, méconnu, outragé par un insolent démagogue qui venait à sa barre lui ordonner des décrets.

Espèce de figure oratoire, par laquelle M. Louvet a travesti deux pétitions que je fus chargé de présenter à l’Assemblée législative, au nom du conseil général de la commune, relativement à la création du nouveau département de Paris. Avilir le corps législatif! Quelle chétive idée vous étiez-vous donc formée de sa dignité? Apprenez qu’une assemblée où réside la majesté du peuple français ne peut être avilie, même par ses propres oeuvres. Quand elle s’élève à la hauteur de sa mission sublime, comment concevez-vous qu’elle puisse être avilie par les discours insensés d’un insolent démagogue? Elle ne peut pas plus l’être que la divinité ne peut être dégradée par les blasphèmes de l’impie; pas plus que l’éclat de l’astre qui anime la nature ne peut être terni par les clameurs des hordes sauvages de l’Asie.

Si des membres d’une assemblée auguste, oubliant leur existence comme représentants d’un grand peuple, pour ne se souvenir que de leur mince existence comme individus, sacrifiaient les grands intérêts de l’humanité à leur méprisable orgueil ou à leur lâche ambition, ils ne parviendraient pas même, par cet excès de bassesse, à avilir la représentation nationale; ils ne réussiraient qu’à s’avilir eux-mêmes.

Mais, puisqu’il faut qu’au mois de novembre 1792, je rende compte à la Convention nationale de ce que j’ai dit le 12 ou 13 août, je vais le faire. Pour apprécier ce chef d’accusation, il faut connaître quel était le motif de la démarche de la commune auprès du corps législatif.

La révolution du 10 août avait nécessairement fait disparaître l’autorité du département, avec la puissance de la cour, dont il s’était déclaré l’éternel champion; et le conseil général de la commune en exerçait le pouvoir. Il était fermement convaincu, comme tous les citoyens, qu’il lui serait impossible de soutenir le poids de la révolution commencée, si on se hâtait de le paralyser par la résurrection du département, dont le nom seul était devenu odieux. Cependant, dès le lendemain du premier jour de la révolution, des membres de la commission des 21, qui dirigeaient les travaux de l’assemblée, avaient préparé un projet de décret, dont l’objet était d’annuler l’influence de la commune, en la renfermant dans les limites qu’exerçait le conseil général qui l’avait précédée. Le même jour, des affiches, où elle était diffamée de la manière la plus indécente, couvrirent les murs de Paris; et nous connaissons les auteurs de ces affiches; ils ont beaucoup de rapports avec les auteurs de l’accusation à laquelle je réponds. Ce premier objet ayant échoué, on imagina de créer un nouveau département, et le 12 ou le 13 on surprit à l’Assemblée un décret qui en déterminait l’organisation. Le soir, je fus chargé par la commune, avec plusieurs autres députés, de venir présenter à l’Assemblée législative des observations puisées dans le principe que j’ai indiqué. Elles furent appuyées par plusieurs membres, notamment par Lacroix, qui alla même jusqu’à censurer la commission des Vingt-et-Un, à qui il attribuait le décret; et, sur sa rédaction même, rassemblée décréta que les fonctions du nouveau corps administratif se borneraient aux matières d’impositions, et que. relativement aux mesures de salut public et de police, le conseil général ne correspondrait directement qu’avec le corps législatif. Deux jours après, une circonstance singulière nous ramena à la barre pour le même objet. La lettre de convocation, expédiée par le ministre Roland pour nommer les membres de l’administration provisoire du département, était motivée non sur le dernier décret qui en circonscrivait les fonctions, mais sur le premier décret, que l’Assemblée législative avait changé. Le conseil général crut devoir réclamer contre cette conduite, et il crut que le seul moyen de prévenir toutes ces divisions et tous les conflits d’autorité, si dangereux dans ces circonstances critiques, était que l’administration provisoire ne prît que le titre de commission administrative, qui déterminait clairement l’objet des fonctions qui lui étaient attribuées par le dernier décret. Tandis qu’on discutait cette question à la commune, les membres nommés pour remplacer le directoire viennent lui jurer fraternité, et lui déclarer qu’ils ne voulaient prendre d’autre titre que celui de commission administrative. Ce trait de civisme, digne des jours qui ont vu renaître la liberté, produisit une scène touchante. On arrête que les membres du directoire et des députés de la commune se rendront sur-le-champ à l’Assemblée législative pour lui en rendre compte et la prier de consacrer la mesure salutaire dont je viens de parler. Je portai la parole: c’est cette pétition que M. Louvet a qualifié d’insolente. Voulez-vous apprécier ce reproche? Interrogez Hérault, qui, dans cette séance, présidait le corps législatif; il nous adressa une réponse véritablement républicaine, qui exprimait une opinion aussi favorable à l’objet de la pétition qu’à ceux qui la présentaient. Nous fûmes invités à la séance. Quelques orateurs ne pensèrent pas comme lui, et un membre, qui m’a vivement inculpé le jour de l’accusation de M. Louvet, s’éleva très durement et contre notre demande et contre la commune elle-même, et l’Assemblée passa à l’ordre du jour. Lacroix vous a dit que, dans le coin du côté gauche, je l’avais menacé du tocsin. Lacroix sans doute s’est trompé. Et il était possible de confondre ou d’oublier les circonstances, dont j’ai aussi des témoins, même dans cette Assemblée et parmi les membres du corps législatif. Je vais les rappeler. Je me souviens très bien que, dans ce coin dont on a parlé, j’entendis certains propos qui me parurent assez feuillantins, assez peu dignes des circonstances où nous étions, entre autres celui-ci, qui s’adressait à la commune: «Que ne faites-vous resonner le tocsin?» C’est à ce propos, ou à un autre pareil, que je répondis: «Les sonneurs de tocsin sont ceux qui cherchent à aigrir les esprits par l’injustice.» Je me rappelle encore qu’alors un de mes collègues, moins patient que moi, dans un mouvement d’humeur, tint en effet un propos semblable à celui qu’on m’a attribué, et d’autres m’ont entendu moi-même le lui reprocher*. [* La vérité de ce récit a été attestée sur-le-champ par plusieurs membres de l’Assemblée législative, députés à la Convention nationale. (Note de Robespierre.)] Quant à la répétition du même propos que l’on me fait tenir au comité des Vingt-et-Un, la fausseté de ce fait est encore plus notoire. Je ne retournais au conseil général que pour dénoncer l’Assemblée législative, dit M. Louvet. Ce jour-là, retourné au conseil général pour rendre compte de ma mission, je parlai avec décence de l’Assemblée nationale, avec franchise de quelques membres de la commission des Vingt-et-Un, à qui j’imputais le projet de faire rétrograder la liberté. On a osé, par un rapprochement atroce, insinuer que j’avais voulu compromettre la sûreté de quelques députés, en les dénonçant à la commune durant les exécutions des conspirateurs. J’ai déjà répondu à cette infamie, en rappelant que j’avais cessé d’aller à la commune avant ces événements, qu’il ne m’était pas plus donné de prévoir que les circonstances subites et extraordinaires qui les ont amenés. Faut-il vous dire que plusieurs de mes collègues, avant moi avaient déjà dénoncé la persécution tramée contre la commune par les deux ou trois personnes dont on parle, et ce plan de calomnier les défenseurs de la liberté et de diviser les citoyens au moment où il fallait réunir ses efforts pour étouffer les conspirations du dedans et repousser les ennemis étrangers. Quelle est donc cette affreuse doctrine, que dénoncer un homme et le tuer c’est la même chose? Dans quelle république vivons-nous, si le magistrat qui, dans une assemblée municipale, s’explique librement sur les auteurs d’une trame dangereuse, n’est plus regardé que comme un provocateur au meurtre? Le peuple, dans la journée même du 10 août, s’était fait une loi de respecter les membres les plus décriés du corps législatif; il a vu paisiblement Louis XVI et sa famille traverser Paris, de l’Assemblée au Temple; et tout Paris sait que personne n’avait prêché ce principe de conduite plus souvent ni avec plus de zèle que moi, soit avant, soit depuis la révolution du 10 août. Citoyens, si jamais, à l’exemple des Lacédémoniens, nous élevons un temple à la peur, je suis d’avis qu’on choisisse les ministres de son culte parmi ceux-là mêmes qui nous entretiennent sans cesse de leur courage et de leurs dangers.

Mais comment parlerai-je de cette lettre prétendue, timidement, et j’ose dire très gauchement présentée à votre curiosité? Une lettre énigmatique adressée à un tiers! Des brigands anonymes! Des assassins anonymes!… et, au milieu de ces nuages, ce mot, jeté comme au hasard: ils ne veulent entendre parler que de Robespierre… Des réticences, des mystères dans des affaires si graves, et en s’adressant à la Convention nationale! Le tout attaché à un rapport bien astucieux, après tant de libelles, tant d’affiches, tant de pamphlets, tant de journaux de toutes les espèces, distribués à si grands frais et de toutes les manières, dans tous les coins de la république… O homme vertueux, homme exclusivement, éternellement vertueux, où vouliez-vous donc aller par ces routes ténébreuses? Vous avez essayé l’opinion… Vous vous êtes arrêté, épouvanté vous-même de votre propre démarche… Vous avez bien fait; la nature ne vous a pas moulé, ni pour de grandes actions, ni pour de grands attentats… Je m’arrête ici moi-même, par égards pour vous… Mais une autre fois examinez mieux les instruments qu’on met entre vos mains… Vous ne connaissez pas l’abominable histoire de l’homme à la missive énigmatique; cherchez-la, si vous en avez le courage, dans les monuments de la police… Vous saurez un jour quel prix vous élevez attacher à la modération de l’ennemi que vous vouliez perdre. Et croyez-vous que, si je voulais m’abaisser à de pareilles plaintes, il me serait difficile de vous présenter des dénonciations un peu plus précises et mieux appuyées? Je les ai dédaignées jusqu’ici. Je sais qu’il y a loin du dessein profondément conçu de commettre un grand crime à certaines velléités, à certaines menaces de mes ennemis, dont j’aurais pu faire beaucoup de bruit. D’ailleurs, je n’ai jamais cru au courage des méchants. Mais réfléchissez sur vous-même; et voyez avec quelle maladresse vous vous embarrassez vous-même dans vos propres pièges… Vous vous tourmentez, depuis longtemps, pour arracher à l’Assemblée une loi contre les provocateurs au meurtre: qu’elle soit portée; quelle est la première victime qu’elle doit frapper? N’est-ce pas vous qui avez dit calomnieusement, ridiculement, que j’aspirais à la tyrannie? N’avez-vous pas juré par Brutus d’assassiner les tyrans? Vous voilà donc convaincu, par votre propre aveu, d’avoir provoqué tous les citoyens à m’assassiner. N’ai-je pas déjà entendu, de cette tribune même, des cris de fureur répondre à vos exhortations? Et ces promenades de gens armés, qui bravent, au milieu de nous, l’autorité des lois et des magistrats! Et ces cris qui demandent les têtes de quelques représentants du peuple, qui mêlent à des imprécations contre moi vos louanges et l’apologie de Louis XVI! Qui les a appelés? qui les égare? qui les excite? Et vous parlez de lois, de vertu, d’agitateurs…

Mais sortons de ce cercle d’infamie que vous nous avez fait parcourir, et arrivons à la conclusion de votre libelle.

Indépendamment de ce décret sur la force armée, que vous cherchez à extorquer par tant de moyens; indépendamment de cette loi tyrannique contre la liberté individuelle et contre celle de la presse, que vous déguisez sous le spécieux prétexte de la provocation au meurtre, vous demandez pour le ministre une espèce de dictature militaire, vous demandez une loi de proscription contre les citoyens qui vous déplaisent, sous le nom d’ostracisme. Ainsi vous ne rougissez plus d’avouer ouvertement le motif honteux de tant d’impostures et de machinations; ainsi vous ne parlez de dictature que pour l’exercer vous-même sans aucun frein; ainsi vous ne parlez de proscriptions et de tyrannie que pour proscrire et pour tyranniser; ainsi vous avez pensé que, pour faire de la Convention nationale l’aveugle instrument de vos coupables desseins, il vous suffirait de prononcer devant elle un roman bien astucieux, et de lui proposer de décréter, sans désemparer, la perte de la liberté et son propre déshonneur! Que me reste-t-il à dire contre des accusateurs qui s’accusent eux-mêmes?… Ensevelissons, s’il est possible, ces misérables manoeuvres dans un éternel oubli. Puissions-nous dérober aux regards de la postérité ces jours peu glorieux de notre histoire, où les représentants du peuple, égarés par de lâches intrigues, ont paru oublier les grandes destinées auxquelles ils étaient appelés. Pour moi, je ne prendrai aucunes conclusions qui me soient personnelles; j’ai renoncé au facile avantage de répondre aux calomnies de mes adversaires par des dénonciations plus redoutables. J’ai voulu supprimer la partie offensive de ma justification. Je renonce à la juste vengeance que j’aurais le droit de poursuivre contre mes calomniateurs. Je n’en demande point d’autre que le retour de la paix et le triomphe de la liberté. Citoyens, parcourez, d’un pas ferme et rapide, votre superbe carrière. Et puissé-je, aux dépens de ma vie et de ma réputation même, concourir avec vous à la gloire et au bonheur de notre commune patrie!

Opinion de Maximilien Robespierre, député du département de Paris, sur le jugement de Louis XVI; imprimé par ordre de la Convention nationale (3 décembre 1792)

Citoyens,

L’Assemblée a été entraînée, à son insu, loin de la véritable question. Il n’y a point ici de procès à faire. Louis n’est point un accusé. Vous n’êtes point des juges. Vous n’êtes, vous ne pouvez être que des hommes d’Etat, et les représentants de la nation. Vous n’avez point une sentence à rendre pour ou contre un homme, mais une mesure de salut public à prendre, un acte de providence nationale à exercer. Un roi détrôné, dans la république, n’est bon qu’à deux usages: ou à troubler la tranquillité de l’Etat et à ébranler la liberté, ou à affermir l’une et l’autre à la fois. Or, je soutiens que le caractère qu’a pris jusqu’ici votre délibération va directement contre ce but. En effet, quel est le parti que la saine politique prescrit pour cimenter la république naissante? C’est de graver profondément dans les coeurs le mépris de la royauté, et de frapper de stupeur tous les partisans du roi. Donc, présenter à l’univers son crime comme un problème, sa cause comme l’objet de la discussion la plus imposante, la plus religieuse, la plus difficile qui puisse occuper les représentants du peuple français; mettre une distance incommensurable entre le seul souvenir de ce qu’il fut, et la dignité d’un citoyen, c’est précisément avoir trouvé le secret de le rendre encore dangereux à la liberté.

Louis fut roi, et la république est fondée: la question fameuse qui vous occupe est décidée par ces seuls mots. Louis a été détrôné par ses crimes; Louis dénonçait le peuple français comme rebelle; il a appelé, pour le châtier, les armes des tyrans ses confrères; la victoire et le peuple ont décidé que lui seul était rebelle: Louis ne peut donc être jugé; il est déjà condamné, ou la république n’est point absoute. Proposer de faire le procès à Louis XVI, de quelque manière que ce puisse être, c’est rétrograder vers le despotisme royal et constitutionnel; c’est une idée contre-révolutionnaire, car c’est mettre la révolution elle-même en litige. En effet, si Louis peut être encore l’objet d’un procès, il peut être absous; il peut être innocent: que dis-je! il est présumé l’être jusqu’à ce qu’il soit jugé: mais si Louis est absous, si Louis peut être présumé innocent, que devient la révolution? Si Louis est innocent, tous les défenseurs de la liberté deviennent des calomniateurs; les rebelles étaient les amis de la vérité et les défenseurs de l’innocence opprimée; tous les manifestes des cours étrangères ne sont que des réclamations légitimes contre une faction dominatrice. La détention même que Louis a subie jusqu’à ce moment est une vexation injuste; les fédérés, le peuple de Paris, tous les patriotes de l’empire français sont coupables: et ce grand procès pendant au tribunal de la nature, entre le crime et la vertu, entre la liberté et la tyrannie, est enfin décidé en faveur du crime et de la tyrannie.

Citoyens, prenez-y garde; vous êtes ici trompés par de fausses notions. Vous confondez les règles du droit civil et positif avec les principes du droit des gens; vous confondez les rapports des citoyens entre eux, avec ceux des nations à un ennemi qui conspire contre elles. Vous confondez aussi la situation d’un peuple en révolution avec celle d’un peuple dont le gouvernement est affermi.

Vous confondez une nation qui punit un fonctionnaire public, en conservant la forme du gouvernement, et celle qui détruit le gouvernement lui-même. Nous rapportons à des idées qui nous sont familières un cas extraordinaire, qui dépend de principes que nous n’avons jamais appliqués: ainsi, parce que nous sommes accoutumés à voir les délits dont nous sommes les témoins jugés selon des règles uniformes, nous sommes naturellement portés à croire que dans aucune circonstance les nations ne peuvent avec équité sévir autrement contre un homme qui a violé leurs droits; et où nous ne voyons point un juré, un tribunal, une procédure, nous ne trouvons point la justice. Ces termes mêmes, que nous appliquons à des idées différentes de celles qu’elles expriment dans l’usage ordinaire, achèvent de nous tromper. Tel est l’empire naturel de l’habitude, que nous regardons les conventions les plus arbitraires, quelquefois même les institutions les plus défectueuses, comme la règle absolue du vrai ou du faux, du juste ou de l’injuste. Nous ne songeons pas même que la plupart tiennent encore nécessairement aux préjugés dont le despotisme nous a nourris. Nous avons été tellement courbés sous son joug que nous nous relevons difficilement jusqu’aux éternels principes de la raison; que tout ce qui remonte à la source sacrée de toutes les lois semble prendre à nos yeux un caractère illégal, et que Tordre même de la nature nous paraît un désordre. Les mouvements majestueux d’un grand peuple, les sublimes élans de la vertu, se présentent souvent à nos yeux timides comme les éruptions d’un volcan ou le renversement de la société politique; et certes ce n’est pas la moindre cause des troubles qui nous agitent que cette contradiction entre la faiblesse de nos moeurs, la dépravation de nos esprits, et la pureté des principes, l’énergie des caractères que suppose le gouvernement libre auquel nous osons prétendre.

Lorsqu’une nation a été forcée de recourir au droit de l’insurrection, elle rentre dans l’état de la nature à l’égard du tyran. Comment celui-ci pourrait-il invoquer le pacte social? il l’a anéanti: la nation peut le conserver encore, si elle le juge à propos, pour ce qui concerne les rapports des citoyens entre eux; mais l’effet de la tyrannie et de l’insurrection, c’est de le rompre entièrement par rapport au tyran; c’est de les constituer réciproquement en état de guerre. Les tribunaux, les procédures judiciaires ne sont faites que pour les membres de la cité.

C’est une contradiction trop grossière de supposer que la Constitution puisse présider à ce nouvel ordre de choses: ce serait supposer qu’elle survit à elle-même. Quelles sont les lois qui la remplacent? celles de la nature; celle qui est la base de la société même, le salut du peuple: le droit de punir le tyran et celui de le détrôner, c’est la même chose; l’un ne comporte pas d’autres formes que l’autre. Le procès du tyran, c’est l’insurrection; son jugement, c’est la chute de sa puissance; sa peine, celle qu’exige la liberté du peuple.

Les peuples ne jugent pas comme les cours judiciaires; ils ne rendent point de sentences, ils lancent la foudre; ils ne condamnent pas les rois, ils les replongent dans le néant: et cette justice vaut bien celle des tribunaux. Si c’est pour leur salut qu’ils s’arment contre leurs oppresseurs, comment seraient-ils tenus d’adopter un mode de les punir qui serait pour eux-mêmes un nouveau danger?

Nous nous sommes laissé induire en erreur par des exemples étrangers qui n’ont rien de commun avec nous. Que Cromwell ait fait juger Charles Ier par une commission judiciaire dont il disposait; qu’Elisabeth ait fait condamner Marie d’Ecosse de la même manière, il est naturel que des tyrans qui immolent leurs pareils, non au peuple, mais à leur ambition, cherchent à tromper l’opinion du vulgaire par des formes illusoires: il n’est question là ni de principes, ni de liberté, mais de fourberie et d’intrigue. Mais le peuple, quelle autre loi peut-il suivre que la justice et la raison appuyées de sa toute-puissance?

Dans quelle république la nécessité de punir le tyran fut-elle litigieuse? Tarquin fut-il appelé en jugement? Qu’aurait-on dit à Rome si des Romains avaient osé se déclarer ses défenseurs? Que faisons-nous? Nous appelons de toutes parts des avocats pour plaider la cause de Louis XVI; nous consacrons comme des actes légitimes ce qui, chez tout peuple libre, eût été regardé comme le plus grand des crimes; nous invitons nous-mêmes les citoyens à la bassesse et à la corruption: nous pourrons bien un jour décerner aux défenseurs de Louis des couronnes civiques, car, s’ils défendent sa cause, ils peuvent espérer de la faire triompher; autrement vous ne donneriez à l’univers qu’une ridicule comédie; et nous osons parler de république! Nous invoquons des formes, parce que nous n’avons pas de principes; nous nous piquons de délicatesse, parce que nous manquons d’énergie; nous étalons une fausse humanité, parce que le sentiment de la véritable humanité nous est étranger; nous révérons l’ombre d’un roi, parce que nous ne savons pas respecter le peuple; nous sommes tendres pour les oppresseurs, parce que nous sommes sans entrailles pour les opprimés.

Le procès à Louis XVI! Mais qu’est-ce que ce procès, si ce n’est l’appel de l’insurrection à un tribunal ou à une assemblée quelconque? Quand un roi a été anéanti par le peuple, qui a le droit de le ressusciter pour en faire un nouveau prétexte de trouble et de rébellion, et quels autres effets peut produire ce système? En ouvrant une arène aux champions de Louis XVI, vous renouvelez les querelles du despotisme contre la liberté, vous consacrez le droit de blasphémer contre la république et contre le peuple; car le droit de défendre l’ancien despote emporte le droit de dire tout ce qui tient à sa cause. Vous réveillez toutes les factions, vous ranimez, vous encouragez le royalisme assoupi: on pourra librement prendre parti pour ou contre. Quoi de plus légitime, quoi de plus naturel que de répéter partout les maximes que ses défenseurs pourront professer hautement à votre barre et dans votre tribune même! Quelle république que celle dont les fondateurs lui suscitent de toutes parts des adversaires pour l’attaquer dans son berceau! Voyez quels progrès rapides a déjà faits ce système.

A l’époque du mois d’août dernier, tous les partisans de la royauté se cachaient: quiconque eût osé entreprendre l’apologie de Louis XVI eût été puni comme un traître. Aujourd’hui ils relèvent impunément un front audacieux; aujourd’hui les écrivains les plus décriés de l’aristocratie reprennent avec confiance leurs plumes empoisonnées ou trouvent des successeurs qui les surpassent en impudeur; aujourd’hui des écrits précurseurs de tous les attentats inondent la cité où vous résidez, les quatre-vingt-trois départements, et jusqu’au portique de ce sanctuaire de la liberté; aujourd’hui des hommes armés, arrivés à votre insu et contre les lois, ont fait retentir les rues de cette cité de cris séditieux, qui demandent l’impunité de Louis XVI; aujourd’hui Paris renferme dans son sein des hommes rassemblés, vous a-t-on dit, pour l’arracher à la justice de la nation. Il ne vous reste plus qu’à ouvrir cette enceinte aux athlètes qui se pressent déjà pour briguer l’honneur de rompre des lances en faveur de la royauté. Que dis-je? Aujourd’hui Louis partage les mandataires du peuple; on parle pour, on parle contre lui. Il y a deux mois, qui eût pu soupçonner que ce serait une question s’il était inviolable ou non? Mais depuis qu’un membre de la Convention nationale a présenté cette idée comme l’objet dune délibération sérieuse, préliminaire à toute autre question, l’inviolabilité, dont les conspirateurs de l’Assemblée constituante ont couvert ses premiers parjures, a été invoquée pour protéger ses derniers attentats. O crime! ô honte! La tribune du peuple français a retenti du panégyrique de Louis XVI; nous avons entendu vanter les vertus et les bienfaits du tyran! A peine avons-nous pu arracher à l’injustice d’une décision précipitée l’honneur ou la liberté des meilleurs citoyens. Que dis-je? Nous avons vu accueillir avec une joie scandaleuse les plus atroces calomnies contre des représentants du peuple connus par leur zèle pour la liberté. Nous avons vu une partie de cette assemblée proscrite par l’autre, presque aussitôt que dénoncée par la sottise et par la perversité combinées. La cause du tyran seul est tellement sacrée qu’elle ne peut être ni assez longuement ni assez librement discutée: et pourquoi nous en étonner? ce double phénomène tient à la même cause. Ceux qui s’intéressent à Louis ou à ses pareils doivent avoir soif du sang des députés patriotes qui demandent, pour la seconde fois, sa punition; ils ne peuvent faire grâce qu’à ceux qui se sont adoucis en sa faveur. Le projet d’enchaîner le peuple, en égorgeant ses défenseurs, a-t-il été un seul moment abandonné? et tous ceux qui les proscrivent aujourd’hui, sous le nom d’anarchistes et d’agitateurs, ne doivent-ils pas exciter eux-mêmes les troubles que nous présage leur perfide système? Si nous les en croyons, le procès durera au moins plusieurs mois; il atteindra l’époque du printemps prochain, où les despotes doivent nous livrer une attaque générale. Et quelle carrière ouverte aux conspirateurs! Quel aliment donné à l’intrigue et à l’aristocratie! Ainsi, tous les partisans de la tyrannie pourront espérer encore dans les secours de leurs alliés; et les armées étrangères pourront encourager l’audace des contre-révolutionnaires, en même temps que leur or tentera la fidélité du tribunal qui doit prononcer sur son sort. Juste ciel! toutes les hordes féroces du despotisme s’apprêtent à déchirer de nouveau le sein de notre patrie, au nom de Louis XVI! Louis combat encore contre nous du fond de son cachot; et l’on doute s’il est coupable, si on peut le traiter en ennemi! Je veux bien croire encore que la République n’est point un vain nom dont on nous amuse: mais quels autres moyens pourrait-on employer, si l’on voulait rétablir la royauté?

On invoque en sa faveur la Constitution. Je me garderai bien de répéter ici tous les arguments sans réplique développés par ceux qui ont daigné combattre cette espèce d’objection.

Je ne dirai là-dessus qu’un mot pour ceux qu’ils n’auraient pu convaincre. La Constitution vous défendait tout ce que vous avez fait. S’il ne pouvait être puni que de la déchéance, vous ne pouviez la prononcer sans avoir instruit son procès. Vous n’aviez point le droit de le retenir en prison. Il a celui de vous. demander sou élargissement et des dommages et intérêts. La Constitution vous condamne: allez aux pieds de Louis XVI invoquer sa clémence.

Pour moi, je rougirais de discuter plus sérieusement ces arguties constitutionnelles; je les relègue sur les bancs de l’école ou du palais, ou plutôt dans les cabinets de Londres, de Vienne et de Berlin. Je ne sais point discuter longuement où je suis convaincu que c’est un scandale de délibérer.

C’est une grande cause, a-t-on dit, et qu’il faut juger avec une sage et lente circonspection. C’est vous qui en faites une grande cause: que dis-je! c’est vous qui en faites une cause. Que trouvez-vous là de grand? Est-ce la difficulté? Non. Est-ce le personnage? Aux yeux de la liberté, il n’en est pas de plus vil; aux yeux de l’humanité, il n’en est pas de plus coupable. Il ne peut en imposer encore qu’à ceux qui sont plus lâches que lui. Est-ce l’utilité du résultat? C’est une raison de plus de le hâter. Une grande cause, c’est un projet de loi populaire; une grande cause, c’est celle d’un malheureux opprimé par le despotisme. Quel est le motif de ces délais éternels que vous nous recommandez? Craignez-vous de blesser l’opinion du peuple? Comme si le peuple lui-même craignait autre chose que la faiblesse ou l’ambition de ses mandataires; comme si le peuple était un vil troupeau d’esclaves stupidement attaché au stupide tyran qu’il a proscrit, voulant, à quelque prix que ce soit, se vautrer dans la bassesse et dans la servitude. Vous parlez de l’opinion; n’est-ce point à vous de la diriger, de la fortifier? Si elle s’égare, si elle se déprave, à qui faudrait-il s’en prendre, si ce n’est à vous-mêmes? Craignez-vous les rois étrangers ligués contre vous? Oh! sans doute, le moyen de les vaincre, c’est de paraître les craindre! Le moyen de confondre les despotes, c’est de respecter leur complice! Craignez-vous les peuples étrangers? Vous croyez donc encore à l’amour inné de la tyrannie. Pourquoi donc aspirez-vous à la gloire d’affranchir le genre humain? Par quelle contradiction supposez-vous que les nations, qui n’ont point été étonnées de la proclamation des droits de l’humanité, seront épouvantées du châtiment de l’un de ses plus cruels oppresseurs? Enfin, vous redoutez, dit-on, les regards de la postérité. Oui, la postérité s’étonnera, en effet, de notre inconséquence et de notre faiblesse, et nos descendants riront à la fois de la présomption et des préjugés de leurs pères.

On a dit qu’il fallait du génie pour approfondir cette question. Je soutiens qu’il ne faut que de la bonne foi. Il s’agit bien moins de s’éclairer que de ne pas s’aveugler volontairement. Pourquoi ce qui nous paraît clair dans un temps nous semble-t-il obscur dans un autre? Pourquoi ce que le bon sens du peuple décide aisément se change-t-il, pour ses délégués, en problème presque insoluble? Avons-nous le droit d’avoir une volonté contraire à la volonté générale, et une sagesse différente de la raison universelle?

J’ai entendu les défenseurs de l’inviolabilité avancer un principe hardi, que j’aurais presque hésité moi-même à énoncer. Ils ont dit que ceux qui, le 10 août, auraient immolé Louis XVI, auraient fait une action vertueuse; mais la seule base de cette opinion ne pouvait être que les crimes de Louis XVI et les droits du peuple. Or, trois mois d’intervalle ont-ils changé ses crimes ou les droits du peuple? Si alors on l’arracha à l’indignation publique, ce fut sans doute uniquement pour que sa punition, ordonnée solennellement par la Convention nationale au nom de la nation, en devînt plus imposante pour les ennemis de l’humanité: mais remettre en question s’il est coupable ou s’il peut être puni, c’est trahir la foi donnée au peuple français. Il est peut-être des gens qui, soit pour empêcher que l’Assemblée ne prenne un caractère digne d’elle, soit pour ravir aux nations un exemple qui élèverait les âmes à la hauteur des principes républicains, soit par des motifs encore plus honteux, ne seraient pas fâchés qu’une main privée remplît les fonctions de la justice nationale. Citoyens, défiez-vous de ce piège: quiconque oserait donner un tel conseil ne servirait que les ennemis du peuple. Quoi qu’il arrive, la punition de Louis n’est bonne désormais qu’autant qu’elle portera le caractère solennel d’une vengeance publique. Qu’importe au peuple le méprisable individu du dernier roi?

Représentants, ce qui lui importe, ce qui vous importe à vous-mêmes, c’est que vous remplissiez les devoirs qu’il vous a imposés. La république est proclamée; mais nous l’avez-vous donnée? Vous n’avez pas encore fait une seule loi qui justifie ce nom; vous n’avez pas encore réformé un seul abus du despotisme: ôtez les noms, nous avons encore la tyrannie tout entière, et, de plus, des factions plus viles, et des charlatans plus immoraux, avec de nouveaux ferments de troubles et de guerre civile. La république! et Louis vit encore! et vous placez encore la personne du roi entre nous et la liberté! A force de scrupules, craignons de nous rendre criminels; craignons qu’en montrant trop d’indulgence pour le coupable, nous ne nous mettions nous-mêmes à sa place.

Nouvelle difficulté. A quelle peine condamnerons-nous Louis? La peine de mort est trop cruelle. Non, dit un autre, la vie est plus cruelle encore; je demande qu’il vive. Avocats du roi, est-ce par pitié ou par cruauté que vous voulez le soustraire à la peine de ses crimes? Pour moi, j’abhorre la peine de mort prodiguée par vos lois; et je n’ai pour Louis ni amour ni haine; je ne hais que ses forfaits. J’ai demandé l’abolition de la peine de mort à l’assemblée que vous nommez encore constituante; et ce n’est pas ma faute si les premiers principes de la raison lui ont paru des hérésies morales et politiques. Mais vous, qui ne vous avisâtes jamais de les réclamer en faveur de tant de malheureux dont les délits sont moins les leurs que ceux du gouvernement, par quelle fatalité vous en souvenez-vous seulement pour plaider la cause du plus grand de tous les criminels? Vous demandez une exception à la peine de mort pour celui-là seul qui peut la légitimer. Oui, la peine de mort, en général, est un crime, et par cette raison seule que, d’après les principes indestructibles de la nature, elle ne peut être justifiée que dans les cas où elle est nécessaire à la sûreté des individus ou du corps social. Or, jamais la sûreté publique ne la provoque contre les délits ordinaires, parce que la société peut toujours les prévenir par d’autres moyens, et mettre le coupable dans l’impuissance de lui nuire. Mais un roi détrôné, au sein d’une révolution qui n’est rien moins que cimentée par des lois justes; un roi dont le nom seul attire le fléau de la guerre sur la nation agitée; ni la prison, ni l’exil ne peut rendre son existence indifférente au bonheur public; et cette cruelle exception aux lois ordinaires que la justice avoue ne peut être imputée qu’à la nature de ses crimes. Je prononce à regret celte fatale vérité… mais Louis doit mourir, parce qu’il faut que la patrie vive. Chez un peuple paisible, libre et respecté au dedans comme au dehors, on pourrait écouter les conseils qu’on vous donne d’être généreux: mais un peuple à qui l’on dispute encore sa liberté, après tant de sacrifices et de combats, un peuple chez qui les lois ne sont encore inexorables que pour les malheureux, un peuple chez qui les crimes de la tyrannie sont des sujets de dispute, un tel peuple doit vouloir qu’on le venge; et la générosité dont on vous flatte ressemblerait trop à celle d’une société de brigands qui se partagent des dépouilles.

Je vous propose de statuer dès ce moment sur le sort de Louis. Quant à sa femme, vous la renverrez aux tribunaux, ainsi que toutes les personnes prévenues des mêmes attentats. Son fils sera gardé au Temple, jusqu’à ce que la paix et la liberté publique soient affermies. Quant à Louis, je demande que la Convention nationale le déclare dès ce moment traître à la nation française, criminel envers l’humanité; je demande qu’à ce titre il donne un grand exemple au monde, dans le lieu même où sont morts, le 10 août, les généreux martyrs de la liberté, et que cet événement mémorable soit consacré par un monument destiné à nourrir dans le coeur des peuples le sentiment de leurs droits et l’horreur des tyrans; et, dans l’âme des tyrans, la terreur salutaire de la justice du peuple.

Second discours de Maximilien Robespierre, sur le jugement de Louis Capet; prononcé à la Convention nationale, le 28 décembre, l’an premier de la République [imprimé sur ordre de la Société des Amis de la Liberté et de l’Egalité] (28 décembre 1792)

Citoyens.

Par quelle fatalité la question qui devrait réunir le plus facilement tous les suffrages et tous les intérêts des représentants du peuple ne paraît-elle que le signal des dissensions et des tempêtes? Pourquoi les fondateurs de la république sont-ils divisés sur la punition du tyran? Je n’en suis pas moins convaincu que nous sommes tous pénétrés d’une égale horreur pour le despotisme, enflammés du même zèle pour la sainte égalité; et j’en conclus que nous devons nous rallier aisément aux principes de l’intérêt public et de l’éternelle justice.

Je ne répéterai point qu’il est des formes sacrées qui ne sont pas celles du barreau; qu’il est des principes indestructibles, supérieurs aux rubriques consacrées par l’habitude et par les préjugés; que le véritable jugement d’un roi, c’est le mouvement spontané et universel d’un peuple fatigué de la tyrannie, qui brise le sceptre entre les mains du tyran qui l’opprime; que c’est là le plus sûr, le plus équitable et le plus pur de tous les jugements. Je ne vous répéterai pas que Louis était déjà condamné, avant le décret par lequel vous avez prononcé qu’il serait jugé par vous; je ne veux raisonner ici que dans le système qui a prévalu. Je pourrais même ajouter que je partage, avec le plus faible d’entre vous, toutes les affections particulières qui peuvent l’intéresser au sort de l’accusé. Inexorable, quand il s’agit de calculer, d’une manière abstraite, le degré de sévérité que la justice des lois doit déployer contre les ennemis de l’humanité, j’ai senti chanceler dans mon coeur la vertu républicaine, en présence du coupable humilié devant la puissance souveraine. La haine des tyrans et l’amour de l’humanité ont une source commune dans le coeur de l’homme juste, qui aime son pays. Mais, citoyens, la dernière preuve de dévouement que les représentants du peuple doivent à la patrie, c’est d’immoler ces premiers mouvements de la sensibilité naturelle au salut d’un grand peuple et de l’humanité opprimée. Citoyens, la sensibilité qui sacrifie l’innocence au crime est une sensibilité cruelle; la clémence qui compose avec la tyrannie est barbare.

Citoyens, c’est à l’intérêt suprême du salut public que je vous rappelle. Quel est le motif qui vous force à vous occuper de Louis? Ce n’est pas le désir d’une vengeance indigne de la nation; c’est la nécessité de cimenter la liberté et la tranquillité publique par la punition du tyran. Tout mode de le juger, tout système de lenteur qui compromet la tranquillité publique, contrarie donc directement votre but; il vaudrait mieux que vous eussiez absolument oublié le soin de le punir que de faire de son procès une source de troubles et un commencement de guerre civile. Chaque instant de retard amène pour nous un nouveau danger; tous les délais réveillent les espérances coupables, encouragent l’audace des ennemis de la liberté, nourrissent au sein de cette assemblée la sombre défiance, les soupçons cruels; citoyens, c’est la voix de la patrie alarmée qui vous presse de hâter la décision qui doit la rassurer. Quel scrupule enchaîne encore votre zèle? Je n’en trouve le motif, ni dans les principes des amis de l’humanité, ni dans ceux des philosophes, ni dans ceux des hommes d’Etat, ni même dans ceux des praticiens les plus subtils et les plus épineux. La procédure est arrivée à son dernier terme. Avant-hier, l’accusé vous a déclaré qu’il n’avait rien de plus à dire pour sa défense; il a reconnu que toutes les formes qu’il désirait étaient remplies; il a déclaré qu’il n’en exigeait point d’autres. Le moment même où il vient de faire entendre sa justification est le plus favorable à sa cause. Il n’est pas de tribunal au monde qui n’adoptât, en sûreté de conscience, un pareil système. Un malheureux, pris en flagrant délit, ou prévenu seulement d’un crime ordinaire, sur des preuves mille fois moins éclatantes, eût été condamné dans vingt-quatre heures. Fondateurs de la république, selon ces principes, vous pouviez juger, il y a longtemps, avec sécurité, le tyran du peuple français. Quel était le motif d’un nouveau délai? Vouliez-vous acquérir de nouvelles preuves écrites contre l’accusé? Non. Vouliez-vous faire entendre des témoins? Cette idée n’est encore entrée dans la tête d’aucun de nous. Doutiez-vous du crime? Non. Vous auriez douté de la légitimité ou de la nécessité de l’insurrection; vous douteriez de ce que la nation croit fermement; vous seriez étrangers à notre révolution; et, loin de punir le tyran, c’est à la nation elle-même que vous auriez fait le procès. Avant-hier, le seul motif que l’on ait allégué pour prolonger la décision de cette affaire a été la nécessité de mettre à l’aise la conscience des membres que l’on a supposés n’être point encore convaincus des attentats de Louis. Cette supposition gratuite, injurieuse et absurde a été démentie par la discussion même.

Citoyens, il importe ici de jeter un regard sur le passé et de vous retracer à vous-mêmes vos propres principes et même vos propres engagements. Déjà, frappés des grands intérêts que je viens de vous représenter, vous aviez fixé deux fois, par deux décrets solennels, l’époque où vous deviez juger Louis irrévocablement; avant-hier était la seconde de ces deux époques. Lorsque vous rendîtes chacun de ces deux décrets, vous vous promettiez bien que ce serait là le dernier terme; et, loin de croire que vous violiez en cela la justice et la sagesse, vous étiez plutôt tentés de vous reprocher à vous-mêmes trop de facilité. Vous trompiez-vous alors? Non, citoyens, c’est dans les premiers moments que vos vues étaient plus saines, et vos principes plus sûrs; plus vous vous laisserez engager dans ce système, plus vous perdrez de votre énergie et de votre sagesse; plus la volonté des représentants du peuple, égarée, même à leur insu peut-être, s’éloignera de la volonté générale, qui doit être leur suprême régulatrice. Il faut le dire, tel est le cours naturel des choses, telle est la pente malheureuse du coeur humain. Je ne puis me dispenser de vous rappeler ici un exemple frappant, analogue aux circonstances où nous sommes, et qui doit nous instruire. Quand Louis, au retour de Varennes, fut soumis au jugement des premiers représentants du peuple, un cri général d’indignation s’élevait contre lui dans l’Assemblée constituante; il n’y avait qu’une voix pour le condamner. Peu de temps après, toutes les idées changèrent, les sophismes et les intrigues prévalurent sur la liberté et sur la justice; c’était un crime de réclamer contre lui la sévérité des lois à la tribune de l’Assemblée nationale; et ceux qui vous demandent aujourd’hui, pour la seconde fois, la punition de ses attentats, furent alors persécutés, proscrits, calomniés dans toute l’étendue de la France, précisément parce qu’ils étaient restés en trop petit nombre fidèles à la cause publique et aux principes sévères de la liberté; Louis seul était sacré; les représentants du peuple, qui l’accusaient, n’étaient que des factieux, des désorganisateurs, et, qui pis est, des républicains. Que dis-je? Le sang des meilleurs citoyens, le sang des femmes et des enfants coula pour lui sur l’autel de la patrie. Citoyens, nous sommes des hommes aussi, sachons mettre à profit l’expérience de nos devanciers.

Je n’ai pas cru cependant à la nécessité du décret qui vous fut proposé de juger sans désemparer. Ce n’est pas que je me détermine par le motif de ceux qui ont cru que cette mesure accuserait la justice ou les principes de la Convention nationale. Non, même à ne vous considérer que comme des juges, il était une raison très morale qui pouvait facilement la justifier en elle-même: c’est de soustraire les juges à toute influence étrangère; c’est de garantir leur impartialité et leur incorruptibilité, en les renfermant seuls avec leur conscience et les preuves, jusqu’au moment où ils auront prononcé leur sentence. Tel est le motif de la loi anglaise, qui soumet les jurés à la gêne qu’on voulait vous imposer; telle était la loi adoptée chez plusieurs peuples célèbres par leur sagesse; une pareille conduite ne vous eût pas déshonorés plus qu’elle ne déshonore l’Angleterre et les autres nations qui ont suivi les mêmes maximes; mais, moi, je la juge encore superflue, parce que je suis convaincu que la décision de cette affaire ne sera pas reculée au delà du terme où vous serez suffisamment éclairés, et que votre zèle pour le bien public est pour vous une loi plus impérieuse que vos décrets.

Au reste, il était difficile de répondre aux raisons que je viens de développer; mais, pour retarder votre jugement, on vous a parlé de l’honneur de la nation, de la dignité de l’Assemblée. L’honneur des nations, c’est de foudroyer les tyrans et de venger l’humanité avilie! La gloire de la Convention nationale consiste à déployer un grand caractère et à immoler les préjugés serviles aux principes salutaires de la raison et de la philosophie; il consiste à sauver la patrie et à cimenter la liberté par un grand exemple donné à l’univers. Je vois sa dignité s’éclipser à mesure que nous oublions cette énergie des maximes républicaines pour nous égarer dans un dédale de chicanes inutiles, et que nos orateurs, à celte tribune, font faire à la nation un nouveau cours de monarchie. La postérité vous admirera ou vous méprisera selon le degré de vigueur que vous montrerez dans cette occasion; et cette vigueur sera la mesure aussi de l’audace ou de la souplesse des despotes étrangers avec vous, elle sera le gage de notre servitude ou de notre liberté, de notre prospérité ou de notre misère. Citoyens, la victoire décidera si vous êtes des rebelles ou les bienfaiteurs de l’humanité; et c’est la hauteur de votre caractère qui décidera la victoire. Citoyens, trahir la cause du peuple et notre propre conscience, livrer la patrie à tous les désordres que les lenteurs d’un tel procès doivent exciter, voilà le seul danger que nous devions craindre. Il est temps de franchir l’obstacle fatal qui nous arrête depuis si longtemps à l’entrée de notre carrière; alors, sans doute, nous marcherons ensemble d’un pas ferme vers le but commun de la félicité publique; alors les passions haineuses qui mugissent trop souvent dans ce sanctuaire de la liberté feront place à l’amour du bien public, à la sainte émulation des amis de la patrie, et tous les projets des ennemis de l’ordre public seront confondus. Mais que nous sommes encore loin de ce but, si elle peut prévaloir ici, cette étrange opinion, que d’abord on eût à peine osé imaginer, qui ensuite a été soupçonnée, qui, enfin, a été hautement proposée!

Pour moi, dès ce moment, j’ai vu confirmer toutes mes craintes et mes soupçons. Nous avions tout d’abord paru inquiets sur les suites des délais que la marche de cette affaire pouvait entraîner, et il ne s’agit rien moins que de la rendre interminable; nous redoutions les troubles que chaque moment de retard pouvait amener, et voilà qu’on nous garantit en quelque sorte le bouleversement inévitable de la république. Eh! que nous importe que l’on cache un dessein funeste sous le voile de la prudence, et même sous le prétexte du respect pour la souveraineté du peuple! Ce fut là l’art perfide de tous les tyrans déguisés sous les dehors du patriotisme, qui ont, jusques ici, assassiné la liberté et causé tous nos maux. Ce ne sont point les déclamations sophistiques, mais le résultat, qu’il faut peser.

Oui, je le déclare hautement, je ne vois plus désormais, dans le procès du tyran, qu’un moyen de nous ramener au despotisme, par l’anarchie. C’est vous que j’en atteste, citoyens; au premier moment où il fut question du procès de Louis le dernier, de la Convention nationale, convoquée alors expressément pour le juger; lorsque vous partiez de vos départements, enflammés de l’amour de la liberté, pleins de ce généreux enthousiasme que vous inspiraient les preuves récentes de la confiance d’un peuple magnanime, que nulle influence étrangère n’avait encore altéré; que dis-je? au premier moment où il fut ici question d’entamer cette affaire, si quelqu’un vous eût dit: «Vous croyez que vous aurez terminé le procès du tyran dans huit jours, dans quinze jours, dans trois mois; vous vous trompez: ce ne sera pas même vous qui prononcerez la peine qui lui est due, qui le jugerez définitivement; je vous propose de renvoyer cette affaire aux 44.000 sections qui partagent la nation française, afin qu’elles prononcent toutes sur ce point; et vous adopterez cette proposition.» Vous auriez ri de la confiance du motionnaire, vous auriez repoussé la motion, comme incendiaire, et faite pour allumer la guerre civile. Le dirai-je? On assure que la disposition des esprits est changée; telle est, sur plusieurs, l’influence d’une atmosphère pestiférée, que les idées les plus simples et les plus naturelles sont souvent étouffées par les plus dangereux sophismes. Imposez silence à tous les préjugés, à toutes les suggestions; examinons de sang-froid cette singulière question.

Vous allez donc convoquer les assemblées primaires, pour les occuper chacune séparément de la destinée de leur ci-devant roi; c’est-à-dire que vous allez changer toutes les assemblées de canton, toutes les sections des villes, en autant de lices orageuses, où l’on combattra pour ou contre la personne de Louis, pour ou contre la royauté; car il existe bien des gens pour qui il est peu de distance entre le despote et le despotisme. Vous me garantissez que ces discussions seront parfaitement paisibles, et exemptes de toute influence dangereuse: mais garantissez-moi donc auparavant que les mauvais citoyens, que les modérés, que les feuillants, que les aristocrates n’y trouveront aucun accès, qu’aucun avocat bavard et astucieux ne viendra surprendre les gens de bonne foi et apitoyer sur le sort du tyran des hommes simples qui ne pourront prévoir les conséquences politiques d’une funeste indulgence ou d’une délibération irréfléchie. Mais que dis-je? Cette faiblesse même de l’Assemblée, pour ne point employer une expression plus forte, ne sera-t-elle pas le moyen le plus sûr de rallier tous les royalistes, tous les ennemis de la liberté, quels qu’ils soient, de les rappeler dans les assemblées du peuple qu’ils avaient fui, au moment où il vous nomma, dans ces temps heureux de la crise révolutionnaire, qui rendit quelque vigueur à la liberté expirante? Pourquoi ne viendraient-ils pas défendre leur chef, puisque la loi appellera elle-même tous les citoyens, pour venir discuter cette grande question avec une entière liberté? Or, qui est plus discret, plus adroit, plus fécond en ressources, que les intrigants, que les honnêtes gens, c’est-à-dire que les fripons de l’ancien et même du nouveau régime? Avec quel art ils déclameront d’abord contre le roi, pour conclure ensuite en sa faveur! Avec quelle éloquence ils proclameront la souveraineté du peuple, les droits de l’humanité, pour ramener le royalisme et l’aristocratie! Mais, citoyens, sera-ce bien le peuple qui se trouvera à ces assemblées primaires? Le cultivateur abandonnera-t-il son champ? L’artisan quittera-t-il le travail auquel est attachée son existence journalière, pour feuilleter le Code pénal, et délibérer dans une assemblée tumultueuse sur le genre de peine que Louis Capet a encouru, et sur bien d’autres questions peut-être qui ne seront pas moins étrangères à ses méditations. J’ai entendu déjà distinguer le peuple et la nation, précisément à l’occasion de cette motion même. Pour moi, qui croyais ces mots synonymes, je me suis aperçu qu’on renouvelait l’antique distinction que j’ai entendu faire par une partie de l’Assemblée constituante; et je sens qu’il faut entendre par le peuple, la nation, moins les ci-devant privilégiés et les honnêtes gens; or, je conçois que tous les honnêtes gens, que tous les intrigants de la république, pourront bien se réunir en force dans les assemblées primaires, abandonnées par la majorité de la nation, qu’on appelle ignoblement le peuple, et entraîner les bonnes gens, peut-être même traiter les amis fidèles de la liberté de cannibales, de désorganisateurs, de factieux. Je ne vois, moi, dans ce prétendu appel au peuple, qu’un appel de ce que le peuple a voulu, de ce que le peuple a fait, au moment où il déployait sa force, dans le seul temps où il exprimait sa propre volonté, c’est-à-dire dans le temps de l’insurrection du 10 août, à tous les ennemis secrets de l’égalité, dont la corruption et la lâcheté avaient nécessité l’insurrection elle-même. Car ceux qui redoutent le plus les mouvements salutaires qui enfantent la liberté sont précisément ceux qui cherchent à exciter tous les troubles qui peuvent ramener le despotisme ou l’aristocratie. Mais quelle idée, grand Dieu! de vouloir faire juger la cause d’un homme, que dis-je? la moitié de sa cause, par un tribunal composé de 44.000 tribunaux particuliers. Si l’on voulait persuader au monde qu’un roi est un être au-dessus de l’humanité, si l’on voulait rendre incurable la maladie honteuse du royalisme, quel moyen plus ingénieux pourrait-on imaginer que de convoquer une nation de 25 millions d’hommes pour le juger, que dis-je? pour appliquer la peine qu’il peut avoir encourue; et cette idée de réduire les fonctions du souverain à la faculté de déterminer la peine n’est pas, sans doute, le trait le moins adroit que présente ce système.

On a voulu, sans doute, éluder par là quelques-unes des objections qu’il pouvait rencontrer. On a senti que l’idée d’une procédure à instruire par toutes les assemblées primaires de l’Empire français était trop ridicule; et on a pris le parti de leur soumettre uniquement la question de savoir quel est le degré de sévérité que le crime de Louis XVI pouvait provoquer; mais on n’a fait que multiplier les absurdités, sans diminuer les inconvénients. En effet, si une partie de la cause de Louis est portée au souverain, qui peut empêcher qu’il ne l’examine tout entière? Qui peut lui contester le droit de revoir le procès, de recevoir les mémoires, d’entendre la justification de l’accusé, de l’admettre à demander grâce à la nation assemblée, et dès lors de plaider la cause tout entière? Croit-on que les partisans hypocrites du système contraire à l’égalité négligeront de faire valoir ces motifs, et de réclamer le plein exercice des droits de la souveraineté? Voilà donc nécessairement une procédure commencée dans chaque assemblée primaire. Mais fût-elle réduite à la question de la peine, encore faudra-t-il qu’elle soit discutée? Et qui ne croira pas avoir le droit de la discuter éternellement, quand l’assemblée conventionnelle n’aura pas osé la décider elle-même? Qui peut indiquer le terme où cette grande affaire serait terminée? La célérité du dénouement dépendra des intrigues qui agiteront chaque section des diverses sections de la France; ensuite de l’activité ou de la lenteur avec lesquelles les suffrages seront recueillis par les assemblées primaires; ensuite de la négligence ou du zèle, de la fidélité ou de la partialité avec laquelle ils seront recensés par les directoires, et transmis à la Convention nationale, qui en fera le relevé? Cependant, la guerre étrangère n’est point terminée; la saison approche, où tous les despotes alliés ou complices de Louis XVI doivent déployer toutes leurs forces contre la république naissante; et ils trouveront la nation délibérante sur Louis XVI! Ils la trouveront occupée à décider s’il a mérité la mort, interrogeant le Code pénal, ou pesant les motifs de le traiter avec indulgence ou avec sévérité. Ils la surprendront épuisée, fatiguée par ces scandaleuses dissensions. Alors, si les amis intrépides de la liberté, aujourd’hui persécutés avec tant de fureur, ne sont point encore immolés, ils auront quelque chose de mieux à faire que de disputer sur un point de procédure; il faudra qu’ils volent à la défense de la patrie; il faudra qu’ils laissent la tribune et le théâtre des assemblées, converties en arènes de chicaneurs, aux amis naturels de la royauté, aux riches, aux égoïstes, aux hommes lâches et faibles, à tous les champions du feuillantisme et de l’aristocratie. Mais quoi! les citoyens qui combattent aujourd’hui pour la liberté, tous nos frères qui ont abandonné leurs femmes et leurs enfants pour voler à son secours, pourront-ils délibérer dans vos villes et dans vos assemblées, lorsqu’ils seront dans nos camps ou sur le champ de bataille? Et qui, plus qu’eux, aurait droit de voter dans la cause de la tyrannie et de la liberté? Les paisibles citadins auront-ils le privilège de la décider en leur absence? Que dis-je, cette cause n’est-elle pas particulièrement la leur? Ne sont-ce pas nos généreux soldats des troupes de ligne qui, dès les premiers jours de la révolution, ont méprisé les ordres sanguinaires de Louis, commandant le massacre de leurs concitoyens? Ne sont-ce pas eux qui, depuis ce temps, ont été persécutés par la cour, par Lafayette, par tous les ennemis du peuple? Ne sont-ce pas nos braves volontaires qui, dans les derniers temps, ont sauvé la patrie avec eux, par leur sublime dévouement, en repoussant les satellites du despotisme, que Louis a ligués contre nous? Absoudre le tyran ou ses pareils, ce serait les condamner eux-mêmes; ce serait les vouer à la vengeance du despotisme et de l’aristocratie, qui n’a jamais cessé de les poursuivre; car de tout temps il y aura un combat à mort entre les vrais patriotes et les oppresseurs de l’humanité: ainsi, tandis que tous les citoyens les plus courageux répandraient le reste de leur sang pour la patrie, la lie de la nation, les hommes les plus lâches et les plus corrompus, tous ces reptiles de la chicane, tous les bourgeois orgueilleux et aristocrates, tous les ci-devant privilégiés, cachés sous le masque du civisme, tous les hommes nés pour ramper et pour opprimer sous un roi, maîtres des assemblées désertées par la vertu simple et indigente, détruiraient impunément l’ouvrage des héros de la liberté, livreraient leurs femmes et leurs enfants à la servitude, et, seuls, décideraient insolemment des destinées de l’Etat! Voilà donc le plan affreux que l’hypocrisie la plus profonde, disons le mot, que la friponnerie la plus éhontée ose cacher sous le nom de la souveraineté du peuple, qu’elle veut anéantir. Mais ne voyez-vous pas que ce projet ne tend qu’à détruire la Convention elle-même; que, les assemblées primaires une fois convoquées, l’intrigue et le feuillantisme les détermineront à délibérer sur toutes les propositions qui pourront servir leurs vues perfides; qu’elles remettront en question jusqu’à la proclamation de la république, dont la cause se lie naturellement aux questions qui concernent le roi détrôné? Ne voyez-vous pas que la tournure insidieuse donnée au jugement de Louis ne fait que reproduire, sous une autre forme, la proposition qui vous fut faite dernièrement par Guadet de convoquer les assemblées primaires pour réviser le choix des députés, et que vous avez alors repoussée avec horreur? Ne voyez-vous point, dans tous les cas, qu’il est impossible qu’une si grande multitude d’assemblées soient entièrement d’accord, et que cette seule division, au moment de l’approche des ennemis, est la plus grande de toutes les calamités? Ainsi la guerre civile unira ses fureurs au fléau de la guerre étrangère; et les intrigants ambitieux transigeront avec les ennemis du peuple, sur les ruines de la patrie, et sur les cadavres sanglants de ses défenseurs.

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